CHAPITRE QUARANTE-CINQ

Cette fois, je ne vois pas mourir Will.

Je ferme les yeux à l’instant où la détente revient en place. Quand je les rouvre, c’est l’autre Tris qui est allongée par terre entre les taches sombres de mon champ de vision ; c’est moi.

Je lâche le pistolet pour courir à la porte, manquant trébucher sur son corps en chemin. Je me jette contre le battant en appuyant sur la poignée et je tombe en avant. Une fois la porte refermée, je secoue mes mains engourdies pour retrouver mes sensations.

Cette salle-ci est deux fois plus grande que la première, baignée d’une lumière bleue plus pâle. Une grande table se dresse au milieu. Au mur sont affichés des diagrammes, des listes et des photos.

Je prends de profondes respirations et, peu à peu, ma vision s’éclaircit, mon rythme cardiaque s’apaise. Parmi les clichés, je reconnais mon visage, ceux de Tobias, de Marcus et d’Uriah. À côté, sur le mur, une longue liste de ce qui ressemble à des produits chimiques, dont chacun est rayé d’un trait au feutre rouge. C’est ici que Jeanine doit mettre au point ses sérums de simulation.

Un bruit de voix dans la pièce suivante me tire de mes réflexions et je me ressaisis : « Qu’est-ce que tu fabriques ? Dépêche-toi ! »

– Le nom de mon frère. Je veux te l’entendre dire.

C’est la voix de Tori.

Comment a-t-elle pu franchir le barrage de la simulation ? Serait-elle Divergente, elle aussi ?

– Je ne l’ai pas tué, répond la voix de Jeanine.

– Et tu penses que ça t’absout ? Que ça te donne le droit de vivre ?

Tori ne crie pas ; elle gémit, dans une plainte chargée de toute sa souffrance. Je m’avance vers la porte. Dans ma hâte, je me cogne la hanche contre le coin de la table et je m’arrête avec une grimace.

– Les motifs de mes actes dépassent ta compréhension, reprend Jeanine. Ce que j’étais prête à accomplir, c’était un sacrifice pour le bien du plus grand nombre, une chose que tu n’as jamais pu concevoir, même du temps où on allait en cours ensemble !

Je repars en boitillant vers la porte, un panneau coulissant en verre dépoli. En l’ouvrant, je vois Jeanine, le dos collé au mur, et Tori qui la menace de son arme à quelques pas d’elle.

Derrière elles, sur une table en verre, il y a un boîtier en métal argenté – un ordinateur – et un clavier. Un écran géant couvre tout le mur du fond.

Jeanine me dévisage, mais Tori ne bouge pas d’un pouce. Elle ne paraît même pas avoir perçu mes pas. Elle est rouge, les joues baignées de larmes, et sa main tremble.

Je ne suis pas du tout sûre de réussir à trouver seule le dossier vidéo. Tant que Jeanine est là, je peux la convaincre de me le donner. Mais si elle est morte…

– Non ! crié-je. Tori, ne fais pas ça !

Son doigt est sur la détente ; je me jette sur elle de tout mon poids et percute son flanc. Le coup part, suivi d’un cri.

Ma tête heurte le carrelage et des étoiles clignotent devant mes yeux. Je me jette de nouveau sur Tori en éloignant son pistolet du pied.

Je me maudis : « Tu ne pouvais pas le prendre, imbécile ? »

Tori me frappe à la gorge. Elle profite que je suffoque pour me repousser et ramper vers son arme.

Jeanine est affalée contre le mur, du sang sur la jambe. Jambe ! Le mot agit comme un déclic et j’abats mon poing sur la cuisse de Tori, au niveau de sa blessure. Elle pousse un cri de douleur et je parviens à me relever.

Je fais un pas vers le pistolet, mais déjà, Tori me bloque les chevilles de ses bras et me tire vers elle. Mes genoux heurtent le sol, mais je suis toujours au-dessus d’elle. Je la frappe à la cage thoracique.

Elle lâche un gémissement, mais maintient sa prise et plante ses dents dans ma main. C’est une douleur nouvelle pour moi, différente de tous les coups que j’ai reçus, même d’une blessure par balle. Je hurle, plus fort que je ne l’aurais cru possible, et des larmes me brouillent la vue.

Je n’ai pas fait tout ça pour laisser Tori tuer Jeanine avant d’avoir obtenu ce que je cherche.

Ma vision s’obscurcit et je vacille. Arrachant ma main aux mâchoires de Tori, je me penche brusquement et saisis le pistolet avant de le retourner contre elle.

Ma main… elle est couverte de sang, comme le menton de Tori. Je la cache pour tâcher d’ignorer la douleur et je me relève sans cesser de la viser.

– Je n’aurais jamais cru que tu nous trahirais, Tris, dit-elle dans un grondement qui ressemble à celui d’une bête féroce.

– Je n’ai trahi personne, dis-je en essuyant mes larmes pour mieux la voir. Je ne peux pas t’expliquer maintenant, mais… je te demande juste de me faire confiance. S’il te plaît. Ça concerne quelque chose d’important et il n’y a qu’elle qui sache où…

– C’est exact, m’interrompt Jeanine. Ça se trouve dans cet ordinateur et je suis la seule à pouvoir le localiser. Si tu ne m’aides pas à survivre, ça disparaîtra avec moi.

– Elle ment, dit Tori. Et si tu la crois, en plus de nous trahir, tu es une idiote, Tris.

– Oui, je la crois ! Parce que tout se tient parfaitement ! C’est l’info la plus sensible et elle est cachée dans cet ordinateur, Tori !

Je prends une grande inspiration et poursuis plus calmement :

– Écoute-moi. Je la hais autant que toi. Je n’ai aucune raison de la défendre. Ce que je te dis est vrai. Et c’est de la plus haute importance.

Tori se tait et, l’espace d’un instant, j’espère avoir gagné, l’avoir persuadée. Mais elle déclare :

– Rien n’est aussi important que sa mort.

– Si tu persistes à le croire, dis-je, je ne peux pas t’aider. Et je ne peux pas non plus te laisser la tuer.

Tori se redresse sur les genoux et essuie mon sang de son menton. Elle me fixe dans les yeux.

– Je fais partie des leaders Audacieux, réplique-t-elle. Ce n’est pas à toi de décider de ce que je dois faire.

Et avant que j’aie eu le temps de réagir…

Avant même que j’aie eu le temps de songer à me servir du pistolet dans ma main…

Elle tire un long couteau de sa botte, se jette en avant et frappe Jeanine au ventre.

Je hurle. Jeanine laisse échapper un son horrible – un cri d’agonie noyé dans un gargouillis. Je vois les dents de Tori, je l’entends murmurer le nom de son frère – « George Wu » – et la lame du couteau s’enfonce de nouveau.

Un voile vitreux recouvre le regard de Jeanine.