Mes pensées ne cessent de me ramener aux souvenirs que j’ai de Lynn, s’efforçant de me convaincre qu’elle est partie pour de bon. Je les chasse dès qu’ils se présentent. Un jour, si j’échappe à l’exécution ou au sort que nos nouveaux leaders réservent aux traîtres, je regarderai la réalité en face. Dans l’immédiat, je me débats pour garder l’esprit vide, pour me persuader que cette salle est tout ce qui existe et tout ce qui existera jamais. J’y arrive avec une facilité déconcertante. J’ai appris à repousser la peine.
Au bout d’un moment, Tori entre dans le hall d’entrée, suivie d’Harrison. Elle boite jusqu’à une chaise – encore une fois, j’avais presque oublié sa blessure, tant elle s’est montrée agile pour tuer Jeanine.
Sur leurs pas arrive un Audacieux portant le corps de Jeanine en travers d’une épaule. Il la jette comme une pierre sur une table, sous les yeux des rangées d’Érudits et de traîtres Audacieux.
J’entends autour de moi des murmures et des exclamations étouffées, mais pas de sanglots. Jeanine n’était pas le genre de leader sur qui l’on pleure.
Je garde les yeux rivés sur son corps, qui me paraît bien plus petit dans la mort que dans la vie. Elle devait mesurer cinq à sept centimètres de plus que moi, pas davantage, et ses cheveux étaient d’un blond juste un peu plus soutenu que le mien. Elle a l’air calme, ainsi, presque paisible. J’ai du mal à relier ce corps à la femme sans cœur et sans conscience que je connaissais.
Même elle était plus compliquée que je ne le pensais. Elle gardait un secret qu’elle jugeait trop terrible pour être révélé, poussée par un instinct de protection atrocement tordu.
Johanna Reyes entre dans le hall, trempée jusqu’aux os par la pluie, ses vêtements rouges maculés de taches plus sombres. Des sans-faction l’encadrent aussitôt, mais elle ne se préoccupe pas d’eux, pas plus que des armes qu’ils brandissent.
– Bonjour, dit-elle à Harrison et à Tori. Quelles sont vos revendications ?
– J’ignorais que les leaders Fraternels pouvaient être aussi directs, observe Tori avec un sourire las. Ce n’est pas contre vos principes ?
– Si vous connaissiez les coutumes des Fraternels, vous sauriez qu’ils n’ont pas de leaders officiels, répond Johanna d’une voix à la fois douce et ferme. Mais je ne suis plus la représentante des Fraternels. J’ai quitté cette responsabilité pour pouvoir venir ici.
– Oui, réplique Tori, je vous ai vus, vous et votre petite bande de pacifistes, en train de vous fourrer dans les pattes de tout le monde.
– C’était délibéré. Si « se fourrer dans les pattes de tout le monde » signifie se dresser entre des fusils et des innocents, et sauver un maximum de vies.
Le rouge lui monte aux joues et une nouvelle fois, je me dis qu’on pourrait encore la trouver belle. À cette différence que je ne la trouve plus belle malgré sa cicatrice mais avec, comme Lynn avec son crâne rasé, Tobias avec les souvenirs de la cruauté de son père qu’il porte comme une armure, ma mère avec ses tenues grises sans recherche.
– Puisque vous êtes aussi généreuse, rétorque Tori, je me demandais si vous pourriez porter un message de notre part aux Fraternels.
– Je ne me sentirais pas très à l’aise de vous laisser, vous et votre armée, rendre la justice à votre convenance. Mais je peux parfaitement confier ce message à quelqu’un d’autre.
– Bien. Dites-leur qu’un nouveau système politique sera bientôt en place et que leurs représentants n’y ont pas participé. Cela nous a semblé être le juste châtiment pour avoir refusé de prendre parti dans ce conflit. Bien entendu, ils restent dans l’obligation de produire les denrées alimentaires et d’approvisionner la ville, mais ils le feront sous la supervision des factions dirigeantes.
Sur le coup, j’ai l’impression que Johanna va sauter à la gorge de Tori. Mais elle se redresse et demande :
– Rien d’autre ?
– Non.
– Bien. Maintenant, je vais aller là où je peux me rendre utile. J’imagine que vous n’êtes pas disposés à nous laisser entrer pour prendre soin de ces blessés ?
Tori lui répond par un regard de travers.
– C’est bien ce que je pensais, reprend Johanna. Rappelez-vous quand même que ceux qu’on opprime sont parfois plus forts qu’on ne le voudrait.
Sur quoi elle se retourne et sort du bâtiment.
Ses dernières paroles me laissent une drôle d’impression. Certes, je pense que Johanna les a brandies comme une simple menace, sans réel fondement. Mais elles résonnent dans ma tête avec un sens plus vaste ; comme si elles étaient applicables non seulement aux Fraternels mais aussi à un autre groupe opprimé : les sans-faction.
Et en observant un à un chaque soldat Audacieux et chaque soldat sans-faction dans la salle, je commence à discerner un schéma.
– Christina, chuchoté-je, toutes les armes sont aux mains des sans-faction.
Son regard fait le tour de la salle avant de revenir se poser sur moi. Elle fronce les sourcils.
Et je revois Therese prenant le pistolet d’Uriah alors qu’elle avait déjà le sien. Je revois la bouche pincée de Tobias et son expression contenue quand je l’ai interpellé sur la fragilité de l’alliance entre Audacieux et sans-faction.
C’est alors qu’Evelyn entre dans le hall d’une démarche altière, telle une souveraine de retour dans son royaume. Seule. Mais où est Tobias ?
Edward la rejoint en boitant. Elle s’arrête derrière la table sur laquelle gît le corps de Jeanine Matthews, sort un pistolet, vise ce qui reste du portrait de Jeanine et tire.
Tout le monde s’est tu. Evelyn laisse tomber le pistolet sur la table, à côté de la tête de Jeanine.
– Merci. Je sais que vous vous demandez tous ce qui va se passer maintenant, dit-elle. Je suis donc venue vous en informer.
Tori se redresse sur sa chaise et se penche vers elle comme pour lui parler. Mais Evelyn poursuit :
– Le système des factions, qui reposait depuis tant d’années sur la misère d’êtres humains exclus, est aboli séance tenante. Nous savons que la transition ne sera pas facile pour vous, mais…
– « Nous » ? la coupe Tori avec indignation. Qu’est-ce que ça veut dire, aboli ?
– Ça veut dire, répond Evelyn en daignant enfin la regarder, que votre faction qui, il y a encore quelques semaines, réclamait à grands cris avec celle des Érudits qu’on réduise l’approvisionnement des sans-faction, a cessé d’exister.
Puis, avec un petit sourire :
– Et si vous envisagez de prendre les armes contre nous, vous allez avoir quelques difficultés à vous en procurer.
À cet instant, les soldats sans-faction brandissent leurs armes. Ils sont répartis à intervalles réguliers tout autour de la salle, occupant jusqu’à la cage d’escalier. On est cernés.
La manœuvre est si subtile, si maligne que j’en rirais presque.
– J’ai donné pour consigne à ma moitié de l’armée de soulager l’autre moitié de ses armes dès que leur mission serait remplie. Je vois qu’elle a été appliquée. Je déplore d’avoir dû recourir à cette manœuvre, mais nous savons que vous avez été conditionnés dès l’enfance à obéir au système des factions comme à vos propres mères, et que vous aurez besoin de notre aide pour vous adapter à cette nouvelle ère.
– Nous « adapter » ? lance Tori en se levant.
Elle se dirige vers Evelyn, qui pointe calmement son arme sur elle.
– Après avoir manqué de nourriture pendant dix ans, je ne vais pas me laisser intimider par une Audacieuse invalide, la prévient Evelyn. Si vous ne voulez pas que je vous tire dessus, allez vous asseoir avec les membres de votre ex-faction.
Tous les muscles de son bras sont contractés. Son regard n’a pas la froideur de celui de Jeanine ; il jauge, calcule, planifie. Je n’arrive pas à imaginer qu’elle ait pu un jour se plier à la volonté de Marcus. Elle ne devait pas encore être cette femme-ci, tout en acier trempé.
Tori lui fait face quelques secondes avant de reculer vers le fond de la salle.
– Ceux d’entre vous qui nous ont aidés à faire tomber les Érudits seront récompensés, reprend Evelyn. Ceux qui nous ont résisté seront jugés et punis selon leurs crimes.
Elle a prononcé cette dernière phrase d’une voix plus forte, dont je m’étonne qu’elle porte aussi bien dans l’espace.
Derrière elle, la porte de l’escalier s’ouvre sur Tobias qui fait une entrée discrète, suivi de Marcus et de Caleb. Je suis la seule à remarquer sa présence, parce que je me suis habituée à le faire. Je suis le trajet de ses chaussures qui se rapprochent ; des baskets noires aux œillets chromés. Elles s’arrêtent à mon niveau et il s’accroupit à côté de moi.
Je lève les yeux, m’attendant à rencontrer son regard froid et inflexible.
Mais non.
Evelyn parle toujours, mais sa voix se perd au loin.
– C’est toi qui avais raison, me murmure Tobias avec un léger sourire, en se balançant sur ses talons. Je sais qui tu es. J’avais juste besoin qu’on me rafraîchisse la mémoire.
J’ouvre la bouche, sans trouver quoi répondre.
Soudain, tous les écrans du hall – ceux qui n’ont pas été détruits au cours de l’attaque – s’allument en clignotant, ainsi qu’un projecteur fixé en haut du mur qui affichait le portrait de Jeanine.
Evelyn interrompt son discours – que j’ai cessé d’écouter – au milieu d’une phrase. Tobias me prend la main et m’aide à me relever.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demande sèchement Evelyn.
– Ça, me dit Tobias, toujours en aparté, c’est l’information qui va tout changer.
J’ai les jambes qui tremblent de soulagement et d’appréhension.
– Tu as réussi ? demandé-je.
– Tu as réussi. Tout ce que j’ai fait, c’est forcer Caleb à coopérer.
Je jette un bras autour de son cou et pose ma bouche sur la sienne. Il prend mon visage entre ses mains et me retourne mon baiser. Je me colle contre lui, annulant la distance entre nous, réduisant en miettes – pour de bon, je l’espère – tous les secrets et les soupçons qui nous séparaient.
Une voix s’élève soudain dans la salle.
On s’écarte pour se tourner vers le mur, où s’affiche l’image d’une femme brune aux cheveux courts. Elle est assise derrière un bureau métallique, les mains croisées, dans un endroit que je ne reconnais pas. L’arrière-plan est trop flou.
– Bonjour, dit-elle. Je m’appelle Amanda Ritter. Je ne vais vous apprendre dans cette vidéo que ce que vous avez besoin de savoir. Je suis à la tête d’une organisation qui se bat pour la paix et la justice. Cette lutte est devenue presque impossible – et en conséquence, de plus en plus essentielle – au cours des dernières décennies. Et voici pourquoi.
Des images crépitent sur le mur, si vite qu’elles sont difficiles à saisir. Un homme à genoux, le canon d’un pistolet sur la tempe. Une femme au regard neutre qui tient l’arme.
Au loin, une petite silhouette pendue à un poteau téléphonique.
Un trou gros comme une maison dans la terre, rempli de corps.
Et d’autres images qui défilent à une telle rapidité que je ne capte que des impressions, de sang, d’os, de mort et de cruauté, de visages hagards, de regards sans âme, de gens terrifiés.
Juste au moment où je n’en peux plus, où j’ai le sentiment que je vais hurler si ça continue, la femme réapparaît sur l’écran, derrière son bureau.
– Vous ne vous rappelez rien de tout cela, reprend-elle. Mais si vous pensez que ce sont les actes d’un groupe de terroristes ou d’un régime totalitaire, vous n’avez qu’en partie raison. La moitié de ceux que vous avez vus sur ces photos, en train de commettre ces atrocités, étaient vos voisins. Des membres de votre famille. Des collègues. Ce n’est pas contre un groupe en particulier que nous nous battons, mais contre la nature humaine elle-même – en tout cas, contre ce qu’elle est devenue.
Voilà ce pour quoi Jeanine était prête à asservir nos esprits et à tuer : pour nous cacher cela. Pour nous maintenir dans l’ignorance et la sécurité à l’intérieur de la Clôture.
Dans un sens, je peux le comprendre.
– C’est pour cela que vous êtes aussi importants, poursuit Amanda. Notre combat contre la violence et la cruauté ne traite que les symptômes d’une maladie. Vous, vous en êtes le remède.
« Pour vous protéger, nous avons cherché un moyen de vous isoler de nous. De nos modes de production. De nos technologies. Des structures de notre société. Nous avons organisé la vôtre d’une manière spécifique dans l’espoir que vous retrouviez le sens moral que la majorité d’entre nous ont perdu. Au fil du temps, nous espérons que vous parviendrez à changer, ce qu’une majorité d’entre nous ne peut plus faire.
« Si je vous laisse ces images, c’est pour que vous soyez informés, quand l’heure sera venue pour vous de nous aider. Vous reconnaîtrez ce moment lorsque bon nombre d’entre vous seront dotés d’un esprit plus flexible que la moyenne. Ces gens porteront le nom de Divergents. Lorsqu’ils seront devenus nombreux, vos leaders devront ordonner aux Fraternels d’ouvrir le portail une fois pour toutes et vous permettre de sortir de votre isolement.
Voilà ce que mes parents voulaient accomplir : mettre ce que nous avions appris au service des autres. Mettre l’Altruisme au service d’un objectif.
– L’information contenue dans cette vidéo, continue Amanda, doit être réservée aux membres de votre gouvernement. Afin que les autres puissent repartir de zéro, l’esprit libre. Mais ne nous oubliez pas.
Elle sourit.
– Je m’apprête à rejoindre vos rangs, conclut-elle. Comme vous, je vais délibérément oublier mon nom, ma famille et mon foyer. Je vais prendre une nouvelle identité, avec des souvenirs et un passé fabriqués. Mais pour preuve de la véracité des informations que je viens de vous fournir, je vais vous donner le nom qui va devenir le mien.
Son sourire s’épanouit et, l’espace d’un instant, elle me paraît familière.
– Je m’appelle désormais Edith Prior. Et il y a beaucoup de choses que je serai heureuse d’oublier.
Prior.
La vidéo s’arrête. Le projecteur dessine une lueur bleue sur le mur. Je presse la main de Tobias. Chacun se tait en retenant son souffle.
Puis tous se mettent à crier.