L’effet du sérum se dissipe au bout de cinq heures, vers le coucher du soleil. Tobias m’a enfermée dans ma chambre et vient me voir toutes les heures. Cette fois, quand il entre, je fixe le mur d’un regard noir, assise sur mon lit.
– Pas trop tôt ! commente-t-il en appuyant le front contre la porte. Je commençais à croire que ça ne passerait jamais et que j’allais devoir te laisser ici à… humer le parfum des fleurs, ou tous ces trucs dont tu parlais.
– Je vais les tuer, dis-je.
– Te fatigue pas. On va bientôt partir, me rappelle-t-il en refermant la porte.
Il sort le disque dur de sa poche.
– J’ai pensé qu’on pourrait cacher ça derrière ta commode.
– C’est là que je l’avais mis.
– Et c’est bien pour ça que Peter ne l’y cherchera plus.
D’une main, il écarte la commode du mur et, de l’autre, glisse le disque dur derrière.
– Je ne comprends pas pourquoi ce sérum a agi sur moi, dis-je. Si j’ai le cerveau assez bizarre pour résister au sérum de simulation, pourquoi pas à celui-ci ?
Tobias s’assied sur mon lit en faisant rebondir le matelas.
– Je ne sais pas. Peut-être que pour résister, il faut d’abord le vouloir.
– Évidemment que je le voulais, grommelé-je avec irritation, mais sans conviction.
En fait, le voulais-je vraiment ? N’ai-je pas plutôt cédé à la tentation d’oublier la colère et la souffrance, de tout oublier pendant quelques heures ?
– Quelquefois, dit Tobias en passant un bras autour de mes épaules, on a juste envie d’être heureux, même si ce n’est qu’une illusion.
Il a raison. Si nous parvenons à maintenir la paix entre nous en ce moment même, c’est en évitant de soulever les problèmes – Will, mes parents, Marcus, ou le fait que j’ai failli lui tirer une balle dans la tête. Mais je n’ose pas briser cette paix en abordant la vérité ; je suis trop occupée à m’y raccrocher afin de me rassurer.
– Peut-être, murmuré-je.
– Tu l’admets ? s’exclame-t-il, bouche bée, avec une mimique faussement choquée. Ce sérum te réussit, finalement…
Je le pousse de toutes mes forces.
– Retire ça immédiatement.
– D’accord, d’accord ! fait-il en levant les mains. Enfin… tu sais, au fond, moi non plus, je ne suis pas très sympa. C’est pour ça que je t’aime b…
– Dehors ! crié-je en désignant la porte.
Riant tout seul, Tobias m’embrasse sur la joue et sort de ma chambre.
Ce soir-là, trop gênée par mon coup d’éclat pour me rendre au réfectoire, je passe l’heure du dîner dans un pommier au fond du verger, à cueillir les fruits. Je monte aussi haut que je l’ose et mes muscles me brûlent. J’ai découvert que le fait de rester inactif laisse de petits espaces qui permettent au chagrin de s’installer, alors je m’occupe.
Tandis que je m’essuie le front sur mon tee-shirt, debout sur une branche, j’entends un bruit. Un bruit ténu, qui se mêle au chant des cigales. Je m’immobilise, l’oreille aux aguets, et je finis par comprendre ce que c’est : des voitures.
Les Fraternels possèdent une douzaine de camionnettes dans lesquelles ils transportent leurs produits, mais ils ne s’en servent que le week-end. Mes cheveux se dressent sur ma nuque. Si ce ne sont pas les Fraternels, ce sont sans doute des Érudits. Je dois quand même m’en assurer.
J’agrippe à deux mains la branche qui se trouve au-dessus de ma tête et m’y hisse à la force du bras gauche, en m’étonnant d’en être encore capable. Je m’accroupis, des feuilles et des brindilles dans les cheveux. Sous mon poids, quelques fruits tombent par terre.
Les pommiers ne sont pas de grands arbres ; je n’arriverai peut-être pas à voir assez loin. Alors je continue à escalader en me retenant où je le peux avec les mains, naviguant d’un point d’appui à un autre comme dans une toile d’araignée géante.
Mes muscles tremblent et mes mains sont en feu. Ça me rappelle mon ascension de la grande roue, sur la jetée. J’ai beau être blessée, je suis plus forte aujourd’hui qu’alors et l’exercice me paraît plus facile.
À mesure que je grimpe, les branches deviennent plus fines, moins résistantes. J’évalue la suivante en passant la langue sur mes lèvres sèches. Il faut que je monte le plus haut possible, mais celle que je vise est courte et semble fragile. Je pose un pied dessus pour tester sa solidité. Elle plie, mais elle tient. Je me hisse, pose l’autre pied, et la branche cède.
Je glisse, le souffle coupé, et me rattrape au tronc à la dernière seconde. Je n’irai pas plus haut. Debout sur la pointe des pieds, je plisse les yeux dans la direction du bruit.
Je ne vois d’abord rien d’autre qu’un espace de terre cultivée et, plus loin, une zone en friche, la Clôture, puis les champs jusqu’aux premières constructions qui se dressent au-delà. Dans un deuxième temps, je distingue des points qui bougent en direction du portail et lancent des éclairs argentés quand la lumière les accroche. Des voitures aux toits noirs ; des panneaux solaires. Ce qui ne peut vouloir dire qu’une chose : ce sont bien les Érudits.
Je serre les dents. Sans me laisser le temps de penser, je descends, un pied puis l’autre, si vite que des pans d’écorce se détachent et tombent par terre. Je me mets à courir dès que je touche le sol.
Je compte les rangées d’arbres que je traverse. Sept, huit. Ma tête frôle les branches basses. Neuf, dix. J’accélère en maintenant mon bras droit contre ma poitrine, et chaque pas réveille la douleur dans mon épaule. Onze, douze.
Arrivée à la treizième rangée, je me jette sur la droite dans l’une des allées. Les arbres y sont plantés en rangs plus serrés. Leurs branches entremêlées forment un lacis de feuilles, de brindilles et de fruits au-dessus de ma tête.
Mes poumons me brûlent, mais je suis presque au bout du verger. Des gouttes de sueur coulent dans mes sourcils. J’atteins le réfectoire, je pousse la porte, je bouscule un groupe de Fraternels et Tobias est là, attablé avec Peter, Caleb et Susan. Je les vois flous à cause des points qui troublent ma vision. Tobias me touche l’épaule.
– Les Érudits…
C’est tout ce que j’arrive à dire.
– Ils viennent ici ?
Je hoche la tête.
– On a le temps de s’enfuir ?
Ça, je n’en sais trop rien.
Entre-temps, les Altruistes installés en bout de table ont remarqué qu’il se passait quelque chose et se rassemblent autour de nous.
– Pourquoi devrait-on s’enfuir ? demande Susan. Les Fraternels ont fait de cet endroit un refuge. Les conflits sont interdits.
– Ils auront du mal à imposer leurs règles, objecte Marcus. Comment veux-tu arrêter un conflit sans passer par le conflit ?
Susan acquiesce.
– Mais on ne peut pas partir, intervient Peter. On n’a pas le temps. Ils nous verraient.
– Tris a une arme, précise Tobias. On peut essayer de se battre pour sortir.
Il commence à se diriger vers les chambres.
– Attends, soufflé-je. J’ai une idée.
Je scrute la foule des Fraternels.
– Des déguisements. Les Érudits ne sont pas sûrs qu’on soit encore là. On peut se faire passer pour des Fraternels.
– Dans ce cas, ceux qui ne sont pas habillés en Fraternels doivent foncer se changer, dit Marcus. Les autres, détachez vos cheveux et essayez d’imiter leurs attitudes.
Tous les Altruistes habillés en gris quittent le réfectoire en masse pour exécuter la consigne. Je cours à ma chambre et je tâtonne sous le matelas à la recherche du pistolet, à quatre pattes à côté de mon lit.
Il me faut quelques secondes pour le trouver. Soudain, ma gorge se serre et j’ai du mal à déglutir. Je ne veux pas le toucher. Je ne veux plus le toucher.
Allez, Tris. Je glisse le pistolet dans la ceinture de mon pantalon rouge. Une chance qu’il soit large. Mes yeux tombent sur le tube de pommade cicatrisante et le flacon de pilules analgésiques sur la table de chevet. Je les fourre dans ma poche, au cas où on arriverait à s’enfuir.
Puis je récupère le disque dur derrière la commode.
Si les Érudits nous capturent – ce qui est probable –, ils nous fouilleront, et je ne veux pas qu’ils remettent la main sur le programme de la simulation d’attaque. Mais ce disque dur contient aussi les images de l’attaque. Le témoignage des exactions commises sur nos proches. De la mort de mes parents. Tout ce qu’il me reste d’eux. D’autant que les Altruistes ne prennent pas de photos.
Dans des années, quand mes souvenirs commenceront à s’estomper, que me restera-t-il pour me rappeler à quoi ils ressemblaient ? Leurs visages s’effaceront de ma mémoire. Je ne les verrai plus jamais.
Ne sois pas stupide. Ce n’est pas important.
Je serre le disque dur jusqu’à me faire mal.
– Ne sois pas stupide, me dis-je à voix haute.
Je serre les mâchoires. Je prends la lampe sur ma table de chevet, arrache le fil de la prise, jette l’abat-jour et me penche sur le disque dur. Et je le cabosse à coups de pied de lampe en clignant des paupières pour chasser mes larmes.
Je continue, encore et encore, jusqu’à ce que le disque vole en éclats. Je pousse les débris sous la commode, je repose la lampe et je quitte la chambre en m’essuyant les yeux.
Quelques instants plus tard, dans le couloir, je tombe sur un petit groupe d’hommes et de femmes vêtus de gris – parmi lesquels Peter –, en train de fouiller dans des piles de vêtements.
– Tris, me dit Caleb. Tu portes encore du gris.
Je pince la chemise de mon père entre mes doigts. Hésitante.
– C’est celle de papa.
Si je l’enlève, je devrai la laisser ici. Je me mords la lèvre pour que la douleur crée une distraction. Je dois m’en débarrasser. Ce n’est qu’une chemise. Rien d’autre.
– Je vais la mettre sous la mienne, me propose Caleb. Ça ne se verra pas.
J’acquiesce d’un hochement de tête et j’attrape un tee-shirt rouge dans la pile de vêtements qui diminue. Il est assez large pour cacher la bosse formée par le pistolet. Je vais me changer dans une pièce voisine et je tends la chemise grise à Caleb en ressortant. La porte qui donne sur l’extérieur est ouverte et je vois Tobias dehors, en train d’entasser des vêtements d’Altruistes dans une poubelle.
– Tu crois que les Fraternels accepteront de mentir pour nous protéger ? lui demandé-je en m’appuyant au chambranle.
– Si ça leur permet d’éviter les conflits ? Absolument.
Il porte une chemise à col rouge et un jean troué aux genoux. Il a l’air ridicule.
– Sympa, la chemise, commenté-je.
Il fronce le nez.
– C’est tout ce que j’ai trouvé pour cacher mon tatouage dans le cou, OK ?
Je souris nerveusement. J’avais oublié mes tatouages, mais mon tee-shirt les recouvre convenablement.
Les voitures des Érudits entrent dans l’enceinte. Il y en a cinq, toutes argentées avec un toit noir. Leurs moteurs ronronnent tandis que les roues tressautent sur les nids-de-poule. Je rentre à la hâte dans le bâtiment en laissant la porte ouverte derrière moi, pendant que Tobias s’active sur le système de fermeture de la poubelle.
Les voitures s’arrêtent et les portières s’ouvrent, révélant au moins cinq Érudits, hommes et femmes, vêtus de bleu.
Et une quinzaine d’Audacieux en noir.
À leur approche, je distingue des bandes de tissu bleu nouées autour de leurs bras, qui ne peuvent que signifier leur allégeance aux Érudits. À la faction qui a asservi leurs esprits.
Tobias me prend par la main et me conduit dans le dortoir.
– Je ne pensais pas que notre faction était aussi stupide, soupire-t-il. Tu as bien le pistolet ?
– Oui. Mais je ne suis pas sûre de pouvoir viser de la main gauche.
– Tu devrais t’entraîner, me conseille-t-il, en bon instructeur qu’il est.
– Je le ferai.
Et j’ajoute avec un frisson :
– Si on survit.
Il effleure mes bras nus.
– Essaie de sautiller un peu quand tu marches, me dit-il en déposant un baiser sur mon front. Fais comme si tu avais peur de leurs pistolets (Il me plante un baiser entre les sourcils.), comporte-toi comme la petite chose fragile que tu n’es pas… (Un baiser sur la joue.) et tout ira bien.
Mes mains tremblent en agrippant le col de sa chemise. J’attire sa bouche vers la mienne.
Une cloche sonne, une fois, deux fois, trois fois. C’est le signal du rassemblement dans le réfectoire, où les Fraternels se retrouvent pour les occasions moins formelles que la réunion à laquelle on a déjà assisté. On se joint au groupe des Altruistes transformés en Fraternels.
Je retire les épingles des cheveux de Susan ; sa coiffure est trop austère pour une Fraternelle. Elle me gratifie d’un petit sourire reconnaissant tandis que ses cheveux tombent sur ses épaules. C’est la première fois que je la vois coiffée ainsi. Ça adoucit sa mâchoire anguleuse.
Je suis censée être plus courageuse que les Altruistes, or ils n’ont pas l’air aussi inquiets que moi. Ils s’échangent des sourires et marchent silencieusement – trop silencieusement. Je me faufile entre eux et je tape sur l’épaule d’une femme.
– Dites aux enfants de jouer à chat.
– À chat ? répète-t-elle, étonnée.
– Ils se comportent de manière trop respectueuse et… Pète-sec, expliqué-je, en me raidissant quand je prononce le surnom qu’on me donnait chez les Audacieux. Chez les Fraternels, les enfants chahutent. Faites ce que je dis !
La femme se penche vers un enfant Altruiste et murmure à son oreille. Quelques secondes plus tard, un petit groupe d’enfants s’élance dans le couloir en slalomant entre les jambes des Fraternels et en criant :
– Touché ! C’est toi le chat !
– Raté ! C’était ma manche !
Caleb prend le relais en enfonçant ses doigts dans les côtes de Susan jusqu’à ce qu’elle pouffe de rire. J’essaie de me détendre ; j’adopte une démarche sautillante, comme me l’a conseillé Tobias, et je prends les tournants du couloir en balançant les bras. C’est fou comme ça change les choses de faire semblant d’appartenir à une autre faction – ça modifie même la façon de marcher. C’est peut-être ce qui rend aussi bizarre l’idée que je puisse facilement appartenir à trois d’entre elles.
Dans la cour qui mène au réfectoire, nous rattrapons les Fraternels qui nous précèdent et nous nous dispersons dans la masse. Ils nous laissent nous dissoudre parmi eux sans poser de questions. Je garde Tobias dans mon champ de vision pour ne pas trop m’éloigner de lui.
Deux traîtres Audacieux encadrent la porte du réfectoire, armes à la main. Je me raidis, soudain rattrapée par la conscience aiguë de faire partie d’un troupeau sans défense, parqué dans un bâtiment cerné par des Érudits et des Audacieux ; si je suis découverte, je n’ai aucune issue. Ils m’abattront sur place.
Un instant, je songe à essayer de m’enfuir. Mais où pourrais-je aller sans qu’ils me rattrapent ? Je m’efforce de respirer normalement. J’ai presque dépassé les deux hommes armés – ne les regarde pas, ne les regarde pas. Plus que quelques pas – détourne les yeux.
Susan glisse son bras sous le mien.
– Je te raconte une blague et tu la trouves très drôle, me souffle-t-elle.
Je mets une main devant ma bouche et je me force à glousser, d’un rire aigu qui ne me ressemble pas du tout. À en juger par le sourire qu’elle me retourne, il était crédible. On se suspend l’une à l’autre comme le font les Fraternelles, on glisse des petits coups d’œil vers les Audacieux et on glousse de plus belle. Je ne me serais pas crue capable de faire ça, avec le poids de plomb qui m’oppresse.
– Merci, marmonné-je quand on est dans la pièce.
– Je t’en prie.
Tobias s’installe en face de moi à l’une des tables et Susan s’assied à ma gauche. Caleb et Peter sont quelques places plus loin, et les autres Altruistes s’éparpillent dans le réfectoire.
Mes doigts pianotent sur mes genoux tandis qu’on attend que quelque chose se passe. Le temps passe. Je fais semblant d’écouter une Fraternelle qui raconte une histoire à une autre. Mais à intervalles réguliers, j’échange avec Tobias des petits regards chargés de peur, comme dans un jeu de balle. Finalement, Johanna entre avec une Érudite, dont la chemise bleu vif paraît luire sur sa peau brune. Elle scrute la salle tout en parlant à Johanna. Je retiens mon souffle quand ses yeux glissent sur moi – et le relâche quand ils poursuivent leur inspection sans s’arrêter. Elle ne m’a pas démasquée.
Du moins pour l’instant.
Quelqu’un frappe sur une table et le silence se fait. Ça y est. C’est le moment où Johanna nous livre, ou pas.
– Nos amis Érudits et Audacieux cherchent certaines personnes, déclare-t-elle. Plusieurs Altruistes, trois Audacieux et un ex-novice Érudit. (Elle sourit.) Dans l’intérêt d’une collaboration pleine et entière, je leur ai dit que ces personnes sont effectivement venues ici, mais qu’elles sont reparties. Ils demandent l’autorisation de fouiller les lieux, ce qui veut dire qu’il nous faut voter. Quelqu’un a-t-il une objection ?
La tension perceptible dans sa voix suggère que si quelqu’un en a une, il ferait mieux de la garder pour lui. Je ne sais pas si les Fraternels sont sensibles à ces signaux, toujours est-il que personne ne bronche. Johanna adresse un signe d’acquiescement à l’Érudite.
– Trois d’entre vous restent ici, dit la femme aux gardes Audacieux massés à l’entrée. Les autres, fouillez les bâtiments et revenez au rapport si vous trouvez quoi que ce soit. Allez-y.
Ce ne sont pas les choses à trouver qui manquent. Les éclats du disque dur. Des vêtements que j’ai oublié de jeter. Une absence anormale de décoration personnelle dans nos chambres. Mon pouls s’accélère quand les trois soldats Audacieux qui sont restés commencent à arpenter le réfectoire.
Mes cheveux se hérissent sur ma nuque au moment où l’un d’eux passe derrière moi d’un pas lourd. Une fois de plus, je peux me réjouir d’être petite et insignifiante. Je n’attire pas le regard des autres.
Contrairement à Tobias. Toute son attitude affiche sa fierté, et la façon dont ses yeux se posent sur chaque chose trahit son assurance. Ce n’est pas une caractéristique Fraternelle. Elle ne peut être qu’Audacieuse.
L’Audacieuse qui arrive le repère aussitôt. Elle s’approche en plissant les yeux et s’arrête pile devant lui.
Si seulement le col de sa chemise était plus haut. S’il n’avait pas tous ces tatouages. Si…
– Tu as les cheveux courts pour un Fraternel.
S’il ne se coupait pas les cheveux comme un Altruiste…
– Il fait chaud, réplique-t-il.
L’excuse pourrait passer, mais son ton est cassant.
Tendant la main, elle écarte son col de chemise et dénude son tatouage.
Il passe à l’action.
Il la saisit par le poignet et la tire en avant pour la déséquilibrer. Elle se cogne la tête contre l’arête de la table et tombe. Un coup de feu éclate à l’autre bout de la salle. Quelqu’un crie. Tout le monde plonge sous les tables ou se tapit contre les bancs.
Tout le monde sauf moi. Je reste assise sans bouger, les deux mains agrippées au bord de la table. Tout en restant consciente de l’endroit où je me trouve, je ne vois plus le réfectoire. Je vois la ruelle dans laquelle je cours, après la mort de ma mère. Je fixe l’arme que je tiens à la main, et la peau lisse qui sépare les sourcils de Will.
Un petit gargouillis monte dans ma gorge. Ce serait un cri si je ne serrais pas autant les dents. La vision disparaît, mais je suis toujours incapable de bouger.
Tobias, qui s’est emparé du pistolet de l’Audacieuse, l’attrape par le cou pour la forcer à se relever. Se servant d’elle comme d’un bouclier, il tire par-dessus l’épaule de la femme sur le soldat Audacieux qui se trouve de l’autre côté de la salle.
– Tris ! me crie-t-il. J’ai besoin d’un coup de main !
Je soulève ma chemise juste assez pour dégager la crosse de mon pistolet et mes doigts touchent le métal. Le contact est si froid qu’il me fait mal. Ce n’est sûrement qu’une impression, il fait tellement chaud ici… Au bout de l’allée qui sépare les tables, un Audacieux me vise de son arme. Le trou noir du canon me semble de plus en plus gros, et je n’entends plus rien d’autre que les battements de mon cœur.
Caleb se jette sur moi pour me prendre le pistolet, vise à deux mains et tire dans le genou de l’Audacieux, qui n’est qu’à quelques mètres de lui.
L’homme s’effondre avec un cri de douleur, les mains autour de sa jambe. Avant qu’il n’ait pu se reprendre, Tobias lui tire une balle dans la tête.
Je suis prise d’un tremblement incontrôlable. Tobias tient toujours l’Audacieuse par la gorge. Cette fois, c’est elle qu’il vise.
– Dites un mot et je tire, la prévient-il.
Elle a la bouche ouverte, mais garde le silence.
– Tous ceux qui sont avec nous, fuyez ! lance Tobias à travers la salle.
Aussitôt, les Altruistes quittent leurs abris sous les tables et les bancs pour affluer vers la sortie. Caleb m’oblige à me lever et je me mets en marche.
Soudain, je distingue comme un tressaillement, un mouvement ténu et rapide. L’Érudite brandit un petit pistolet et le pointe sur le dos d’un garçon en chemise jaune qui avance devant moi. C’est l’instinct, et non la présence d’esprit, qui me fait plonger au sol. Mes mains heurtent le garçon et la balle s’enfonce dans le mur au lieu de le tuer, ou de me tuer, moi.
– Lâchez cette arme, ordonne Tobias à la femme en braquant son pistolet sur elle. Je vise très bien, et je suis prêt à parier que ce n’est pas votre cas.
Je cligne des paupières à plusieurs reprises pour chasser le flou qui me brouille les yeux. Peter me regarde fixement. Je viens de lui sauver la vie. Il ne me remercie pas, et je l’ignore.
L’Érudite laisse tomber son pistolet. Peter et moi nous remettons en marche vers la porte et Tobias nous suit à reculons, sans cesser de la braquer. À la dernière seconde, avant de franchir le seuil, il claque la porte.
Et tout le monde court.
On fonce, haletants, dans l’allée centrale du verger. L’air nocturne est lourd comme une couverture, chargé d’une odeur de pluie. Des cris nous poursuivent. Des portières de voitures claquent. Je cours plus vite que je n’en ai jamais été capable, comme si je respirais de l’adrénaline à la place d’oxygène. Le ronronnement des moteurs se rapproche sous les arbres. La main de Tobias se referme sur la mienne.
On traverse un champ de maïs en file indienne. Entre-temps, les voitures nous ont rattrapés. La lumière de leurs phares se faufile entre les hautes tiges, éclairant une feuille ici, un épi ailleurs.
– Dispersez-vous ! crie quelqu’un dans le groupe – peut-être Marcus.
On s’éparpille en éventail à travers le champ. J’attrape Caleb par le bras. Le souffle haché de Susan dans mon dos m’indique qu’elle nous suit toujours.
On écrase les tiges de maïs, dont les feuilles coupantes m’entaillent les bras et les jambes. Je cours les yeux fixés entre les omoplates de Tobias. J’entends un bruit sourd suivi d’un cri. Des cris partout, sur ma gauche, sur ma droite. Des coups de feu. Les Altruistes ont recommencé à mourir, comme pendant la simulation. Et je continue à courir.
On atteint enfin la Clôture. Sans ralentir, Tobias la longe en poussant dessus jusqu’à ce qu’il trouve un trou. Il maintient les maillons du grillage écartés pendant qu’on se faufile de l’autre côté, Caleb, Susan et moi. Avant de reprendre ma course, je me retourne vers le champ de maïs. Je distingue des phares qui luisent au loin. Mais je n’entends plus rien.
– Où sont les autres ? murmure Susan.
– C’est fini.
Elle laisse échapper un sanglot. Tobias m’attire rudement vers lui et se met en marche. Mon visage me brûle à cause des dizaines de petites coupures infligées par les feuilles de maïs, mais mes yeux restent secs. La mort de ces Altruistes n’est qu’un poids de plus que je dois porter.
Restant à distance du chemin de terre par lequel les Érudits et les Audacieux sont arrivés chez les Fraternels, on suit la voie ferrée en direction de la ville. Il n’y a nulle part où se cacher ici, ni arbres ni bâtiments pour s’abriter, mais ce n’est pas grave. De toute façon, les voitures des Érudits ne peuvent pas franchir la Clôture, et ils vont mettre un moment à atteindre le portail.
– J’ai besoin de… faire une pause, dit Susan dans le noir, quelque part derrière moi.
On s’arrête. Elle s’effondre par terre en pleurant et Caleb s’agenouille à côté d’elle. Tobias et moi, on observe la ville, toujours illuminée puisqu’il n’est pas encore minuit. Je voudrais ressentir quelque chose. De la peur, de la colère, du chagrin. Mais je ne sens rien. Juste le besoin de continuer à avancer.
Tobias se tourne vers moi.
– Tu m’expliques, Tris ?
– Quoi ? demandé-je d’une voix faible dont je ne suis pas fière.
Je ne sais pas s’il me parle de Peter, de ce qui s’est passé juste avant ou encore d’autre chose.
– Tu étais pétrifiée ! Tu étais sur le point de te faire tuer et tu es restée là sans bouger !
Il me crie dessus, maintenant.
– Je pensais pouvoir compter sur toi au moins pour défendre ta propre vie !
– Hé ! intervient Caleb. Laisse-la tranquille, d’accord ?
– Non, riposte Tobias en me fixant. Elle a surtout besoin d’être secouée !
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il s’imagine encore que je suis forte, assez forte pour pouvoir me passer de sa compassion. Avant, je lui donnais raison, mais je n’en suis plus si sûre. Je m’éclaircis la gorge.
– J’ai paniqué, avoué-je. Ça ne se reproduira pas.
Il hausse un sourcil.
– Ça n’arrivera plus, répété-je, plus fort.
– OK.
Il n’a pas l’air convaincu.
– On doit se mettre à l’abri, reprend-il. Ils vont se regrouper et reprendre les recherches.
– Tu crois qu’on les intéresse à ce point ? demandé-je.
– Nous deux, oui. On est sans doute les seuls qu’ils poursuivaient vraiment, à part Marcus, qui est sûrement mort.
Il a dit ça d’un ton factuel. J’ignore à quoi je m’attendais de sa part ; à du soulagement, peut-être, d’être enfin libéré de la menace que son père a toujours représentée pour lui. Ou encore à de la douleur, à de la tristesse, parce que le chagrin ne répond pas toujours à un fonctionnement logique. Mais il a parlé comme s’il donnait l’heure ou la direction à prendre.
– Tobias… commencé-je, avant de m’apercevoir que je ne sais pas quoi dire.
– Il faut repartir, annonce-t-il par-dessus son épaule.
Caleb persuade Susan de se relever. Elle n’arrive à avancer que grâce à mon frère dont le bras la pousse en avant.
Pour la première fois, je me rends compte que l’initiation des Audacieux m’a enseigné une leçon essentielle : continuer à avancer.