On ne dirait pas, en la voyant, que Lee va mourir. Lorsque, non accompagnée, elle franchit la porte principale de l’Institut des arts contemporains de Londres dont Roland a récemment été nommé directeur, elle est superbe. C’est la première fois qu’elle entre dans le nouveau bâtiment de l’Institut, ici sur le Mall, et si on lui demandait son avis, elle dirait que cet édifice ramassé, flanqué d’une pléthore de grosses colonnes grecques est affreusement laid. Lee préfère de beaucoup l’ancien, malgré ses courants d’air peu accueillants, mais personne ne lui a demandé. Certainement pas Roland, qui ne lui demande plus jamais son opinion sur quoi que ce soit.
Lee porte une robe pour la première fois depuis des mois. La mort approchant, elle a paradoxalement retrouvé le plaisir de s’habiller, de même que sa taille de guêpe et ses pommettes ; avant de pousser les portes du musée, elle aperçoit son reflet sur leur surface vitrée et, pour une fois, aime ce qu’elle y voit. L’éclat du visage dû à l’air exceptionnellement froid pour la saison et la quinte de toux qu’elle a eue à quelques rues de là. Une robe fourreau en laine bouclette assortie d’une élégante veste d’un bleu qui met ses yeux en valeur. Le tailleur est peut-être démodé, mais c’est un Chanel, et il lui va aussi bien qu’à l’époque où Lee l’a acheté, des années auparavant – une sorte de victoire.
Roland a promis à Lee une visite privée de la nouvelle exposition avant le vernissage prévu ce soir-là. Il faut dire que c’est le moins qu’il puisse faire, compte tenu que c’est en partie grâce à elle que cette exposition se tient. L’article de Vogue qu’elle a écrit sur sa vie avec Man Ray – elle ne peut pas croire que ça fait sept ans qu’il a été publié – a suscité l’intérêt de l’ancien directeur, et Roland a intrigué pour faire partie de l’équipe chargée de l’organisation. C’est probablement grâce à cette exposition qu’ils ont promu Roland quand l’ancien directeur a pris sa retraite. Il peut remercier Lee ; bien entendu, il ne le fera jamais.
Elle a besoin de ce moment de solitude avant d’être obligée de frayer avec tous les gens du musée. Avant de voir Man. Roland lui a tout d’abord dit que Man n’allait pas pouvoir venir, trop affaibli qu’il était pour faire le voyage de Los Angeles, mais l’air de rien, il y a quelques semaines, il lui a dit que, finalement, il viendrait. Quarante ans qu’ils ne se sont pas vus. Lee a beau essayer de l’imaginer là debout devant elle, l’image ne s’affiche pas. Sa mémoire l’a réduit à des impressions : la ligne du menton contre sa veste, sa façon de se tenir, le dos un peu voûté. Elle n’est même pas sûre que ces fragments de souvenirs soient réels, ou qu’ils viennent d’une photo, celle qu’elle a prise sur le pont à Poitiers, la seule qu’elle ait gardée de lui.
Lee se glisse entre les groupes scolaires et les touristes qui se pressent dans le hall, et emprunte l’escalier jusqu’au deuxième étage, puis s’avance au-delà d’une barrière temporaire. Il s’en faut de peu quelle n’éclate de rire en voyant l’entrée de l’exposition. Au-dessus des portes fermées, on a accroché une gigantesque sérigraphie avec la signature de Man imprimée au-dessus du torse nu de Lee. C’est l’un des nombreux clichés que Man a pris d’elle contre la fenêtre de leur ancienne chambre, son corps strié par la lumière du soir. Lee hoche la tête et se demande si le département marketing du musée sait que c’est la femme du directeur dont ils ont reproduit la photo.
Elle pousse les portes et entre. Il n’y a personne. La salle est parfaitement silencieuse, plus sombre qu’elle ne s’y serait attendue. Des petits projecteurs éclairent des tirages encadrés, et, au centre, quelques sculptures de Man sont exposées sur des socles.
L’exposition est organisée de manière chronologique, et les premières salles sont faciles : artefacts de la vie du jeune Emmanuel Radnitzky, croquis et griffonnages, un mezuzah provenant de la maison de son enfance, des études de nus, œuvres de jeunesse, et même une copie d’une rédaction écrite quand il était à l’école. Puis une salle consacrée aux années vingt à Paris : Kiki avec son tatouage des ouïes de violon dans le dos, un autre cliché d’elle en train de dormir. Dans une alcôve, Emak Bakia déjà projeté en boucle en prévision de l’arrivée des invités.
Ce n’est qu’en entrant dans la salle suivante que Lee commence à se sentir mal. 1929-1932, Paris érotique est peint sur le mur, près de la porte. Des photos sont rassemblées, réparties en groupes, et comme Lee s’y attendait, toutes sont des photos de son corps. Mais qu’elle s’y soit attendue ne rend pas la chose plus facile pour autant. Elle avance lentement le long d’un mur, les regardant toutes : ses cuisses, ses bras, ses seins, enfermés dans des cadres noirs épais, les lumières crues se reflétant sur le verre à son passage.
Les voici donc, toutes ces parties d’elle qu’elle a laissé Man photographier. Toutes ces parties qu’il a touchées, peintes, aimées. Elle regarde, regarde, attendant de les voir se fondre en un tout, mais, évidemment, ça n’arrive pas. Qu’est-ce qu’elle s’imagine ? Dans son grenier il y a des dizaines d’autoportraits – Lee Miller par Lee Miller – et même ceux-là ne l’ont jamais satisfaite. Elle sait pourquoi. C’est parce qu’il marque un « tout ». Un centre. Ou bien peut-être qu’elle se trompe. Peut-être qu’elle n’a simplement jamais su le trouver.
Les photos de Man ont l’air vieilles – elles sont vieilles, se dit Lee, avec une pointe de tristesse – et il y a longtemps que la fille qu’on y voit est perdue pour elle. Tenez, là son bel œil, son beau sternum. Lee voudrait qu’on les lui rende, toutes ces parties d’elle qu’on lui a prises. Ses lèvres. Ses poignets. Sa cage thoracique. À regarder toutes ces parties désincarnées d’elle-même, elle pense aux rayons X que le jeune docteur au visage boutonneux a projetés sur l’écran : les ailes de papillon de ses poumons atteints d’un cancer. L’effet était inversé sur le négatif, et les tumeurs sont apparues comme des taches blanches brillantes, mais Lee sait de quelle couleur elles sont en réalité. Dans la salle d’examen, elle y avait trouvé comme une justification : une preuve, enfin, de la noirceur qu’elle savait porter en elle depuis toujours.
Lee s’arrête devant un tirage dont elle se souvient bien, son visage solarisé de profil, une fine ligne noire séparant sa peau de l’arrière-plan qui est blanc. Un cartouche est accroché près du tirage, et Lee se penche pour voir de plus près, plisse les yeux pour le lire. « La solarisation, une découverte conjointe des artistes Man Ray et Lee Miller, est un procédé consistant à obtenir une inversion partielle ou totale du noir ou blanc sur un négatif ou un tirage photographique. » Lee avance sa main et passe son pouce sur les mots, laisse une trace sur la protection en plastique, puis la salit un peu plus en essayant de la faire disparaître. Une découverte conjointe. Les Artistes Man Ray et Lee Miller. Ces mots auraient été si importants pour elle à une époque. Tout ce à quoi elle a renoncé parce qu’elle ne les avait pas entendus. Ils ont si peu de sens pour elle aujourd’hui.
Lee se ressaisit et continue jusqu’à la salle suivante. Il ne s’y trouve qu’un seul tableau. Gigantesque, deux mètres cinquante de long, il est accroché à hauteur d’homme, vibrant, somptueux. À l’heure de l’Observatoire, Les Amoureux, elle sait que c’est ce que dit le cartouche. C’est comme voir un souvenir oublié, puis à moitié retrouvé. Les lèvres comme des corps allongés l’un sur l’autre, apaisés, rassasiés. Où est partie cette fille, celle qui s’abandonnait tout entière à ses sensations, à son amant, si proches l’un de l’autre qu’on ne savait plus où finissait son corps à elle et où commençait celui de Man. Lee veut le revivre aussi, ce sentiment-là.
Le reste de l’exposition n’est que brouillard. Lee va d’une salle à l’autre, passe devant les peintures et sculptures plus tardives dans la carrière de Man. Une salle est consacrée à sa période californienne, une autre aux portraits qu’il a pris en Europe dans les années cinquante. Lee a vu la plupart d’entre eux dans des revues au cours des années ; elle a suivi sa carrière, de même que Roland.
Lee a assez vite fini la visite de l’exposition. Elle s’attarde un moment devant la sortie, pas encore prête à s’aventurer dans le capharnaüm bruyant du reste du musée. Il y a un banc contre le mur, et Lee s’y laisse tomber avec soulagement. Elle va juste se reposer un moment avant de rentrer.
Lee reste assise comme ça les yeux clos pendant une vingtaine de minutes quand, soudain, elle entend un bruit derrière elle, un crissement de caoutchouc sur le plancher. Quelqu’un s’avance dans la salle en fauteuil roulant. Puis, quand la personne s’est approchée, elle l’entend : une voix, sa voix, rauque, un filet de voix désormais, mais familière, une voix dont elle n’arrivait plus à se souvenir jusqu’à ce qu’elle l’entende. Elle remplit ses poumons de tout l’air qu’elle peut et se tourne vers lui.
« Lee ? » dit Man.
Ce qui passe entre eux ne sera qu’un souvenir. Aucune photo n’a fixé cet instant.