Passer la nuit avec George n’est pas dans l’intention de Lee, mais le champagne la plonge dans un sommeil profond et, au réveil, il est là, qui lui caresse le bras et lui sourit. Dans la lumière du jour qui filtre à travers les voilages, il a l’air quelconque, il est en demande. Il propose un petit-déjeuner sur la terrasse de l’hôtel, mais elle a mal à la tête et n’a aucune envie d’aller où que ce soit en sa compagnie, si bien qu’ils appellent le service de chambre et prennent chacun une omelette à l’estragon qu’ils mangent au lit en essayant de meubler la conversation. Elle a l’impression d’avoir été mise en cage, elle étouffe et, surtout, elle meurt d’ennui, sensations qui lui sont familières. Elle sait que George a en tête de refaire l’amour, de passer la journée à se promener avec elle dans Paris, mais sans même lui laisser le temps de proposer quoi que ce soit, ou d’allonger le bras vers elle, elle finit ses œufs, se lève et enfile ses vêtements, si vite qu’il a à peine le temps de se rendre compte qu’elle s’en va. Les excuses qu’elle lui sert sont fausses mais solides. Oui, elle doit vraiment aller travailler ; non, elle ne peut pas être en retard ; oui, elle va essayer de le retrouver ce soir au Bateau ivre et n’arrêtera pas de penser à lui d’ici là. Puis, comme un prisonnier retrouvant la liberté, Lee retrouve la ville glaciale et pousse un profond soupir.
C’est une belle journée, elle a la tête encore pleine de bulles de champagne, qui lui vrillent le crâne aussi violemment que la pensée des mains de Man, que la sensation de sa présence derrière elle dans le noir. Elle marche vite pour regagner sa chambre, puis s’enfermer dans la salle de bains commune et se plonger dans un bain aussi chaud que possible. Elle a l’impression de ne pas avoir pris un bon bain depuis son départ de New York. Il y a toujours un autre locataire qui tambourine à la porte pour la presser. Elle ne leur en veut pas, vu qu’elle fait pareil quand elle-même manque de temps pour se préparer.
Lee s’asperge le visage d’eau et observe l’image que lui renvoie le miroir fêlé. Des poches sous les yeux. Un vilain bouton rouge qui point au beau milieu du menton. Elle se pince les joues pour leur donner un peu de couleur, tire la langue à son reflet et remplit la baignoire.
Elle est perturbée à l’idée de retourner au studio. Elle pourrait appeler Man pour le prévenir qu’elle ne viendra pas aujourd’hui. Mais elle pense à ses négatifs, suspendus au fil de séchage et sait qu’elle ne peut pas les tirer. Ça la démange presque d’y revenir et de voir s’ils valent quelque chose. Elle commencera par tirer la photo du canard ; celle-là, en tout cas, en vaut peut-être la peine.
Quand Lee arrive au studio, une heure plus tard environ, le silence y règne et, l’espace d’un instant, elle se dit que Man est peut-être absent. Elle monte l’escalier et entre dans le bureau ; il est vide. Puis elle l’entend dans la chambre noire, qui chantonne assez fort, comme on le fait quand on se croit seul.
Que va-t-elle lui dire ? Elle essaie différentes choses dans sa tête. Je n’arrête pas de penser à vous. Je me rappelle votre main sur la mienne. J’espérais vous voir, hier soir, dans votre bar préféré. Tout lui semble absurde, banal. Elle n’a jamais éprouvé ça avec un autre homme et elle n’a aucune idée de la façon de dire à quelqu’un comme Man qu’il l’intéresse. Sans doute l’intimide-t-il, ou peut-être l’admire-t-elle trop, à moins qu’elle ne craigne sa réaction si elle le lui disait. Ce qu’elle pense, en tout cas, c’est qu’il est encore amoureux de Kiki, ou de quelqu’un d’autre.
Puis Lee se rappelle que Man n’a pas encore vu ses négatifs. Ils pourront en parler, c’est un sujet beaucoup moins délicat que ce qu’elle peut ressentir pour lui. Peut-être est-il en train de les regarder. Elle voudrait tellement avoir son opinion, imagine une scène dans laquelle elle entre dans la chambre noire, ses photos sont entre les mains de Man et la surprise se lit sur son visage. « Ce sont celles que nous avons développées ? demandera-t-il. Elles sont magnifiques. Je ne vous savais pas si talentueuse. » Elle se défendra modestement, du bout des lèvres, puis tirera les photos et, très vite, un collectionneur d’art viendra au studio, les verra, proposera de les exposer dans sa galerie où elles seront vendues dans le mois ; et tous ceux qu’elle a connus dans sa vie, Man y compris, seront jaloux de son succès.
Elle toque à la porte, les trois coups rituels, et Man lui ouvre, portant des gants de caoutchouc, manches de chemise relevées. Elle a tellement pensé à lui ces dernières heures qu’elle est un brin déçue en le voyant. La solide réalité de sa personne contraste avec ce qu’elle avait en tête, bien qu’elle ne sache pas trop à quoi elle s’attendait, si cette déception est imputable à son incapacité de se le rappeler tel qu’il est ou bien à la réalité de la personne qui est en face d’elle, les joues pas rasées, les yeux plus rapprochés qu’elle n’en a le souvenir. Mais le fait de le voir soulage une tension accumulée depuis qu’elle a quitté le studio la veille. Ce n’est qu’un homme. Et des hommes, il y en a à la pelle.
– Vous êtes très en retard, dit-il, sourcils froncés.
Derrière lui, elle aperçoit ses négatifs toujours suspendus à la corde à linge, où elle les a laissés.
– Je sais, je suis désolée…
– N’oubliez pas qu’on travaille, ici.
Lee sait qu’elle devrait être confuse. Elle n’a pas d’excuse pour ce retard et elle aurait dû l’appeler, mais dans l’état d’épuisement où elle se trouve, elle sent la colère monter.
– Je sais. Je suis désolée… j’ai oublié de vous prévenir que je serais en retard aujourd’hui.
Il soupire.
– Je vous ai attendue toute la matinée pour que vous m’aidiez à tirer les photos de la séance avec Amélie.
– Vous avez commencé ?
– Oui, dit-il sur un ton légèrement adouci.
Lee va vers l’évier où flotte la photo d’Amélie avec le bouclier de sabreur. Elle est recadrée, on ne voit que son menton et ses épaules, le maillage du métal produit des hachures sur sa peau et des ombres géométriques. Avec ses pincettes, Man prend le papier par les bords et l’eau s’écoule en tintant dans le bac.
– C’est un bon début, dit-il. L’effet du métal contre la peau. La douceur de la joue et la ligne tranchante du métal. Spectaculaire, je trouve.
Lee ne regarde plus vraiment le tirage, mais Man en train de le regarder, son sourire, sa main qui tient les pincettes au-dessus du bain de fixation.
– J’aime beaucoup, dit-elle, ce qui n’est pas très original. Confuse, elle se détourne.
Il lève une deuxième image à la lumière, semblable à la première.
– Et que pensez-vous de celle-ci ?
Lee s’approche, ils la regardent ensemble. C’est une photo où Amélie apparaît davantage telle qu’elle est, la tête posée sur le bouclier de sabreur comme sur un oreiller. La composition est superbe, mais Lee sait que Man attend quelque chose de sa part, une suggestion ou une petite critique. À la vérité, elle trouve l’image un peu fade, un peu convenue, mais elle ne peut pas le lui dire. Elle sait à quel point il est sur la défensive dès que l’on critique son œil. Il lui faut plutôt suggérer un changement au stade du tirage, ne pas commenter l’aspect artistique. Mais elle craint de ne pas maîtriser le vocabulaire ad hoc, pas encore.
Avec une paire de pincettes, elle désigne une zone :
– C’est trop clair de ce côté, à l’endroit où arrive la lumière venant de la fenêtre.
– Oui, dit-il ravi. Et que feriez-vous pour corriger ça ?
– La retirer en plus sombre ?
– Humm… d’accord, mais du coup le côté droit risque d’être trop sombre. Et si je vous montrais comment boucher et cramer une photo ?
Il tire fort la poignée de la porte de la chambre noire pour s’assurer qu’elle est bien fermée. Puis il allume la lampe rouge et éteint l’éclairage normal ; tout devient ambré, comme autour d’un feu de camp. Il règle l’agrandisseur et Lee le regarde exposer le papier, se servir d’un instrument bricolé, un bâton avec un rond de carton fixé à son extrémité qui projette une petite ombre sur l’image. Il l’agite rapidement pendant une vingtaine de secondes, pour qu’il ne reste pas à la même place trop longtemps.
– Les gens me demandent toujours comment j’obtiens des tirages aussi réguliers, dit-il. C’est très simple, en fait. Tout le monde croit que la photo est une sorte de tour de passe-passe, mais il n’y a là rien de magique. Il n’y a que deux couleurs à mélanger : le noir et le blanc. Ajouter plus de l’une, enlever de l’autre. Mais les deux sont nécessaires. Il vous faut un vrai noir et un vrai blanc. Si vous les avez, vous disposerez d’autant de nuances de gris que vous le souhaitez et l’image sera belle. La plupart du temps, si vous développez un tirage qui n’a pas au moins une zone de blanc pur, soit l’image est inutilisable, soit votre travail de tirage est nul. Il vous faut une étincelle blanche sur la bouche, là où le rouge à lèvres renvoie la lumière à l’appareil, ou dans le blanc des yeux, ou dans un vêtement. Pas trop de blanc ; la plupart du temps, juste un petit peu pour contraster avec le reste.
Man se déplace facilement dans cet espace réduit tout en parlant, éteignant l’agrandisseur, puis glissant doucement le papier dans le bain de développement. La même image apparaît sur le papier, les contours d’abord, comme l’empreinte d’un pied dans le sable, puis le reste de l’image. Le tirage est beaucoup plus régulier, cette fois, et Lee voit au premier coup d’œil que Man en sera satisfait.
« Voilà1 ! » Il lui tend le tirage pour qu’elle l’examine, attendant son hochement de tête et son sourire approbateurs. « À vous d’essayer maintenant », dit-il. Il se tourne vers l’agrandisseur et lui tend le bâton qui lui sert à boucher la photo.
C’est comme l’autre jour dans le placard de développement, la même nervosité qui l’assaille. Il se tient derrière elle, plus près, pense-t-elle, que nécessaire. Ils placent le papier dans le cadre et Man la frôle pour atteindre l’interrupteur de la lampe. Elle prend le petit bâton dans sa main et attend ses instructions. Une fois la lampe allumée, l’image se forme sur le papier, le visage noir d’Amélie dans l’image négative inversée. Lee pense à ce qu’il vient de dire, ce besoin d’une étincelle de blanc pur sur les lèvres. Elle déplace le bâton, un peu maladroitement, avec un mouvement circulaire au-dessus du papier. Elle a soudain la tête qui tourne, déglutit, sent un arrière-goût de champagne dans la gorge, et se demande si Man peut sentir cela sur elle, ce qu’elle a bu, les cigarettes, et même cet étranger, George, dont l’odeur persiste peut-être, bien qu’elle ait pris un bain depuis. Man est derrière elle, si près qu’elle sent son souffle dans son cou.
– Comme ça, c’est correct ? demande-t-elle.
– Vous vous en sortez très bien.
Elle se retourne, mais il a les yeux fixés sur le tirage, leurs regards ne se croisent pas.
Ils travaillent quelques heures ensemble dans un silence qu’on pourrait qualifier de complice. La pièce est à peine plus grande que le placard où ils ont développé la pellicule. Il y a un agrandisseur avec une lampe à mercure, un grand évier en bois pour fixer et rincer les tirages, et une cuvette de développement qu’ils doivent se partager. L’après-midi file à toute vitesse. À eux deux, ils tirent des dizaines de photos de la séance et, si Lee était un peu plus en possession de ses moyens, tout ce qu’elle apprend de Man la réjouirait. Au lieu de quoi, elle doit se concentrer sur sa tâche, ses pensées vagabondent comme sorties d’un gros livre qu’elle doit vite refermer à plusieurs reprises. La pièce est petite certes – cela explique-t-il que Man se tienne aussi près d’elle ? Les photos sont magnifiques mais, habituellement, il n’en tire jamais autant au cours d’une même séance, si ? Tout semble lui envoyer le même message : sa façon d’ôter ses gants de caoutchouc et de se masser les mains, de rester sur son chemin quand elle bouge, afin qu’elle ne puisse pas faire autrement que de l’effleurer. Elle s’oblige à un effort de concentration.
Pour finir, après des heures de tirage, il désigne les négatifs de Lee toujours suspendus au fil.
– Ce sont ceux que nous avons développés hier ?
– Oui… c’est peut-être un peu tard pour les tirer aujourd’hui.
– Pourquoi pas ? On a bien travaillé. Allons-y.
Lee regarde sa montre et voit qu’il n’est pas aussi tard qu’elle le pensait. Elle finit ce qu’elle avait en cours, puis elle prend ses bandes de négatifs, les découpe en trois morceaux et les dispose sur une feuille de papier. Man a commencé à chanter à voix haute pendant qu’ils travaillaient. « I’m longing to see you, dear / Since you’ve been gone / Longing to have you hold me / Hold me near. » Il chante de plus en plus fort, et avec son accent de Brooklyn, ces paroles tristes ont quelque chose d’absurde. Lee s’éclaircit la voix.
– Quoi ? dit-il en se tournant vers elle. Oh !… Je chantais tout haut ? C’est une sale habitude.
– Pas de problème, dit-elle et il se remet à chanter, encore plus fort, y ajoutant quelques pas de danse outranciers. Elle finit par en rire.
– Vous chantez, Miss Miller ? demande-t-il d’un air faussement sérieux.
– Seulement si je suis absolument sûre que personne ne m’écoute.
– Oui. On va s’occuper de ça. Quelques mois de cours avec moi et vous serez prête à monter sur scène.
– Vous allez m’apprendre à chanter ? C’est vrai que vous avez tout à fait le physique d’un maestro. En disant cela, elle pense à Kiki. Chantaient-ils ensemble ? Man l’a certainement observée des centaines de fois.
– C’en est une que chante Kiki ? Vous la connaissez, non ?
Lee garde un ton léger et égal.
Il lève la tête et lui lance un coup d’œil.
– Kiki ? Oui, je la connais, dit-il, mais je ne pense pas qu’elle ait jamais chanté cette chanson.
– Je ne l’ai jamais entendue… je suis allée au Bateau ivre, hier soir ; le barman parlait d’elle. – Lee est sur une voie dangereuse mais les mots continuent de venir. – J’aime bien cet endroit. Chouette bar. Ils font un bon Lillet.
– Un bon Lillet ? Verser un seul alcool dans un verre, la belle affaire !
Man n’a pas l’air de réagir.
– J’aime ce bar. L’escalier en colimaçon et la vue qu’on a de l’étage.
– Mais Kiki n’y chante pas, si ?
– Au Bateau ivre ? Non, elle chante surtout au Jockey.
– Je n’y suis encore jamais allée. Je devrais, pour l’écouter.
– Mmm, dit Man, et il se remet à chanter, mais plus doucement. Lee se demande si elle a bien fait d’évoquer l’autre femme. Man pense peut-être à elle, maintenant, se remémorant tous les bons moments qu’ils ont passés ensemble. Les chapeaux qu’il lui a achetés pour protéger son épiderme délicat, les luxueux restaurants où il l’a emmenée.
Lee fait un tirage de la planche contact comme Man le lui a appris, puis, sans attendre que le fixateur ait fini de s’égoutter, elle prend la feuille humide par le coin avec ses pinces, l’emporte dans le studio, l’étale sur du papier journal et l’examine à la loupe. Elle en a presque la gorge nouée d’excitation. Elle veut voir les images agrandies, alors elle en choisit une, précipitamment, la marque d’une croix au crayon gras, puis retourne dans la chambre noire, place le négatif dans l’agrandisseur. C’est la photo de la femme dans le café, prise de dos, un gros plan sur sa nuque et ses cheveux.
Lee allume la lampe au mercure, compte lentement jusqu’à quarante, et éteint la lampe d’une chiquenaude. Elle plonge doucement le papier dans la cuve de développement, agitant le liquide comme on le lui a montré. En quelques secondes, son image se déploie sur le papier. Au début, il n’y a que les contours des cheveux de la femme, puis les contours de ses épaules, puis apparaissent les parties brillantes de l’image : la main de la femme, ses ongles, le contraste de la lumière sur chaque boucle. Des étincelles, songe Lee, des étincelles blanches dans ses cheveux. Lee lève un instant les yeux pour voir si Man la regarde. Voir ainsi sa photo apparaître sous ses yeux, pour elle, c’est incroyable. Mais il regarde ailleurs. Elle reporte son attention sur l’image juste à temps pour ne pas la surexposer. Quand celle-ci est fixée, elle l’examine. Elle la trouve bonne sans pouvoir définir pourquoi. Ce n’est que la nuque d’une femme, de ses doigts grattant sa peau, mais la photo lui donne des frissons.
Juste à ce moment-là, Man se retourne pour mettre sa propre épreuve dans le bac de développement, et elle regarde une autre image d’Amélie se dessiner sous ses yeux. Le travail de Man est à côté du sien et, comme il ne dit rien, elle commence à paniquer, craint que ce ne soit banal, amateur. Finalement, après ce qui lui parait une éternité, il scrute sa photo dans le bain fixateur et dit :
– C’est excellent. Une amie à vous ?
– Non, une inconnue.
– Vous l’avez photographiée à son insu ?
– Oui… ce n’est pas permis ?
Man rit.
– Si, si, bien sûr que si. Pas de problème. Je suis épaté, c’est tout.
Il le dit avec légèreté, comme s’il ne se rendait pas compte de ce que ça signifie pour elle.
– Vraiment, vous trouvez ça bien ?
– En fait, je pense qu’on pourrait légèrement modifier le temps de pose – avec sa pince, il désigne quelques zones sombres dans les cheveux de la femme – et le cramer un peu dans ce coin, mais pour un premier tirage ? C’est très bon.
Lee se sentait déjà bizarre auparavant, mais maintenant c’est pire. Ses paroles l’échauffent et lui font mal en même temps, elle en rougit de fierté, regarde son tirage, pleine d’une confiance nouvelle et se dit que, si elle s’en donne la peine, elle pourrait devenir photographe. Cette confiance l’enhardit, et à cet instant ses deux désirs – travailler et être avec Man – se conjuguent. Il n’y a pas à choisir entre l’un et l’autre. Cette façon qu’il a eue de dire « nous » – « nous pouvons légèrement modifier le temps de pose ». Peut-être qu’un jour son travail sera du même niveau que le sien. Peut-être qu’ils travailleront ensemble à y parvenir. Un partenariat en quelque sorte. Elle se retourne pour lui faire face, sans trop savoir ce qu’elle va faire jusqu’à ce qu’elle le fasse.
– J’ai eu une autre idée pour le bouclier de sabreur, dit-elle. Si vous êtes toujours partant, je pourrais poser pour vous si vous me laissez faire.
Man hausse les sourcils.
– La dernière fois que je vous ai proposé de poser pour moi, vous avez refusé.
– Je sais. Mais si nous le faisons ensemble… Je pourrais cadrer les photos. J’ai mon idée.
– Vraiment ? Eh bien, d’accord. Laissez-moi d’abord mettre un peu d’ordre ici.
En attendant que Man la rejoigne dans le studio, Lee, debout à côté de l’appareil photo, regarde autour d’elle, les jetés sur le canapé, les rideaux à moitié tirés, comme tout est blanc, brillant et propre. Elle enlève brusquement les pièces de tissu qui recouvrent la table et les murs, les remplace par des noires, en recouvre également le canapé. Puis elle va dans le bureau, prend le bouclier de sabreur, le tourne et le retourne plusieurs fois dans sa main. Quand elle revient dans le studio, Man l’attend.
C’est la première fois que Lee fait quelque chose sans avoir à suivre ses directives. Malgré cela, ou peut-être pour cette raison, elle a le sentiment de savoir ce qu’il veut voir, l’a toujours su depuis leur rencontre, mais n’en a pris conscience qu’en voyant son propre travail dans le bac de développement, en voyant Man l’apprécier au même titre que le sien.
« Vous aviez placé Amélie près de la fenêtre, dit Lee, avant de porter le bouclier jusqu’au canapé, où elle le met en équilibre sur l’accoudoir, mais qu’est-ce que ça aurait donné ici ? » Puis elle va à l’appareil photo et demande « Je peux ? » avant de soulever le voile noir et de se glisser dessous pour la première fois. L’étoffe sent le tabac et le cèdre, une odeur de renfermé, masculine. Lee regarde dans le viseur et fait pivoter légèrement l’appareil en sorte de ne plus voir que le canapé et ses draperies noires. Dans la lunette de visée, la pièce est à l’envers, le divan est pendu au plafond. C’est déstabilisant et Lee est stupéfaite de voir Man lui-même s’inscrire dans le cadre, marchant sur ce qui semble être le plafond puis, chose absurde, s’asseyant plus haut que lorsqu’il était debout.
« Il faut faire la mise au point sur quelque chose », dit-il, sa voix lui parvenant à travers le voile, trouble et indistincte, comme assourdie par de l’eau. Elle tourne un peu la molette de mise au point, en avant et en arrière, observant Man devenir flou puis net, flou puis net à nouveau. La tête en bas, c’est un étranger. Elle ne retrouve pas ses yeux, ni sa bouche ; si elle le croisait dans la rue, elle ne le reconnaîtrait pas. C’est vraiment déstabilisant. Elle sort de sous le voile noir et tout est de nouveau à l’endroit, Man assis sur le canapé, la regardant marcher vers lui.
Lee se dirige vers l’endroit où se changent les modèles et passe derrière le paravent. Elle défait lentement les boutons de son chemisier, d’abord les poignets, puis la double patte, le laissant tomber à terre. Ensuite elle défait trois des cinq boutons de la braguette de son pantalon et l’abaisse sur ses hanches, découvrant son ventre plat. Puis elle met ses deux mains dans le dos, pensant à l’ombre produite par cette pose en silhouette sur l’écran, ses bras ressortant comme les ailes d’un cygne. Elle dégrafe son soutien-gorge, le laisse tomber sur le chemisier. Elle continue de penser aux cygnes en se déshabillant, ceux qu’elle a photographiés l’autre jour dans le parc, aux muscles et aux os de leurs ailes, l’énergie qu’ils doivent déployer pour s’envoler. Elle revient s’asseoir là où Man se trouvait sur le canapé et place le bouclier sur son visage, comme un voile.
Jusqu’à cet instant, Lee a été calme, se comportant de manière distanciée eu égard aux émotions qui l’ont poussée à agir, presque comme quand son père la photographiait. Mais maintenant qu’elle est assise et qu’elle voit le visage de Man, ses sourcils légèrement relevés, seul indice de ce qu’il ressent, elle revient à elle-même, le froid la gagne dans tout le corps, elle a les mamelons qui durcissent.
Man s’éclaircit la gorge, et sa voix, quand il parle, est fluette. « Gardez la pose. » Il va à l’appareil photo et passe la tête sous le voile.
Le bouclier de sabreur est plus lourd qu’il n’y paraît et il s’en dégage une forte odeur qui lui donne une sensation d’acidité dans la bouche. De quelle blessure était-il censé protéger ? Elle imagine le tranchant recourbé d’un sabre, les blessures jusqu’à l’os provoquées par une lame émoussée. Lee ferme les yeux mais garde son port de tête.
– Ah ! ça c’est bon ! crie Man, de sa voix étouffée par le voile. Ne bougez plus.
Lee ne veut pas rester immobile, ne veut pas faire exactement ce qu’il lui demande, alors elle bouge, prend différentes poses, les bras tendus en arrière sur le dossier du canapé, puis serrés entre ses genoux, la tête penchée tellement loin sur le côté qu’elle sent un tiraillement dans la nuque et le bouclier peser sur sa clavicule. Elle garde les yeux clos, essaye de ne pas respirer l’odeur du métal.
– Vous aviez raison, dit Man en émergeant de sous le voile noir et s’approchant d’elle. Sur votre visage, comme ça, c’est très bien.
Lee se lève, se débarrasse du bouclier, le repose. Debout si près de lui, elle constate qu’elle est bien plus grande que lui. Les yeux de Man lui arrivent juste au niveau des mâchoires.
– Ce seront de très bonnes photos, dit-il.
– Je sais, dit Lee, en faisant un pas vers lui. Ses seins nus effleurent sa chemise en lin, ce qui lui envoie une sorte d’électrochoc dans le bas-ventre.
Man respire profondément.
– Lee, je…
– Je sais, répète-t-elle, puis elle fait un pas de plus vers lui.
Et là leurs lèvres se pressent fort l’une contre l’autre, leurs dents se cognent. Il l’entoure de ses bras enserrant les siens le long de son corps. Ils restent comme ça à s’embrasser durant ce qui paraît des heures, des jours. Man lui prend la main et l’entraîne au salon. Elle se débarrasse de son pantalon pendant qu’il se déshabille précipitamment, puis, dans la pénombre du crépuscule naissant, Man l’étend sur le canapé, s’agenouille à côté d’elle, et promène ses mains sur sa peau nue. Elle se cambre pour être plus près de lui, mais ce n’est pas encore assez, alors elle l’attire sur elle, s’imprègne de son odeur. Sa peau sur la sienne est comme de l’eau chaude, elle s’y fond, pour une fois débranche son cerveau, s’abandonne à ses seules sensations. Une pensée la traverse ; il n’y aura pas de retour en arrière et elle ne saurait en être plus reconnaissante.