L’air se remplit de grondements et de plaintes stridentes avant même que Lee ne voie les avions piquer sur la citadelle. Ils se redressent dans un ensemble parfait et le bruit des réacteurs est couvert par le sifflement des bombes. En un instant, tout n’est plus que chaos, la citadelle explose, en flammes. Lee prend une photo de la chute d’une bombe, une autre d’un soldat dont le corps se détache dans la brume en une silhouette de feu. Après la guerre, elle découvrira que c’était la première fois que les Américains utilisaient le napalm – ce qui expliquera que ses photos aient été censurées, mais aussi que le feu semblait coller comme du sirop à la peau des soldats.
L’attaque ne dure pas longtemps. Les oreilles encore bourdonnantes, Lee descend vers le fort pour rejoindre le quartier général, mais la fusillade la suit et, quand les tirs se rapprochent au point qu’elle en sent les répercussions, elle plonge vers une cave souterraine et s’y terre, accroupie, serrant son appareil photo contre sa poitrine. La cave empeste la guerre et la pourriture ; les murs sont couverts de ce qui pourrait être du sang. Lorsqu’elle fait un pas en avant, son talon touche quelque chose de charnu et, saisie de panique, elle remonte dans la rue, se met à courir. Ses tympans résonnent si fort qu’elle a du mal à se concentrer et, quand quelqu’un lui crie quelque chose, elle ne comprend pas qu’on lui pose une question. Elle se retourne et découvre quatre GI, les yeux fixés sur elle.
– Vous êtes… une fille ? lui demande l’un d’eux.
Lee est étonnée qu’ils s’en soient aperçus. Elle sait de quoi elle a l’air ; si sale qu’elle pourrait gratter la couche de crasse avec ses ongles. Mais ces hommes sont enchantés de se retrouver en présence d’une vraie femme, et de New York en plus. Ils la supplient de continuer de parler. Les voix de nos copines nous manquent. D’autres coups de feu retentissent et ils s’abritent dans ce qui se révèle être une cave à vin. Les caisses de vin sont empilées le long des murs : sauternes, languedoc, riesling. Quand les tirs cessent, les soldats en emportent autant qu’ils le peuvent et, plus tard le soir, de retour à l’hôtel durant le black-out, en compagnie de Lee, ils le boivent dans des verres en cristal empruntés qu’ils nettoient en les frottant avec des draps poussiéreux.
– Que vient faire une fille de Poughkeepsie dans un endroit pareil ? bredouille l’un des soldats, pointant son verre dans la direction de Lee, de sorte qu’il renverse un peu de vin sur son pantalon. Sur ses joues, de l’acné et le feu du rasoir ; sur sa veste d’uniforme, l’unique chevron du soldat de première classe.
– Je me suis dit que j’allais pas vous laisser faire la fête sans moi, répond Lee.
Les autres soldats rient. Lee regarde toujours le simple soldat.
– Tu as déjà tué des Boches ? lui demande-t-elle.
– J’étais à Anzio.
– Mais en as-tu tué un ? Toi ?
Les autres hommes ayant repris leur conversation, Lee se rapproche de lui. Il acquiesce d’un signe de tête, sans la regarder.
– J’ai descendu un type, un tireur embusqué. Il avait tué mon copain, juste à côté de moi. Alors je l’ai abattu.
– Quel effet ça t’a fait ?
– Ça m’a rien fait. – La voix du soldat est avinée. – Mais j’y repense souvent. Il avait les cheveux très blonds, presque blancs. Je sais pas pourquoi mais je me dis souvent qu’il doit manquer à sa mère.
Lee sent un flot de haine lui remonter dans l’estomac.
– Sa mère est un monstre. Ce sont tous des monstres. J’aurais voulu le descendre moi-même.
Le première classe lui jette un drôle de regard, puis, de l’autre côté de la pièce, un autre soldat dit à Lee qu’il veut lui montrer une photo de la petite amie qu’il a laissée aux États Unis, si bien qu’elle laisse le premier pour aller vers lui. Sur la photo, la fille porte un rang de perles bien sage, elle a un sourire confiant, et Lee la déteste aussitôt, de la voir si propre et bien au chaud, en sécurité dans l’Indiana.
Les bouteilles circulent les unes après les autres, et ils restent éveillés toute la nuit, à boire et à discuter. Puis, au matin, à l’heure où le soleil dessine un rai de lumière à la lisière des rideaux occultant, les soldats se mettent à bâiller. Certains s’allongent à même le sol dans des couvertures d’emprunt ou bien dorment assis, affalés contre le mur. Lee se ressert, observe un instant son reflet déformé sur la surface du verre. Puis elle se lève et, d’un pas hésitant, s’avance vers l’endroit où le première classe s’est endormi, la bouche ouverte comme un enfant. Lee le réveille à petits coups de rangers dans la jambe, à quoi il répond par un sourire perplexe, comme si elle faisait partie du rêve qu’il était en train de faire. « Viens », lui murmure Lee, et il la suit dans le couloir de l’hôtel, jusqu’à une chambre vide. Elle l’attire à l’intérieur puis le pousse en sorte qu’il se retrouve assis au bord du lit, dans l’expectative, levant vers elle des yeux étonnés. Il doit avoir une quinzaine d’années de moins qu’elle.
– Madame ? dit-il.
– Chut.
Lee lui enlève ses rangers et, pendant qu’elle délace les siennes, il se débarrasse de son uniforme et s’allonge sur le lit, nu, la peau si pâle qu’elle en est presque translucide. Sa poitrine est douce et glabre. Lee a envie de le frapper. Elle avance à quatre pattes sur le matelas et lui fait signe de bouger pour venir derrière elle et, lorsqu’il est dans la bonne position, elle l’empoigne pour l’aider à se glisser en elle.
– Vas-y, dit-elle, d’une voix pleine de colère qui lui semble ne pas être la sienne dans le silence de la chambre.
Parcourue par une poussée d’adrénaline, elle conjure l’image du soldat blond que cet homme a tué et laisse la haine lui échauffer le sang. Lee ne sait pas à quel moment elle est devenue cette personne, pleine de rage, mais elle aime ce manque total de retenue, sentir ses émotions vibrer hors d’elle, incontrôlées.
– Plus fort, dit-elle.
Le jeune homme est heureux de lui rendre ce service, mais c’est à peine commencé que c’est déjà terminé, et quand il roule loin d’elle sur le matelas et lui murmure qu’il est désolé, elle a du mal à le regarder.
Quand Lee ressort, quelques heures plus tard, le soleil est déjà chaud dans un ciel sans nuage. Avec toute la fumée de la veille, on a du mal à croire qu’il puisse rayonner comme ça. Autour d’elle, la ville n’est plus qu’un cratère, les immeubles en ruine ressemblent à des coquilles vides. Lee, aussi, est vide. Elle marche des kilomètres pour rejoindre son convoi. Sur son chemin, on dirait que rien n’a été épargné par les bombes.