4

– Bobby ! s’écrie Man quand l’homme arrive.

Il est corpulent ; dans l’embrasure de la porte, son corps prend tout l’espace, bloque la lumière. Une fois à l’intérieur il adresse un sourire à Man, un sourire qui exhibe ses gencives, dans un visage joufflu au front dégarni comme un gros bébé. Ils rient, se serrent la main, et Bobby envoie une bourrade dans le dos de Man.

– Ça fait tellement longtemps, dit Man. Quand j’ai vu ton mot, j’ai eu du mal à y croire. Le grand Bobby Steiner, à Paris. Je n’aurais jamais cru voir ça.

– Quand General Electric vous tend la perche, on la prend. Je suis le patron de la division européenne à présent.

– On m’a dit ça. Formidable ! Et tu as bien fait de venir me voir. Je vais prendre une photo de toi qui sera digne de cette promotion.

– T’as intérêt.

Bobby rit de nouveau et jette un œil autour de lui. Quand il remarque Lee, il s’immobilise et lève les mains en un geste feignant la résignation.

– Salut, beauté, dit-il. – Il s’avance vers elle et lui offre son visage pour un baiser sur la joue, à l’américaine. – Ta nouvelle fiancée, Manny ? Une nouvelle ? J’aimais bien celle d’avant que tu avais amenée à New York.

Lee s’attend que Man clarifie les choses, mais il se contente de rire et de murmurer à Bobby quelque chose qu’elle ne peut pas et ne veut pas entendre. Elle sent le feu lui monter aux joues, plus agacée que gênée. Bobby reste là à la contempler encore quelques secondes, laissant ses yeux glisser le long de son corps, puis les deux hommes entrent dans le bureau de Man et ferment la porte.

Lee n’est certainement pas la fiancée de Man, mais elle n’est pas non plus son élève. Après que la femme venue se faire photographier pour son anniversaire est partie, cet après-midi-là, Man a demandé à Lee de rester, et lui a expliqué qu’avec tout le travail qu’il avait, il aurait bien besoin de son aide pour s’en sortir. Lee ne sait pas trop ce qu’elle a fait pour qu’il change d’avis, mais peu importe, elle accepte. Il a déjà eu d’autres assistantes, lui a-t-il dit. La dernière est partie quelques mois auparavant. Le travail manque de prestige : tenir les comptes de Man, qu’il lui a décrits comme un véritable désastre ; programmer les séances ; installer le matériel photo ; et de temps à autre l’aider au développement. À la description de toutes ces tâches, Lee a hoché la tête d’avant en arrière avec une telle insistance, qu’elle a craint de la voir se détacher de son cou. Si elle espérait un gros salaire, il ne pourrait pas le lui offrir, mais Lee pourrait utiliser la chambre noire quand il n’en aurait pas besoin et elle pourrait aller et venir à sa guise. Elle a accepté avant même qu’il lui donne le montant. Il a fini par le lui donner ; il était scandaleusement bas. Mais ça lui est égal. L’idée de travailler pour un photographe connu lui plaît tant qu’elle le ferait probablement pour rien.

Et maintenant, au bout d’un mois, elle s’est installée dans le rythme de son nouveau travail. Le matin, elle arrive à neuf ou dix heures – tôt pour les Parisiens – et entre dans le studio avec la petite clé en cuivre que lui a confiée Man. Elle va dans le bureau et s’installe à la table de Man. Son travail consiste notamment à tenir le livre de comptes, un énorme cahier qu’elle doit généralement aller chercher au milieu d’un fouillis sans nom : des œufs d’oiseaux, des reçus du tailleur, des soldats de plomb, et un jour un immense bocal où flotte une pieuvre naturalisée. Il est comme un corbeau qui ramène des trésors dans son nid, et Lee se prend à aimer le désordre créé par ses lubies.

Lee n’est pas mauvaise en calcul, mais elle fait tout de même le travail au crayon, prenant soin d’effacer toute erreur et de recopier les chiffres de son écriture ronde et régulière. L’assistante précédente n’était pas aussi méticuleuse qu’elle s’efforce de l’être, si bien que, lorsque Lee en a le temps, elle reprend les comptes d’il y a plusieurs semaines pour démêler la toile d’erreurs que l’autre a laissées en partant.

Voici ce que lui disent les chiffres : la photo paye bien. Les autres activités créatives de Man, la peinture et la sculpture, nettement moins. Il a beaucoup d’argent, surtout pour un artiste, mais le gère épouvantablement mal. Il ne fait pas d’économies. Au lieu de ça, quand un travail important se présente, il le traite comme une aubaine, une bonne excuse pour faire la fête et acheter quelque chose de déraisonnable. Il y a plus d’entrées dans la colonne dépenses que dans celle des recettes, et la plupart concernent des choses éphémères : un dîner d’huîtres au Select, deux nuits d’hôtel à Saint-Malo, et même, un an auparavant, une Voisin, qu’il prend pour aller à la campagne ou passer l’été à Biarritz et qui lui coûte un maximum le reste du temps, rien que pour la garer près de chez lui.

Lee remonte aux comptes de l’année 1928, où il y avait beaucoup d’entrées auxquelles était accolée une initiale : « K loyer », « Modiste pour K », « Dîner avec K », et parfois juste un chiffre et l’initiale à côté, sans plus de détails. Un jour elle décide d’additionner les entrées de K et est étonnée par les sommes d’argent que Man a dépensées pour elle. Ce doit être la fille dont parlait Bobby, mais qui est-ce ? À ce stade, Lee ne peut pas poser la question. Le nombre d’entrées évoquant la modiste de K lui donne d’elle l’image d’une femme au teint pâle, désireuse de se protéger la peau. Peut-être est-elle plus vieille – tout au moins aussi vieille que Man. Lee ne sait pas encore quel âge a Man exactement, mais une chose est sûre : il est beaucoup, beaucoup plus vieux qu’elle. Mais où est passée K ? Des dizaines et des dizaines d’entrées puis, depuis janvier, plus rien. Une dispute ? Un autre homme ? Lee suit du doigt la colonne de chiffres et imagine la rupture, le tourment secret de Man. K n’a pas été remplacée, il n’y a plus d’initiale après janvier. La seule femme à ajouter au livre de comptes, c’est elle-même et, puisqu’il lui échoit désormais de préparer les chèques à la signature, elle prend un malin plaisir à se payer chaque semaine pour le travail accompli.

Man n’arrive généralement pas avant onze heures, de sorte que le matin Lee a un petit moment de tranquillité. Elle adore ce temps passé à mettre de l’ordre dans sa maison, adore avoir une liste de choses à lui dire chaque jour quand il débarque. Son humeur du matin entre généralement dans l’une de ces trois catégories : distrait, les doigts couverts de fusain ou tachés de peinture à l’huile parce qu’il a passé la matinée à peindre ; soucieux, quand il sait qu’un client important va arriver dans l’après-midi et qu’il doit prévoir une journée de travail fastidieuse ; ou sombre quand il y a une pause dans les commandes, ou s’il a dû payer une facture oubliée. Lee surfe sur ces humeurs avec un mélange constant de professionnalisme et de détachement, et Man y répond sur le même registre, la traitant avec une courtoisie qu’elle n’a jamais connue quand elle était modèle.

L’après-midi, elle l’assiste dans le studio ou dans la chambre noire, ces heures de la journée étant de loin celles qu’elle préfère. Man lui assure qu’il est piètre pédagogue et qu’elle n’apprendra rien de lui, mais Lee pense tout le contraire et apprécie sa patience. Il est chaleureux et, chose surprenante, partage volontiers les ficelles du métier. Il lui dit que la photographie est une science plus qu’un art, qu’ils sont des chimistes qui font des expériences dans un laboratoire, que le travail de développement et de tirage effectué dans la chambre noire est aussi important que la vision artistique de départ.

Man ne fait pas de tirages tous les jours, ni même toutes les semaines, mais, quand il s’y met, Lee prépare la chambre noire pour lui, revêtant les gants et le tablier de caoutchouc qui lui permettront de manipuler le révélateur, procéder au bain d’arrêt et au fixage. Elle place des pinces en bois sur le plateau, utilise une pipette pour chasser l’air de l’agrandisseur, s’assure que l’éclairage inactinique fonctionne bien. Elle enlève les anciens tirages de la corde à linge et les apporte dans le studio, les place soigneusement dans l’un des grands tiroirs plats avec des intercalaires en pelure. Man semble être aussi mauvais gestionnaire de son argent qu’il est bon quand il s’agit de faire ses tirages, au point qu’il n’y a pratiquement rien à jeter. Il est rare qu’un premier essai soit trop sombre, ou qu’il ne soit pas assez contrasté, mais, quand c’est le cas, il garde ces tirages pour un usage ultérieur, coupés en lamelles et collés sur un fond en bois, ou bien retournés pour servir de papier à dessin.

Parfois les photos sont si belles que Lee s’arrête de travailler rien que pour les contempler. Comme le portrait de la danseuse Helen Tamiris, que Man a photographiée vêtue d’un ample kimono, allongée par terre, les cheveux étalés faisant comme un immense nuage noir autour de son visage à la peau d’un blanc laiteux. C’est un bon portrait, très bon, et c’est un honneur de l’avoir entre les mains, de savoir qu’un jour elle développera des photos dans la chambre noire d’où il est sorti.

Lee n’a pas encore abordé le sujet de son propre travail photographique avec Man, même s’il a été évoqué le jour où il l’a embauchée. Elle tient à ce que tout ça reste professionnel avant tout. Mais lors de ses incursions dans le livre de comptes – même si elle ne veut pas admettre qu’elle est du genre à fourrer son nez dans les tiroirs de son bureau – elle a appris que Berenice Abbott, l’une de ses anciennes assistantes, a développé ses propres tirages dans le studio de Man avec sa bénédiction, et qu’à présent elle s’est fait un nom là-bas, à New York. Lee se dit qu’elle a le temps, qu’elle apprend en observant, exactement comme le ferait un scientifique. D’ailleurs, il n’y a pas grand-chose à développer. Lee a trois films à traiter dans son tiroir à lingerie, mais elle ne veut surtout pas utiliser les produits de Man sur des photos que n’importe quel touriste aurait prises.

Pour l’heure, Lee, debout dans le studio, écoute les bruits de voix de Man et Bobby qui lui parviennent du bureau, leurs éclats de rire. C’est dans le bureau qu’elle travaille aussi, si bien que Lee ne sait où aller ni que faire. La situation et le visiteur lui rappellent les dîners donnés par ses parents, quand on l’expédiait dans un coin jusqu’à ce qu’il soit l’heure de les aider à préparer les cocktails. Enfant, sans doute était-elle adorable, pense Lee, toute pomponnée de dentelles Chantilly, avec un nœud blanc perché sur la tête tel un gigantesque papillon. Mais en grandissant, c’est devenu embarrassant pour elle, le regard concupiscent des hommes quand elle leur apportait leur boisson, leur cigare humide calé entre des lèvres crispées en un sourire narquois.

Lee est toujours debout dans le studio quand la porte du bureau s’ouvre. Les deux hommes sont en pleine conversation.

– Sam travaille pour Lisowski maintenant. Tu le savais ? Il s’est fait un max avec cette propriété à Flushing, dit Bobby.

– Oui, il me l’a écrit. Il m’a dit que le travail ne lui laisse pas beaucoup de temps pour l’écriture.

– Minnie doit être contente qu’il ait un salaire à envoyer chez lui, en tout cas.

Man fronce les sourcils.

– Ma mère est toujours contente qu’on ait un vrai métier et qu’on cesse ce qu’elle considère comme des enfantillages.

Petit rire de Bobby.

– Ça c’est vrai. Elle m’a dit de te demander quand tu allais renoncer à tout ça et revenir à la maison.

– Elle n’abandonne jamais. Te faire son messager.

Man rigole, mais il y a de la colère dans son rire. Il prend un tabouret, s’avance au milieu de la pièce, et fait signe à Bobby de s’asseoir. Une fois sa lourde carcasse posée, ses grosses jambes écartées devant lui, les chevilles croisées dans leurs guêtres, celui-ci se donne un air, plissant les yeux en une expression qu’il doit croire être de la confiance ou de la concentration.

– Pas besoin d’en rajouter, dit Man. Pour la photo, tu es très bien comme ça ; quelque chose de simple, de fort.

– Tu es sûr ? C’est pour General Electric. Nous ne sommes plus sur la 43e Rue, Manny.

– Heureusement, dis donc.

Ils rient de nouveau. Man se tourne vers l’appareil, et Lee, debout près de la porte qui ouvre sur la chambre noire, se racle la gorge.

– Je peux faire quelque chose ?

Les deux hommes se tournent vers elle. Bobby dit :

– Je prendrais bien un de ces sandwichs en longueur avec du jambon et du beurre.

– Ah oui, tiens, quelque chose à manger, ce serait bien. Ça ne vous dérange pas, Miss Miller ? dit Man, et même si le fait est que ça la dérange, elle lui répond que non.

Il fait chaud dehors et le café est à quelques rues de là. Lee achète trois jambon-beurre1 et mange le sien dans la rue, sur le pouce. Quand elle est de retour au studio, la séance est déjà finie. La porte qui donne sur le salon est fermée et la douce puanteur du tabac à pipe filtre à travers le seuil. Lee dépose les sandwichs sur un plateau et frappe. D’autres rires, d’autres paroles avant que Man ne vienne ouvrir. Elle lui tend le plateau d’un air totalement inexpressif, espérant ainsi lui faire comprendre qu’elle est contrariée.

Man prend les sandwichs et lui tourne le dos, puis s’arrête et lui fait face. Une expression apparaît sur son visage qu’elle ne lui a jamais vue auparavant : une soudaine prise de conscience mêlée de gratitude.

– Miss Miller, dit-il, comment faisais-je avant vous ?

– Vous alliez chercher vous-même vos sandwichs, j’imagine, dit Lee, qui sent les yeux de Man dans son dos alors qu’elle s’éloigne.