Lee ne met pas longtemps à comprendre que Man aime le changement et qu’il ne tient plus en place quand la routine prend le dessus. Il fait des choses que Lee n’oserait jamais faire, comme l’appeler si sa peinture avance bien et lui demander de reporter la séance photo de l’après-midi, même si le client a pris rendez-vous depuis des semaines. Quand elle s’enquiert de ce qu’elle doit lui dire, il répond « Gangrène ! » ou « Accident de bus ! » ou « Voyage surprise à Pampelune ! », de sorte que Lee raconte systématiquement qu’un parent à lui est subitement tombé malade. Ses clients doivent penser que c’est une grande famille que celle de Man, et de faible constitution !
Un jour Man consulte l’agenda. L’après-midi est totalement libre. « Belle journée », dit-il.
Il a raison. En venant travailler ce matin, elle était triste de devoir rester enfermée, s’était attardée un instant sur le perron et avait rempli ses poumons d’air frais avant de tourner la clé dans la serrure.
Man continue.
– Si je ne vais pas chercher ce nouveau classeur, on ne va jamais y arriver.
– Pardon ?
Man va prendre son manteau et l’enfile.
– Ce meuble dont on a besoin pour ranger les photos. On en trouvera un au marché Vernaison. Vous venez ?
De sorte qu’une heure plus tard, Lee se retrouve au plus grand marché aux puces de Paris où il semblerait qu’il n’y ait rien qui ne soit à vendre : cadres dorés en quantité, immenses vaisseliers Chippendale, lettres en liasses, jupons jaunis, médailles de guerre, verres à liqueur, réveils cassés par caisses entières, passe-partout rouillés, landaus bourrés d’oreillers en soie déchirés. Lee, intriguée, s’arrête devant un stand où des boîtes vides de produits à nettoyer les dentiers sont posées en équilibre sur une moto. À quelques mètres devant elle, Man se retourne pour voir si elle le suit. Elle sourit, allonge le pas pour le rattraper.
Le soleil de novembre brille dans un ciel sans nuage, elle n’a jamais vu Man d’aussi bonne humeur. Au bout de deux heures, ils ne sont pas encore arrivés aux stands où Man pense pouvoir trouver le classeur qu’il voudrait, mais il lui dit qu’il y en a dans une allée plus chère du marché Biron et qu’ils iront plus tard.
Ils empruntent des allées sales, encombrées par des centaines de vendeurs, leurs articles exposés sur d’épais tapis orientaux étalés devant leur stand et sur lesquels s’amoncelle un bric-à-brac d’objets dont la plupart semblent bons pour la poubelle. Lee avait été intriguée de voir Man apporter plusieurs grands sacs de courses avec lui ; il s’arrête devant un stand qui vend des têtes de poupées de porcelaine et se met à marchander avec le chiffonnier. Il a déjà rempli deux de ses sacs et, avec les quatre têtes de poupées qu’il a eues pour un bon prix, il n’est pas loin d’en remplir un troisième.
Quelques stands plus loin, ils s’arrêtent de nouveau pour regarder des mains de gantier en bois blanc, qui se dressent pareils à une forêt de petits arbres.
– Si seulement j’avais mon appareil, dit Lee, je les aurais pris en photo.
– Vous avez l’œil.
Man forme un carré avec ses mains et les porte à son visage comme pour regarder à travers un viseur. – Quel appareil avez-vous ?
– Je n’en ai pas… Je voulais dire, si je l’avais encore. Je ne l’ai pas retrouvé. Elle en ressent encore le manque.
Au fond du stand, il y a des morceaux de mannequins, un tas de bras dans une grosse caisse en bois. Man en sort un, l’inspecte.
– Vous me l’avez dit, j’avais oublié. Quel dommage ! Il faut vous en racheter un.
Lee se tait. A-t-il conscience de la modicité du salaire qu’il lui verse ? Ils continuent de déambuler le long de l’allée. Au stand suivant, des tonnes d’images stéréoscopiques sont bien rangées dans des boîtes classées par thèmes. Man farfouille dedans. « Ça paraît si vieux. » Il en retire une photo en surimpression de Trafalgar Square grouillant de calèches. Lee s’avance vers lui et fourrage dans une autre boîte.
– Mon père prenait des photos stéréoscopiques, dit-elle.
– Ah oui ? Il faut avoir la technique. Il était photographe ?
– Oui… Nous sommes allés vivre dans une ferme quand j’étais petite, et il y a construit un labo. Je l’aidais.
Man pose les yeux sur elle.
– Pas étonnant que vous sachiez ce que vous faites.
– Pas vraiment. Je ne faisais pas grand-chose. Ce n’est pas vrai, et elle ne sait pas très bien pourquoi elle l’a dit. L’attention que Man lui porte subitement, ici au milieu de cette foule, la met mal à l’aise. Lee fouille encore parmi les photos et s’arrête sur une femme vêtue d’une robe victorienne sévère, son jeune fils perché sur ses genoux. La mère et l’enfant regardent tous deux l’appareil photo avec cette expression vide que le temps d’exposition rend inévitable. À la ferme, son père gardait sa collection de stéréoscopes dans sa bibliothèque, rangée dans plusieurs dizaines de boîtes gris perle qui prenaient toutes les étagères du bas. Quand il travaillait, Lee en profitait pour se glisser dans la pièce et, s’agenouillant derrière son bureau, elle sortait de son étui la visionneuse avec laquelle elle n’avait pas le droit de jouer et y insérait les plaques l’une après l’autre. Quand elle la portait à ses yeux, les petites images en noir et blanc demeuraient un instant dans des champs de vision distincts avant de se fondre en un sujet en trois dimensions, parfaitement net, presque tangible. Parfois quand Lee regardait une scène particulièrement belle – le Panthéon, ou les feuilles de palmiers encadrant les grandes pyramides –, elle avançait sa main sans même s’en rendre compte, comme si elle voulait toucher ce qu’elle voyait, exactement comme un aveugle palpant le contour des objets qui l’entourent. Son père avait des centaines de ces cartes ; c’était presque une obsession, chez lui, réunir la plus grande collection dont pouvait s’enorgueillir un homme qui collectionnait un peu tout.
Man a continué d’avancer, mais Lee repose la carte, s’enfonce plus avant dans le stand, et se met à fouiller dans une autre boîte, trouvant d’abord des scènes de rue de Paris et de Copenhague, puis, derrière celles-ci, des photos de femmes nues, qui se prélassent sur des lits défaits, dansent autour de barres de strip-tease avec des airs de saintes-nitouches, se brossent les cheveux devant des miroirs de courtoisie. Celles-ci aussi lui sont familières. Son père en avait une collection, et seule dans son bureau, Lee les étudiait, mémorisant ce que ces femmes avaient fait pour capter son attention. Des lèvres sombres, des cheveux noirs, une peau blanche. Des bourrelets de graisse aux endroits où Lee était encore mince. Des chaussures à bouts pointus, des chapeaux avec voilettes à paillettes, des bas résille. Jusqu’à ce qu’elle trouve cette boîte, elle croyait que son père ne regardait pas d’autres femmes qu’elle en photo.
Après s’être assurée que Man ne s’est pas trop éloigné, Lee choisit une photo d’une femme qui se déhanche, ne portant rien d’autre que trois pompons, un sur chaque mamelon et un sur le sexe. Elle s’avance carte en main vers le chiffonnier, lui en demande le prix, paye, la fourre dans son sac, puis se dépêche de rejoindre Man pour ne pas le perdre dans la foule.
À un autre stand, sur un portant, une série d’uniformes aussi bleus que le ciel, et des casques de métal posés à l’envers, pareils à des bols. Lee passe ses doigts sur les cols de laine, sur les boutons en acier. Man disparaît et revient, un casque sur la tête, brandissant une épée qu’il fait tourner dans l’air puis pointe sur elle.
« En garde », s’écrie-t-il. Lee rit de bon cœur. Man a l’air si ridicule avec son casque ; son manque d’inhibition la surprend, l’amuse. Elle attrape elle aussi une épée et feinte vers lui, puis fait semblant d’être blessée et chancelle contre les uniformes. Man a les yeux qui brillent. Il pose l’épée et ramasse un bout de treillis métallique, l’élevant au-dessus de sa tête pour l’admirer.
– Ah, ça, dit-il, on l’emporte.
L’objet est courbe comme la spirale d’un nautile, de soixante centimètres de diamètre. À quoi il sert ? Mystère. Lee sait qu’il aime ce genre de choses, les treillis et les grillages en métal qui produisent des jeux d’ombre et de lumière. Man le tient à deux mains, enchanté.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Aucune idée. Un moule, peut-être ?
Du fond du stand, le brocanteur leur lance que c’est un bouclier de sabreur. Man l’achète et le glisse dans un autre sac.
– J’adore venir ici, dit-il à Lee, le regard gourmand, alors qu’ils continuent d’avancer. On ne sait jamais ce qu’on va dénicher. Un jour, j’ai acheté tout un squelette, un vrai, qui venait d’un hôpital. Il était suspendu au fond d’un stand.
Les voilà bientôt arrivés au marché Biron, où la poussière des allées est bien nettoyée avec des petits balais-brosses et où les acheteurs portent des vêtements manifestement plus coûteux. Man ne met pas longtemps à trouver le classeur dont il a besoin – il semble qu’il y ait de tout, ici, des tables consoles à des méridiennes en passant par des billots de boucher – et il négocie en sorte qu’il lui soit livré le lendemain.
Ils croisent une mère qui pousse un landau et tient un enfant par la main. L’enfant braille, il a les joues barbouillées de sirop. Man et Lee frémissent à sa vue, puis leurs regards se croisent et ils se sourient.
– Les enfants, ce n’est pas trop votre truc, on dirait ? dit Man.
– Pas vraiment.
À dire le vrai, Lee n’imagine même pas avoir des enfants. Rien ne lui semble plus éloigné de ce qu’elle veut faire de sa vie.
– L’art et les enfants ne font pas bon ménage, si j’en crois mon expérience, dit Man.
Lee se demande s’il veut la mettre en garde ; la considère-t-il comme une artiste ? Elle en doute.
– Et vous ? Vous n’en voulez pas ?
Man s’arrête à un autre stand de meubles, ouvre un secrétaire et regarde à l’intérieur.
– Surtout pas. C’est une des raisons pour lesquelles ma femme et moi nous nous sommes séparés.
Il s’avance vers le stand suivant et Lee se laisse distancer de quelques mètres. Elle ne savait absolument pas qu’il avait été marié. Elle se demande si sa femme et le K du livre de comptes sont une seule et même personne, et se hâte de revenir à sa hauteur.
– C’était ici, à Paris ?
– Non, non. Ça fait des années, quand j’étais encore aux États-Unis. Dans une autre vie.
– Où ça ?
Lee ne s’est pas posé beaucoup de questions sur son passé jusque-là, et elle a soudain grande envie de mieux le connaître.
– Dans le New Jersey. C’était plus facile que de vivre à New York. Moins cher. On a eu de bons moments… – Man fait une pause, tousse. Ce n’est pas vraiment parce que je ne voulais pas d’enfant que nous sommes séparés.
Lee hésite à l’interroger plus avant, mais de lui-même il poursuit.
– Nous étions bien trop jeunes. J’étais… enfin, je ne savais même pas ce que je voulais. J’étais censé prendre la suite de mon père, devenir tailleur, mais je voulais être un artiste. Ma famille m’a soutenu, jusqu’à un certain point, mais ils ne m’ont jamais vraiment compris. Ma mère pensait que ça ne durerait pas. Que ça me passerait. Alors j’ai quitté Brooklyn pour louer un appartement à Ridgefield avec un ami. Vous y êtes déjà allée ?
– Je ne crois pas.
– Ma foi, ça ne me surprend pas. C’est minuscule, très tranquille. Pendant un temps, mon ami Halpert et moi avons vraiment fait du bon boulot, là-bas. Nous avons acheté une presse à imprimer et lancé une revue ; et je peignais, tous les jours. Puis j’ai rencontré Adon, elle s’intéressait à ce que nous faisions, elle écrivait des poèmes, très beaux, je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme elle, et nous nous sommes mariés. Mais quand j’ai éprouvé le besoin d’aller plus loin, de vivre à Paris, Adon, ça ne l’a pas intéressée. Elle commençait à être connue dans les cercles littéraires. Je ne lui ai pas parlé depuis des années.
Adon. Donc, pas K. Et il y a des années.
– Je suis désolée, dit Lee.
Man a un haussement d’épaules et se passe la main dans les cheveux. Ils se sont arrêtés au bout de l’allée, où il y a moins de monde.
– Oh, il n’y a aucune raison de l’être, dit Man. Je ne sais même pas pourquoi je vous raconte tout ça.
Il remonte ses sacs plus haut sur l’épaule, puis, au bout d’un moment :
– Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de la photo ?
Lee repousse ses cheveux derrière les oreilles. Elle pense à la photo stéréoscopique qu’elle vient d’acheter, à toutes les photos que son père à prises au cours des années et dit :
– Oh, mon père, j’imagine… et puis, j’en avais assez de faire le mannequin. D’être photographiée. Je voulais passer de l’autre côté, voir comment on faisait.
Man hoche la tête, l’air de comprendre ce qu’elle veut dire, puis ajoute :
– Ces derniers temps, je pense tout le temps abandonner.
– Vraiment ?
– Ce n’est pas de l’art. Pas vraiment. En réalité, j’ai toujours voulu peindre. Les portraits, la photo en studio… les clients…
Sa voix devient inaudible.
Lee pense à ses travaux, ceux qu’elle a vus à ce jour, le portrait de Dalí qu’il vient tout juste de réaliser, le visage de ce dernier pris en contre-plongée, de sorte que ses sourcils jettent une ombre diabolique sur son front. Elle voudrait parler à Man de ce qu’elle a ressenti en la voyant, de ce qu’elle a provoqué en elle, lui dire que ça lui a fait à la fois prendre conscience de tout ce qu’elle ne sait pas et donné envie d’apprendre. L’entendre parler d’abandonner l’étonne. Si elle avait son talent, elle n’arrêterait certainement pas.
– Vos photos sont si bonnes, pourtant, lui dit-elle, puis elle se dit que ces mots-là sont loin d’exprimer ce qu’elle ressent.
– Bien sûr. Mais essayez donc d’y intéresser les critiques. Ils n’ont aucun respect pour la photographie en tant qu’art. Et je ne suis pas loin de leur donner raison. Le but premier de la photo n’est pas la création artistique mais la reproduction.
Lee le regarde avec curiosité.
– Pourtant, ce portrait que vous avez pris de Barbette – la double exposition – pour moi, c’est de l’art.
Man pousse un grand soupir.
– Peut-être. Mais c’est vrai que je commence à me lasser de ce travail en studio, devoir aller dans des maisons de couture, et tout le reste. C’est une véritable corvée. Si j’avais le choix, je me remettrais à peindre à plein temps.
– Mais, qu’est-ce qui vous en empêche ?
Il lève un de ses encombrants sacs et lui adresse un sourire ironique.
– Parce que peindre ne permet pas de s’offrir des virées au marché Vernaison.
Lee et Man empruntent le boulevard pour descendre dans le métro où ils reçoivent une bouffée d’air confiné qui soulève les feuilles autour d’eux dans l’escalier. D’un geste, Man lui fait signe d’abandonner l’idée d’acheter son billet et paie pour elle. Au moment de monter dans la rame, Man change ses sacs d’épaule et prend Lee par le coude. Un vieil homme et une femme assis, emmitouflés dans leurs manteaux, à l’autre bout de la rame, les regardent monter. Lee et Man doivent avoir l’air d’un couple marié, lui portant ses paquets et la guidant avec sollicitude par le bras. Rien que de très normal pour eux, qui sont manifestement vieux et mariés eux-mêmes. Man a dû se comporter de la même façon avec sa femme. Penser à l’effet qu’ils font tous les deux, elle et Man, est étrange et rend Lee étrangement heureuse.