Plusieurs fois par mois, Man donne une petite rémunération à des étudiantes à qui il demande de poser pour pouvoir travailler sur des photos qui ne sont pas des commandes, ce qui le met chaque fois de bonne humeur. Aujourd’hui, c’est Amélie, une nouvelle, petite et brune comme tous les modèles auxquels il fait appel. Lee l’entend siffloter en préparant le studio.
Amélie arrive avec un quart d’heure de retard, en reniflant. Elle a le nez rouge, les yeux larmoyants.
– Vous êtes malade ? demande Lee.
Il lui a suffi de regarder cette fille pour être convaincue d’avoir elle-même la gorge prise, et elle se promet de se faire un bon grog en rentrant chez elle.
– Non, ça va, déclare Amélie, mais au bout de quelques minutes dans le studio, il est clair que ça ne va pas du tout. Elle est avachie sur le sofa telle une fleur fanée, pose la bouche ouverte, manifestement dans l’impossibilité de respirer par le nez.
Man n’a pas l’air de remarquer qu’elle est souffrante, ni de s’en soucier. Il fredonne, plaisante, fait prendre des poses étranges à Amélie et marmonne « Génial ! » entre ses dents. Lee en vient à trouver touchants ses commentaires élogieux sur son propre travail.
– Bon, dit-il, je me disais qu’on pourrait essayer avec cet objet. Vous mettre devant la fenêtre et jouer un peu avec les ombres.
Il sort le bouclier qu’il a acheté au marché Vernaison et le montre à Amélie, qui le regarde d’un air absent jusqu’à ce qu’il lui apporte l’objet.
– Votre bras, ici, lui dit-il.
Le treillis métallique est délicat comme de la dentelle mais coupant sur les côtés. Amélie y glisse son bras et s’appuie sur la table avec une grimace.
Man recule un peu. Il penche la tête comme il le fait toujours, cherchant la ligne directrice dont l’image a besoin. Il s’agenouille et attrape la main d’Amélie, la tourne pour que la paume soit un peu plus ouverte.
– Comme ça, dit-il, tirant encore sur son bras et le déplaçant pour qu’il prenne un angle bizarre.
Satisfait, il disparaît sous le voile noir. Amélie respire de façon superficielle et Lee s’aperçoit qu’elle ralentit sa propre respiration pour être à l’unisson. Man reste sous le voile un bon moment, demande de temps à autre à Lee de déplacer les réflecteurs ou d’ajuster les rideaux derrière elle.
Il finit par émerger du voile. « Terminé », dit-il à Amélie, puis il quitte la pièce pour la laisser se rhabiller tranquillement. Elle sort le bras du bouclier, faisant la moue pour exprimer son inconfort.
– Ça pique, se plaint-elle à Lee, frottant une petite marque rouge sur la peau blanche de l’intérieur de son avant-bras.
– Les modèles doivent faire ce qu’on leur demande, non ?
Lee n’essaie même pas de cacher son agacement.
Amélie disparaît derrière le rideau non sans lui avoir jeté un regard noir. Quand elle en ressort, quelques instants plus tard, Lee, qui a quitté la pièce, est installée à la table de travail du bureau, où elle s’affaire à ranger des papiers.
– Bonsoir1, lance Lee à Amélie au passage, sur un ton faussement enjoué maintenant que la jeune femme s’en va.
Après son départ, Lee part à la recherche de Man. Il est dans le salon, en train de se servir une tasse de thé. Il lui en propose d’un geste, mais elle fait non de la tête.
– Vous ne devriez plus faire appel à ces étudiantes, dit-elle en s’installant sur le canapé en crin de cheval.
– Ah, elle était bien. Elle aurait pu être un peu plus en chair, mais j’ai utilisé beaucoup de cadrages serrés et elle a une jolie peau.
– Ça ne l’intéressait pas.
– Peu importe. Tout ce que je leur demande, c’est de m’écouter et de tenir la pose.
Il s’assied en face de Lee et avale bruyamment une gorgée. Elle l’observe, toujours contrariée sans trop savoir pourquoi. Cette fille l’a agacée. Et pas seulement ses microbes, que Lee se représente comme des petites puces dansant sur le canapé, sur le bouclier, partout dans le studio. C’est surtout ce désintérêt qu’elle a manifesté tout au long de la prise de vues. Amélie sait-elle seulement qui est Man ?
– J’ai vu ça se produire quand je posais, dit-elle.
– Quoi donc ?
– Quand le modèle ne sait pas ce qu’il fait là. Moi-même…
Elle s’interrompt.
– Vous ? s’étrangle presque de rire Man, en prenant une autre gorgée de thé. Je parie que vous étiez ravissante sur toutes les photos qui ont jamais été prises de vous.
Lee rougit, n’ose pas le regarder en face. Depuis le jour où il l’a embauchée, Man n’a jamais fait le moindre commentaire sur son apparence. C’est ce qu’elle croyait vouloir – une relation professionnelle exempte de tout ça –, mais au fil des semaines, elle s’est souvent prise à se demander ce qu’il pouvait bien penser d’elle. L’autre jour, par exemple, elle est venue travailler dans une de ses plus jolies robes pour voir s’il allait lui en faire compliment. Il n’a rien dit, ce qui était très bien, mais là, ses derniers mots provoquent en elle un petit frisson qui la prend par surprise.
– Pour moi c’est facile, dit Lee, mais pas pour les raisons auxquelles vous penseriez. J’ai toujours eu le sentiment que…
Elle s’interrompt soudain, de peur d’en dire trop.
– Dites.
Elle va vers la bouilloire.
– Je me servais de ce truc…, poursuit-elle, le dos tourné. Je l’avais appris, toute petite, je crois, quand je posais pour mon père. Je peux pratiquement tout exprimer… – Là, Lee se retourne et les yeux plissés lui adresse un regard plein d’assurance. – Mais, tout en faisant ça, je peux être ailleurs. Parfois, avec mon père, je m’imaginais être une reine, la reine d’Angleterre, et que cette séance de travail s’imposait pour mes sujets. Ou bien, plus tard, quand j’étais chez Vogue, je pouvais porter une robe du soir et faire semblant d’être dans un gala ou dans toute autre situation, au gré du photographe. C’est un peu comme jouer la comédie. Quand j’étais petite, j’avais un nom pour ça.
– Qu’est-ce que c’était ?
– J’appelais ça mes délires.
Elle toussote pour dissimuler sa gêne.
– Des délires. J’adore.
– Eh bien, Amélie n’a pas ça. Elle a sans doute pensé à un cataplasme à la moutarde pendant tout le temps qu’elle était là. En tout cas, c’est ce que son visage exprimait.
Man repose sa tasse de thé.
– Poseriez-vous pour moi ?
Il semble vraiment en avoir envie, et ça l’enchante. Elle veut dire oui. Une partie d’elle est toujours prête à dire oui, à faire plaisir à tout homme qui lui demande quelque chose. Et elle sait que les photos d’elle faites par Man seraient belles, probablement meilleures que toutes celles réalisées par quiconque auparavant, et cela aussi est tentant ; apporter sa pierre à ses créations. Mais poser pour lui, même une seule fois, changera leur relation. Elle lui donnera quelque chose de sa personne, même si lui ne le voit pas de cette manière, et, en la regardant, il songera toujours à ce que son appareil photo aura fait d’elle.
– Je suis désolée, je ne peux pas, là… j’ai encore plein de travail à faire cet après-midi.
Ses mots restent en suspens dans l’air.
– Très bien.
Man a répondu d’un ton qui indique bien qu’il n’insistera pas. Il se verse une tasse de thé, y jette deux morceaux de sucre puis ajoute :
– J’ai vu des photos de vous, la semaine dernière. J’ai acheté un ancien numéro du Vogue américain.
Elle l’imagine s’arrêter au kiosque de la presse étrangère, sur le chemin du studio. Feuilleter des magazines poussiéreux empilés au fond, s’attarder sur ses photos. Les examiner, les évaluer ou, le connaissant, critiquer la composition. Quitter le kiosque en enfonçant son chapeau sur la tête, le magazine roulé dans un tube rigide et glissé dans la poche de son pardessus.
– Quel numéro ?
– Oh, vous portiez une robe en satin noir et de la fourrure, je crois. Une double page sur les perles ; vous aviez un collier ras du cou. Pas mal composé, à vrai dire. Vous avez du talent, en tout cas, aucun doute. Si vous changez d’avis, j’aimerais beaucoup vous photographier.
Il boit bruyamment ce qui reste de sa tasse de thé, la repose, claque les mains sur ses cuisses et dit « Bon, au boulot », puis disparaît dans son bureau. Lee reste là encore un petit moment, se caresse le cou où se trouvait le rang de perles et essaye de se souvenir des pensées qui étaient les siennes au moment de la prise de vues.