25

Le lendemain matin, Lee a la bouche comme du carton et un mal de tête épouvantable. Elle se lève avant Man, va s’installer dans la cuisine, boit un verre d’eau à petites gorgées. Le souvenir de la soirée lui revient en flashs – les toiles dans la galerie, les ronds de fumée de Claude, Man la mettant dans l’embarras, Nusch et Paul, ce qu’elle a ressenti au contact des cheveux d’Ilse – et ces fragments mis bout à bout lui donnent un sentiment d’échec épouvantable, comme si elle n’avait pas réussi à passer une épreuve. De tout ce qui est arrivé, c’est son échange avec Ilse et Claude qui la perturbe le plus, l’idée qu’elles se font d’elle, de quelqu’un de vide, qui n’est rien d’autre que la compagne de Man.

Lee a envie de se recoucher, se glisser sous les couvertures et les tirer par-dessus sa tête. Elle voudrait que Man se lève, qu’il voie dans quel état elle est et qu’il s’occupe d’elle. Ou, mieux encore, elle voudrait retrouver son lit d’enfant, quand son père lui apportait un bol de lait chaud sucré mélangé à du thé très léger.

Mais aujourd’hui, c’est le dernier jour de tournage, et, après un autre verre d’eau et un bout de pain grillé sans beurre, Lee retrouve suffisamment d’énergie pour s’habiller et aller sur le plateau. Man est encore au lit ; la veille, il a bu encore plus qu’elle, elle ne va pas le déranger ; d’autant qu’à dire le vrai, elle n’a aucune envie de lui parler. Il leur serait impossible de parler sans évoquer ce qui s’est passé au moment des gages et la dispute qu’ils ont failli avoir après. Elle laisse une note à l’endroit habituel, lui disant où elle sera. Elle signe Tendresse, L non sans avoir hésité un instant.

Le tournage se déroule sans histoires. Ils refont la scène finale dans laquelle un ange gardien extrait un as de cœur de la poche d’un tricheur, et Lee se transforme en statue qui marche dans de la fausse neige sans laisser de traces de pas. Après, alors qu’elle est en train d’ôter son lourd costume pour la dernière fois, elle se fait la réflexion que, si inconfortable qu’il fût, il pourrait bien lui manquer.

À la fin de la journée, Lee, Enrique et quelques autres membres de la distribution restent avec Jean jusqu’à ce que tout soit fini et qu’il soit l’heure de fermer le plateau. Ils s’en vont un par un, il ne reste plus que Lee et Jean. Ils sortent, Jean tourne la clé dans la serrure, mais aucun des deux n’a envie de partir.

Jean a réservé un billet pour Rome, où il dit pouvoir se ressourcer et terminer le montage. Enrique ne l’accompagnera pas. Peut-être est-ce que leur relation ne peut se poursuivre hors du monde clos du studio. Jean dit au revoir à Lee. Il a l’air triste, les traits tirés.

– Prends soin de toi, chaton, lui dit-il.

– Fais-moi signe quand tu es de retour.

– Bien sûr. Et tu seras parmi les premiers à voir le film.

Lee le prend dans ses bras et elle est surprise d’avoir les larmes aux yeux. Elle a du mal à croire que le tournage n’a duré que quelques semaines. Elle a le sentiment d’être là depuis des mois.

– Ah, j’allais oublier.

Jean fouille dans la poche de sa veste et en sort une carte de visite blanche qu’il lui remet. « Madame Anna-Letizia Pecci-Blunt », peut-on y lire, en caractères gravés à empattement, avec en dessous une adresse proche du Trocadéro.

– Tu la connais ? demande-t-il.

Est-ce que Lee connaît Madame Pecci-Blunt ? Tout le monde la connaît, tout au moins de nom. C’est une des femmes les plus fortunées de Paris, presque une altesse, vaguement apparentée au pape.

– Je ne la connais pas personnellement, si c’est ce que tu veux dire.

– Avec toi, on ne sait jamais. Elle organise chaque année une grande réception. Tout le monde y va. Je l’ai vue un soir, récemment, et elle m’a dit que cette année, elle allait faire un bal blanc. LE Bal blanc. Toute la décoration sera en blanc. Les invités seront habillés de blanc. Du fantomatique, de la pureté. Elle m’a demandé si je pouvais l’aider à en faire quelque chose d’incroyable. Je ne peux pas m’en occuper, alors je lui ai parlé de toi.

– De moi ?

Jean donne un signe d’impatience.

– Je lui ai donné l’adresse du studio de Man Ray. Mais c’est de toi que je lui ai parlé. Quand elle appellera, c’est toi qui dois t’entretenir avec elle. C’est une occasion rêvée. Avec une telle référence, tu pourrais vendre tes photos, démarrer ton propre studio. Je lui ai dit tout le bien que je pense de toi.

– Vraiment ? Je ne savais même pas que tu aimais mon travail.

Quand elle lui avait montré ses photos au studio, quelques semaines auparavant, elle s’était sentie aussi gênée qu’avec Man. Il y en avait même un certain nombre qu’elle ne tenait pas à montrer à Jean, et elle accélérait la présentation de son portfolio, de peur qu’en s’attardant sur une image, il ne démasque l’imposteur qu’elle craint toujours d’être.

– Bien sûr que j’aime ton travail. Tu as du talent, chaton, et il faut que tu en aies conscience. Tu n’as sûrement pas encore montré tout ce dont tu es capable. Mais tu as ce quelque chose. Je l’avais aussi, et regarde-moi maintenant. Ce métier récompense l’audace, pas les assistants. Trouve-toi un mécène. C’est la seule façon de percer. Le vicomte, c’est lui qui m’a donné le million de francs dont j’avais besoin. Sans lui, pas de film.

C’est la première fois que Lee entend parler de la somme et elle est impressionnée. Mais surtout, elle est ravie d’apprendre que Jean lui reconnaît du talent.

– Et qu’est-ce que Madame Pecci-Blunt voudrait que je fasse ? lui demande-t-elle. Que je prenne des photos ?

– Voilà ce que tu vas faire. Rencontre-la. Après les présentations d’usage, demande-lui si tu peux l’appeler Mimi, ça vous mettra sur un pied d’égalité. Écoute ce qu’elle a à te dire. Qu’elle te décrive sa vision, les fantômes, le blanc, la pureté. Tu lui diras « Oh, mais c’est terriblement excitant. J’ai une foule d’idées, l’embarras du choix, même. » Fais-la parler jusqu’à ce que tu aies bien compris ce qu’elle veut. Ces gens-là… ils croient vouloir embaucher un artiste de talent mais, en fait, ce qu’ils veulent c’est avoir le sentiment que l’idée vient d’eux. Peu importe le concept sur lequel elle s’arrête, même s’il n’a rien de génial, saisis-le et fais-en quelque chose. Tu pourrais… je ne sais pas… mettre tout le monde en blanc et leur faire porter des parasols blancs ou porter le même masque blanc. Ou bien leur donner de la peinture blanche et les laisser tout peindre. Je suis sûr que tu trouveras quelque chose.

Jean met son foulard autour du cou et l’embrasse sur les deux joues. Lee tient la carte de visite dans sa main, regarde le nom joliment gravé de Madame Pecci-Blunt et essaie de se représenter la rencontre que Jean a décrite. Elle n’a aucun mal à l’imaginer telle qu’elle la voudrait, se voit très bien charmant avec assurance cette femme riche autour d’un thé fastueux. Lee aime beaucoup cette vision. Elle remercie Jean, le prend dans ses bras et pose sa joue contre la douce étoffe de son manteau. Ils restent quelques instants comme ça, puis il s’en retourne chez lui et Lee le regarde s’éloigner. Elle prend la direction opposée, descend le boulevard Raspail, la carte de Mimi dans sa main.

L’air automnal est doux, le soleil amorce sa descente et la lumière vire au jaune, se densifie. Lee décide de prendre le chemin des écoliers pour rentrer par la Sorbonne et le Panthéon, avec sa façade à colonnes plongée dans l’ombre. En arrivant à Montparnasse, elle emprunte une petite rue par laquelle elle n’est jamais passée et, au coin de la rue Victor-Schœlcher et de la rue Victor-Considérant, son œil est attiré par un panneau derrière la baie vitrée du rez-de-chaussée d’un immeuble étroit : « Atelier à louer : s’adresser à l’intérieur ». Lee s’arrête devant et essaie de voir à l’intérieur, mais sans grand succès, tout est dans l’ombre. Les baies vitrées sont larges, courent du sol au plafond, et elle imagine la configuration de la pièce, ce qu’elle pourrait en tirer si c’était à elle. Comme pour la réception qu’elle pourrait mettre en scène, elle peindrait cet atelier en blanc : sol, murs et plafond. Elle aurait un canapé blanc, un tabouret blanc. Et, à l’heure où la lumière de l’après-midi filtrerait, la pièce s’embraserait comme une chandelle et les clients venus se faire photographier seraient plus beaux que jamais, rayonnants, les yeux baignés de lumière, la peau douce et veloutée. Sur la porte, elle accrocherait une petite plaque. Simple, modeste, discrète. Trois mots : « Studio Lee Miller ».

Elle continue de marcher et, le temps d’arriver chez elle, le ciel est devenu pourpre. Man est dans la chambre en train de peindre. Il est hirsute et, avant de l’apercevoir, il penche la tête et se passe les mains pleines de peinture dans les cheveux. Lee s’éclaircit la gorge, il se tourne vers elle, avec une expression mêlée de soulagement et d’inquiétude

– Je ne t’ai pas entendue rentrer. Le tournage est terminé ?

– Oui. Jean part à Rome.

– Pour se rapprocher de sa muse, j’imagine.

Lee sourit malgré elle, s’avance jusqu’au lit et s’affale dessus. Man manque de perdre l’équilibre et la fusille du regard. Lee examine attentivement la toile, maintenant peinte d’un bord à l’autre cependant que Man l’observe.

Avant qu’elle n’ouvre la bouche il dit :

– Je suis revenu à Lautréamont. Quand j’étais plus jeune, la partie du poème qui me touchait le plus était celle abordant le départ de la maison et le rejet du passé, mais maintenant j’y vois autre chose. Je n’ai établi ce lien que ce matin : ce ne sont pas seulement tes lèvres. Ce sont les lèvres de saphir de Maldoror. La tentatrice. Le démon. Mais ce sont aussi tes lèvres. Je veux qu’on ait les deux images simultanément à l’esprit.

Man a déjà montré à Lee ce poème de Lautréamont. Elle l’avait trouvé sans intérêt, mais ne lui avait pas dit. Pour elle, c’est de l’onanisme pur, une succession de scènes de violence, de sexe sanglant, de destruction. Le fait qu’il l’aime – tous ses amis l’aiment, Soupault en a une copie fatiguée dans la poche de son manteau – la dépasse.

– C’est une idée fascinante, dit Lee. Sauf que moi je vois beaucoup de sensualité dans cette toile. Je n’y vois aucune violence.

Man descend du lit, va prendre un livre écorné sur la commode et se met à le feuilleter rapidement.

– Ah, voilà, dit-il. C’est ce que j’ai lu aujourd’hui pendant ton absence. Laisse-moi te le lire.

Deux cuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau visqueuse du monstre, comme deux sangsues ; et, les bras et les nageoires entrelacés autour du corps de l’objet aimé qu’ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientôt plus qu’une masse glauque aux exhalaisons de goémon ; au milieu de la tempête qui continuait de sévir ; à la lueur des éclairs ; ayant pour lit d’hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sous-marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l’abîme, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux ! Enfin, je venais de trouver quelqu'un qui me ressemblât ! Désormais, je n’étais plus seul dans la vie ! elle avait les mêmes idées que moi ! J’étais en face de mon premier amour !

(Les Chants de Maldoror – Chant II)

Man le lit de plus en plus vite puis, quand il a fini, il la regarde, attend sa réaction. Le poème la dégoûte, de A à Z. Il est à l’image de tout ce qui est malfaisant et noir en ce bas monde et, quand elle l’entend, elle se sent elle-même chanceler au bord de sa propre noirceur, où elle refuse de s’aventurer.

Sur la toile qui est au-dessus de sa tête, sa bouche rouge flotte tranquillement dans un ciel nuageux. Malgré ses efforts, Lee n’arrive pas à relier ce tableau au sombre naufrage du poème.

– Alors c’est comme ça que tu me vois ? finit-elle par dire. Comme une sorte de… de monstre ?

Man s’approche du mur et désigne la toile.

– Non, bien sûr que non. Dans le tableau, ta bouche est ta bouche. Mais le démon du poème y est également présent. Le bien et le mal. La souffrance et le plaisir.

Man a cette folie dans le regard qui lui rappelle l’air qu’il avait la veille, pendant le jeu de gages. Elle se lève, s’approche du miroir de la coiffeuse et se brosse les cheveux, avec une telle force que son cuir chevelu en est presque douloureux.

– Je n’aime pas ça. Que tu te serves de moi de cette façon.

Dans l’obscurité grandissante, son visage tel que reflété par le miroir est une sphère pâle, comme l’une de ces formes blanches sur une plage dans le tableau de Dalí.

– J’aurais pensé que tu serais flattée. Cette toile… honnêtement, je pense que c’est mon plus beau tableau.

– Tu penses que c’est ce que Salvador a dit à Gala quand il l’a peinte ?

Le changement de sujet semble perturber Man.

– La toile qui était à la galerie hier soir ?

– Oui. Tu l’as regardée ? Moi, je l’ai adorée. Elle était tellement évocatrice.

Lee ne dit cela que pour le provoquer, il déteste qu’elle fasse des compliments sur le travail d’autres artistes.

– On ne peut pas comparer.

– Comparer entre ta peinture et la sienne, ou entre sa façon de se servir de Gala et ta façon de te servir de moi ? Tu m’as dit toi-même à propos de la toile de Salvador qu’il l’avait peinte au moment où il poussait Gala à quitter Paul. Et il y a quelque chose d’elle dedans, c’est évident. Alors je ne vois pas de différence. Ce que je veux dire, c’est que je ne veux pas que tu te serves de moi pour me dire ensuite que je suis un monstre.

– Je ne me sers pas de toi, Lee. Tu es ma source d’inspiration. Tu le sais.

Lee tient sa brosse à cheveux devant sa bouche, comme si c’était un micro.

– Et voici notre pièce à conviction numéro 1, entonne-t-elle, la femme qui a inspiré à Man Ray son plus beau tableau.

Man prend un air entendu, presque condescendant.

– Ah ! Je comprends mieux. J’avais bu. Il fallait que j’arrête Paul. Et ça a marché. Si je t’ai offensée, j’en suis désolée.

– Tu m’as offensée, oui.

Comme souvent quand Man comprend que Lee est vraiment mécontente, son attitude change. Il s’approche d’elle, lui enlève la brosse à cheveux des mains et la prend dans ses bras.

– Lee, ma chérie, je suis désolé, murmure-t-il. Ce n’était que des mots. Tu sais ce que je ressens pour toi.

Elle se laisse enlacer. Pendant un instant, elle se représente ses bras comme les tentacules du poème de Lautréamont, qui se saisissent de son corps pour l’entraîner au fond d’une mer démontée. Elle sent son pouls s’accélérer, mais elle secoue la tête pour se focaliser sur ce qui est devant elle. Man. Son Man, qui l’aime. Il l’embrasse dans le cou, juste derrière l’oreille, comme elle aime qu’il le fasse, et l’image se dissipe. Lee se détend dans ses bras. Son odeur est rassurante, familière : térébenthine, tabac à pipe, sans oublier le vétiver de l’eau de Cologne. Dans cette étreinte, le poème, les événements de la veille semblent moins importants : ce ne sont que des mots.

Puis très vite il s’écarte d’elle et retourne à sa palette. Il prend un pinceau, l’enduit de peinture rouge. « Viens ici », dit-il.

Il lui tend le pinceau et ils montent tous les deux sur le lit. Il lui désigne l’endroit où il a peint sa lèvre inférieure et Lee passe le pinceau sur la toile, de manière hésitante d’abord, puis avec une assurance croissante, le rouge qu’il lui a donné apportant une touche de brillance à une partie plus sombre de sa bouche. Elle n’a pas peint depuis son arrivée à Paris.

– Le Lautréamont, dit-il. Je suis le monstre, tu es la tentatrice. C’est ce que je voulais dire. Ce que je t’ai lu sur le fait de ne pas se sentir seul, de trouver quelqu’un qui me ressemble. Voilà ce que je veux faire passer dans ce tableau.

Lee continue de peindre.

– Je vois.

– Je panique un peu quand tu n’es pas là, dit-il en riant. Mon imagination me joue des tours. Et tu as été souvent absente ces derniers temps.

Sur un ton léger, elle dit :

– Eh bien, comme je te l’ai annoncé, le tournage est fini. Je suis de nouveau toute à toi.

– Tant mieux.

– Oui, dit Lee en sautant du lit et remettant de la peinture sur son pinceau. Quel nom vas-tu donner à cette toile ?

– Elle s’appelle Les Amants.

– Aucun démon là-dedans, dit Lee en remontant sur le lit.

Ils peignent ensemble pendant un moment. Elle a le visage tellement près de la toile qu’elle ne voit que ses lèvres.