Munich
Prinzeregentenplatz 16

1er mai 1945

La mise en scène est une idée de Lee. Elle est assise sur le fauteuil d’osier à côté de la baignoire et délace ses bottes, s’en débarasse, les laissant là où elles atterrissent, puis déboucle sa ceinture et enlève son uniforme, sous les yeux de Dave qui la regarde du seuil de la porte avec un petit sourire en coin. Ce n’est pas la première fois qu’il la voit nue ; elle aussi l’a vu, d’ailleurs. Ça n’a pas d’importance. Ce qui est choquant à cet instant, c’est sa peau, si blanche sous ses vêtements, pâle et tendre dans la lumière crue tombant du plafond. Ce sera son premier bain depuis trois semaines et, dans le petit miroir de la coiffeuse, son visage et son cou sont marron comme les fournitures militaires, la saleté s’étant localisée aux endroits où elle a séché sur plusieurs couches de transpiration.

« Sale Auslander1 », dit Dave, singeant l’accent allemand et ils rient tous les deux.

Elle fait couler l’eau du robinet, aussi chaude que possible, verse des sels de bain d’Epsom d’un petit récipient posé à proximité, et la salle de bains se remplit de vapeur et d’une forte odeur saline qui lui rappelle l’océan et lui fait penser qu’il y a bien longtemps qu’elle n’a rien vu de beau.

Dave joue avec son appareil photo, essaie différents cadrages. Il quitte la pièce et revient avec un petit portrait de Hitler, qu’il place sur le rebord de la baignoire.

– C’est trop ? demande-t-il.

– Il y a tellement de foutues photos de lui dans cette maison que je m’étonne qu’il n’y en ait pas une ici. Laisse-la.

Elle entre dans la baignoire, l’eau est tellement chaude qu’elle en a la chair de poule.

– Tu vas laisser une sacrée trace de crasse autour de cette baignoire, dit Dave.

Il est saoul. Elle aussi. Dans leur planque, ils ont picolé depuis qu’ils ont quitté la Haute-Bavière, une espèce de bibine que les Boches appellent du vin et qui leur a donné des aigreurs d’estomac. Ici, au 16 Prinzeregentenplatz, ils ont poussé un cri de joie en ouvrant un meuble bar et en le trouvant plein de cognac Braastad, un luxe qu’ils n’ont pas connu depuis le début de la guerre. Ils s’en versent dans des verres gravés AH, blasonnés de swastikas, et se noircissent copieusement.

Lee s’assied dans la baignoire et Dave lui tend un gant de toilette et un pain de savon. Là, sous le regard accusateur du Führer, les mains sur les hanches, dans une pose dont Lee est certaine qu’elle se veut pleine d’autorité, mais qui serait plutôt celle d’une maîtresse d’école faisant la leçon, elle se frotte vigoureusement pour ôter la crasse de Dachau, jusqu’à en avoir la peau irritée.

– Attends que Life voie celles-là, dit Dave.

– Tu n’oserais pas.

Il rit.

– Non, elles sont rien que pour nous. Pour le souvenir…

– Pas pour le souvenir. Pour enterrer ce putain de monstre.

Dave prend toute une pellicule de photos et Lee reste dans le bain jusqu’à ce que l’eau refroidisse. Ensuite elle sort, remet son uniforme, boucles et boutons désormais aussi familiers que son propre corps et, prenant la photo encadrée dans sa main, la laisser tomber face contre le carrelage. En un mouvement extrêmement rapide, elle pose le pied dessus et l’écrase, le verre crissant sur la céramique, puis quitte la pièce.

Ils passent encore trois heures dans la maison de Hitler avant l’arrivée du reste du régiment. Lee a comme l’impression de connaître un peu le Führer à ce stade. Elle s’est assise à son bureau, a lu les lettres que lui a adressées Eva, feuilleté ses carnets d’esquisses, vu sa chambre, ses fixe-chaussettes et ses remèdes contre la migraine. Plus il lui semble normal, plus elle le méprise. Elle déborde de haine, à s’en étouffer.