À Vienne, dans le caniveau, Lee trouve un chaton qu’elle baptise Warum, ce qui signifie « pourquoi » en allemand. Il se loge douillettement dans la poche de poitrine de sa veste, ronronne comme une moto contre elle pendant qu’elle fait la queue pour obtenir l’autorisation de se rendre à Moscou. Où qu’elle aille, il lui faut des permis en trois exemplaires, et tous les fonctionnaires auxquels elle s’adresse sont inorganisés, incompétents. Parmi tous les anciens bastions nazis, Vienne est celui que Lee déteste le plus.
La ville libérée est un univers de contrastes. Le soir, les Autrichiens se gavent de musique. On entend partout dans les rues résonner les notes aigrelettes des clavecins et les coups d’archet des violons. Les salles de concert sont bondées mais les opéras que Lee aimait avant ne l’émeuvent plus. Un soir, elle assiste à un spectacle de marionnettes et les corps désarticulés des pantins qui dansent lui rappellent tellement Dachau qu’elle doit fuir la salle pour ne pas hurler.
Ça fait des semaines qu’elle est piégée ici, assez longtemps pour que son courrier lui parvienne, une pile de lettres de Roland aussi épaisse que sa cuisse. Elle les lit couchée et rit de voir Warum jouer avec les pages. Le ton des lettres est inquiet. Roland insiste pour qu’elle rentre. La guerre est finie, Hitler est mort, il ne voit pas pourquoi Lee s’attarde.
À la lumière du jour, Lee ne voit que signes de privation partout. Des Autrichiennes qui ont endossé les manteaux des morts, mendient leur nourriture dans les décombres de leur ville. Des bébés sous-alimentés meurent dans les hôpitaux viennois, les os de leur cage thoracique aussi fins que des baguettes de Mikado, leur poitrine se soulevant et s’abaissant dans une lutte désespérée pour rester en vie. Si elle écrivait à Roland, elle lui dirait Voilà pourquoi je suis encore là, pour mettre en lumière les souffrances qui n’ont pas cessé en même temps que la guerre. Mais finalement non, elle ne lui écrit pas.
Un après-midi, Lee s’aperçoit tout à coup que Warum n’est pas dans sa poche. Elle retourne sur ses pas, s’arrête aux points de contrôle où elle est passée quelques heures auparavant, pour présenter aux gardes le permis qu’ils ont déjà vu, chaque minute écoulée la faisant douter de le retrouver jamais. Elle le cherche jusqu’au coucher du soleil avant d’abandonner et de revenir à sa chambre. À côté de la porte de l’hôtel, quelque chose lui attire l’œil. Il est là, dans un caniveau : pattes arrière écrasées, le dos arqué comme un combattant, le corps déjà froid et raide. Pourquoi ? pense Lee. Elle le ramasse, le berce un moment dans ses bras. Des heures passent avant qu’elle ne soit prête à s’en séparer. Elle utilise son foulard comme linceul et enterre le tout à proximité, sous les décombres. À quoi bon aimer les choses puisqu’elles finissent toutes par nous être enlevées.