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Tout en installant les projecteurs, Man lui décrit la nouvelle villa du bord de mer des Wheeler, à côté de Cannes.

– Ce qui en fait le charme, dit-il, c’est qu’elle est simple, authentique. Sans prétention. Arthur a passé une cire couleur ébène sur les sols, et laissé toutes les fenêtres sans rideaux, de sorte qu’on sent la présence de la nature même quand on est à l’intérieur. Pour mon premier jour, on a pique-niqué sous les branches d’un chêne majestueux, à la lisière de la propriété, et Rose nous a servi un rôti de canard froid, accompagné d’œufs de caille marinés et d’un bon chablis. Un vrai délice.

– Ça devait être chouette, dit Lee.

Elle ne fait guère attention à ce qu’il raconte et va et vient d’un pas décidé dans le solarium, attachant des draps blancs autour des supports des projecteurs, puis reculant de quelques pas pour juger de l’effet. Les invités sont attendus dans deux heures et il reste beaucoup à faire. En outre, Mimi lui a dit que tout doit être prêt assez tôt, car certains de ses invités débarqueront quand ils en auront envie sans se préoccuper de l’heure figurant sur le carton d’invitation. Lee n’a jamais été du genre à avoir de l’avance sur son travail, ni même à être ponctuelle, à vrai dire, mais ce soir, elle y arrivera, coûte que coûte.

Man ne partage pas ce sentiment d’urgence. Il semble calme. Depuis son retour à Paris, deux soirs auparavant, il agit comme si tout, entre eux, était redevenu normal. À son arrivée, il l’a trouvée dans le studio, en plein montage, dans l’impossibilité de s’interrompre et encore entourée du désordre qu’elle avait créé en travaillant. Un désordre tel que Man a trébuché en venant vers elle et que, sans le vouloir, Lee s’est avancée pour l’empêcher de tomber et qu’ils se sont retrouvés dans les bras l’un de l’autre. Le soulagement de Man à la voir là était palpable. Il a ri de son fouillis et l’a embrassée comme il le faisait souvent, d’une façon qui lui envoyait toujours une décharge dans tout le corps, et elle a ouvert les lèvres, avancé sa langue contre la sienne, comme elle se souvenait de l’avoir fait chaque fois qu’elle avait envie de lui. Et lui – l’insensé – n’a apparemment pas remarqué la différence, pas remarqué non plus qu’elle était ailleurs, la tête toute à son travail pendant qu’elle l’embrassait. Et ce soir-là, au lit, Man a été tendre avec elle, l’a prise dans ses bras, lui a caressé les cheveux, les joues, les épaules, a paru content du seul fait d’être près d’elle.

– Je suis tellement heureux que tu m’aies écrit, a murmuré Man dans son dos. J’étais tellement en colère quand je suis parti. Mais être loin de toi a été un enfer pour moi. Je ne me suis jamais senti aussi seul de ma vie. Et toi ?

– Pareil, dit Lee dans l’obscurité, mais le mot a eu bien du mal à sortir de sa bouche.

Le lendemain, Lee a emmené Man au studio et lui a expliqué son projet pour la réception. Elle lui a montré son travail sur le film, se tenant dans le faisceau de lumière du projecteur pour qu’il puisse se rendre compte de l’effet produit par les images en mouvement sur son corps.

– Mais c’est superbe, Lee, dit-il d’une voix pleine d’admiration. Comment as-tu appris à faire tout ça aussi vite ?

Elle lui a parlé de tous ses projets pour la réception, de la résidence des Pecci-Blunt, de la piscine et du solarium où les films seraient présentés, et tout en hochant la tête, il prenait des notes dans le petit carnet qu’il avait toujours dans sa poche arrière.

Il y a plusieurs choses qu’elle ne lui dit pas. Elle ne lui parle pas du paquet reçu de la Philadelphia Camera Society, qu’elle est allée jeter dans une poubelle, à quelques pâtés de maisons de l’appartement, l’enfonçant à mains nues sous une couche d’ordures puantes. Lee ne lui parle pas du quatrième film, ce poème d’amour créé à son intention sur la pellicule qu’elle a ôtée de la bobine, jetée dans l’évier en métal du studio et enflammée, le nitrate de cellulose produisant aussitôt des flammes bleues jusqu’au plafond ; il ne restait plus du film qu’une torsade calcinée. Elle ne lui dit pas, non plus, ce qu’elle a fait l’après-midi précédant son retour, les heures passées à chercher la meilleure façon de le blesser, de l’atteindre profondément. Ne lui dit pas que sur une impulsion, elle avait pris un taxi pour se rendre au Palais Garnier, serrant dans sa main une note écrite à l’intention d’Antonio. Arrivée à l’Opéra, elle avait demandé au chauffeur du taxi de l’attendre et couru vers la porte latérale puis le long de l’étroit et sombre couloir derrière la scène. C’était plusieurs heures avant la représentation du soir, et il n’y avait pas grand monde, mais elle avait croisé une danseuse maigrichonne, apparemment surprise de la voir là, et lui avait glissé la note dans la main, lui demandant si elle connaissait Antonio et si elle pouvait lui remettre l’enveloppe. La ballerine avait acquiescé d’un signe de tête et, de retour dans le taxi, Lee avait posé son front contre le cuir froid du siège, tremblante, ce qu’elle avait fait, lui donnant presque la nausée. Tout cela, elle le garde pour elle.

À présent, Lee regarde autour d’elle l’espace dévolu à la réception et se dit qu’elle a vraiment pensé à tout. Même sa tenue – à la vue de laquelle Man a haussé les sourcils, « Tu vas porter ça ? » – est parfaite : un haut blanc de marin très près du corps et un short blanc. Elle n’a même pas eu besoin de se regarder dans la glace pour savoir que c’était bien. Simple, moderne. Debout dans ce solarium verdoyant aux senteurs douces, Lee donne l’impression d’être sur un bateau de croisière et, tout en mettant la dernière main à l’organisation de la soirée, elle essaie d’entrer dans ce rôle-là, d’évacuer l’anxiété et la colère qu’elle entend presque cliqueter autour d’elle comme une cotte de mailles.

Plus qu’une demi-heure avant le début des festivités. Les lampes chauffantes ont été allumées. Les serveurs en smokings blancs impeccables alignés sur le côté de la salle, bavardent entre eux. Les projecteurs sont prêts. Le bar entièrement réalisé avec de la glace – une brillante idée de dernière minute de Lee – est copieusement approvisionné de gin, de vodka et de vin blanc, les seules boissons qui seront servies tout au long de la soirée. Les verres à cocktails retournés sont disposés sur le comptoir de glace, semblables à des rangées de soldats de cristal. Et Mimi est apparue pour inspecter les lieux, vêtue d’une robe fourreau blanche, longue, pailletée de blanc, qui chatoie et miroite à chacun de ses mouvements. « Mademoiselle Miller a accompli un travail remarquable, vous ne trouvez pas ? » demande Mimi à Man et il acquiesce d’un signe de tête. « Vous prenez la suite à partir de maintenant ? »

Man n’a pas le temps d’en placer une que Lee répond : « Non, il va m’aider à faire marcher les projecteurs. C’est tout. »

Mimi a l’air un peu étonnée par le ton de Lee. Man reste silencieux. Tandis qu’un fournisseur attire Mimi à l’écart, Man regarde Lee avec bienveillance. Il est tellement patient que Lee aimerait presque ne pas lui en vouloir. Mais il n’y a rien à faire. Sa colère est comme l’inflammation du nitrate de cellulose : rien ne peut l’éteindre.

Man s’approche d’un des projecteurs et s’y affaire en testant ce que Lee a déjà vérifié, puis il lui demande ce qu’il peut faire pour les préparatifs.

– Je crois que tout est prêt, dit-elle, un peu surprise tout de même.

– Alors je vais nous chercher un verre pour que nous portions un toast.

Man va au bar et revient avec deux martinis-gins, des petits oignons blancs embrochés sur des piques apéritif blanches posées sur les bords du verre. « À Lee, mon amour, et au succès garanti de cette belle soirée », dit Man, levant son verre contre le sien. Ils trinquent. Le gin a un goût de forêt en automne.

Le soleil plonge derrière le toit de la maison de maître et les derniers feux de la lumière du soir donnent une densité dorée à l’air ambiant. Puis vient le crépuscule, et derrière la verrière du solarium, les cyprès noircissent comme des sentinelles et projettent des ombres linéaires sur les pelouses. La piscine, qui bénéficie des derniers rayons du soleil, le reflète encore un moment, gigantesque ovale de feu, brillant, éblouissant, puis le soleil baisse un peu plus et la piscine s’assombrit ; et là, Lee allume les projecteurs pour que les invités découvrent les films en arrivant. Les voici qui arrivent, justement : tout un groupe de gens, à six heures tapantes, vêtus avec plus d’élégance encore que Lee ne l’aurait imaginé. Les femmes portent de magnifiques robes de satin créées pour l’occasion avec cols drapés et traînes qu’elles doivent relever pour descendre les marches, des étoles de renard blanc sur les épaules. Sur les têtes, des tiares ou de petits couvre-chefs, légers comme des nuages, le haut des visages joliment flouté par une demi-voilette de tulle, les dents bien blanches dans des bouches éclatantes et rieuses. Les hommes portent tous un smoking ou un queue-de-pie, certains avec une écharpe en soie blanche.

Lee laisse Man s’occuper d’un des projecteurs et va s’agenouiller au bord de la piscine pour enflammer une douzaine de lampes-tempêtes en verre blanc laiteux et les envoyer flotter sur des radeaux blancs ; un courant d’air venu d’on ne sait où les pousse à la surface de l’eau. Puis Lee recule pour en admirer l’effet, observe les formes abstraites créées sur l’eau par les images du projecteur et les ombres portées sur la partie blanche des lampes tandis qu’elles tournent lentement grâce aux courants de la piscine.

Tous ces invités ne sont pas que fortunés, ils le sont tant qu’ils appartiennent à un milieu que Lee n’a jamais fréquenté. Rares sont ceux qui reconnaissent Man, et personne ne reconnaît Lee, même si elle voit les têtes des hommes se tourner vers elle sur son passage et poser des yeux gourmands sur ses jambes nues. Elle leur sourit, jouissant à la fois de son pouvoir et de son anonymat. Ils la regardent tout en sirotant leur verre, mais elle se sent totalement intouchable, inapprochable, elle sera la personne au sujet de laquelle ils demanderont plus tard : « Qui était-ce… ? » « L’avez-vous vue… ? »

Lee s’offre un deuxième martini. L’oignon lui explose dans la bouche avec un petit bruit savoureux. Man – empressé, plein de sollicitude – s’occupe des projecteurs, se déplaçant parmi eux pour rembobiner les films, caler les bobines, si bien que Lee n’a plus grand-chose à faire. De temps à autre, elle va vers lui pour lui demander si tout se déroule bien. Un peu à l’écart, ils observent les invités.

– Il y en a un bon nombre qui ont sûrement besoin qu’on leur tire le portrait, dit Man sur un ton de conspirateur, avec ce sourire en coin qui la charmait tant auparavant.

Lee acquiesce.

– Crois-tu pouvoir obtenir la liste des invités ?

– Peut-être, dit-elle.

Elle reste encore quelques instants près de lui, à se réjouir de tout ça – les invités qui s’exclament en voyant le film de Lee passer sur eux ; les couples qui dansent sur un air de jazz à l’autre bout de la piscine ; l’air confiné plein de parfums provenant des énormes bouquets de lys, de gardénia et de freesia – puis elle s’éloigne de Man et se dirige vers le bar où le préposé lui tend un autre martini avant même qu’elle ne le lui demande.

Un groupe de quatre invités s’approche d’elle.

– Mimi dit que c’est vous qui avez fait tout ça, s’exclame l’un d’eux, avec un grand geste pour désigner les lieux.

Lee se redresse et sourit.

– Oui, c’est moi.

– C’est magnifique, dit-il. Nous n’avons jamais rien vu de pareil.

Lee jette un coup d’œil vers les marches menant aux pièces principales de la maison et voit en contre-jour la silhouette d’un homme qui en sort. Il s’abrite les yeux, regarde autour de lui, hésitant sur le seuil comme s’il n’était pas sûr d’être à sa place. Lee sait que c’est Antonio. Elle l’aurait reconnu même s’il n’était pas la seule personne habillée en noir de toute la réception. Elle remercie l’homme et, non sans s’être excusée, se dirige vers Antonio, toute contente de voir son visage s’éclairer dès qu’il la voit.

– Tu as eu mon message, dit Lee.

– Oui, et je me suis dit que j’avais dû me tromper d’adresse en arrivant. Regarde-moi tous ces pleins-aux-as. Tu aurais dû me dire de m’habiller.

– Je n’ai pas voulu t’effrayer.

Ils regardent autour d’eux et Lee est à nouveau sidérée par toute cette opulence : le soin apporté à la beauté des visages, la débauche de soie, de diamants, de fourrures. À ce moment précis, un serveur approche avec un petit plateau en argent et leur offre des escargots. Lee et Antonio se regardent et éclatent de rire. Antonio prend un escargot et le mange en levant le petit doigt. Lee regarde derrière lui et remarque qu’avec ses grands airs, une femme fait pratiquement le même geste. Bientôt, tout leur paraît comique. Antonio se penche vers elle, et pousse son épaule contre la sienne en riant.

Lee regarde du côté des projecteurs. Elle et Antonio sont trop éloignés de Man pour qu’il les remarque. Elle prend la main d’Antonio et l’entraîne au bar, où elle lui commande un verre comme le sien. Elle le lui tend, il le renifle et fait non de la tête, si bien qu’elle le reprend et il se commande une vodka. Elle a un verre dans chaque main à présent, et prend alternativement une gorgée de chacun. Maintenant qu’Antonio est là, le gin est comme de l’eau ; elle le boit sans même s’en rendre compte. Il met de temps à autre sa main chaude sur la sienne et lui prend un des verres, lui volant une gorgée au passage, et les trois verres ne tardent pas à être vides. Lee reprend la main d’Antonio, l’entraînant sur la piste de danse où elle sait très bien que Man les verra.

Antonio reste d’abord en retrait pour observer la projection des mots de Lee sur les corps des invités. Un couple d’un certain âge est en train de danser et, sur le smoking blanc de l’homme, les mots « Obscurité dans les bois » apparaissent puis disparaissent quand il s’éloigne. Sur la robe de soie d’une femme on peut lire, « J’ai dormi seule » ; sur une autre « Sans tenir compte de la mode ». Antonio croise les bras sur sa poitrine et regarde, impressionné.

– C’est assez étonnant, dit-il à Lee.

Elle pose sa main sur son bras.

– Fais-moi danser.

– Je ne danse pas.

– Allez, juste une, insiste Lee en lui décochant un regard lascif sous ses paupières lourdes.

Elle sait qu’il ne peut pas le lui refuser. Antonio accepte, prend son bras et la conduit vers les autres couples où il se lance dans une valse, se mouvant avec tant de grâce que Lee lui dit :

– Ah, tu ne danses pas !

– Je n’ai pas dit que je ne savais pas danser.

Et comme pour le prouver, il attire Lee plus près et la renverse. Elle a la tête qui tourne lorsqu’il la redresse.

Son costume noir et le short blanc de Lee font d’eux le couple qu’on remarque le plus sur la piste de danse, et Lee sait que Man ne va pas tarder à les voir. Tandis qu’Antonio la guide, elle tourne la tête pour regarder du côté de Man occupé à faire marcher le projecteur. Le film est fini ; sorti de la bobine, les couples continuent de danser pendant que Man le recharge, puis, après qu’il l’a relancé, Lee se retourne et voit qu’il l’a remarquée. Man secoue la tête, l’air surpris, mais elle tourne de nouveau, se laisse entraîner dans le mouvement avec les autres couples, solidement tenue dans les bras puissants d’Antonio.

Ils font encore trois danses, Man ne bouge toujours pas. Chaque fois qu’Antonio la fait tourner, Lee voit Man qui les observe, toujours à côté du projecteur, les bras ballants. Lee se serre contre Antonio, jusqu’à ce que leurs bassins se touchent, et elle le sent durcir à travers son pantalon serré. Son érection la rend folle, elle se colle à lui avec une telle insistance que c’en est indécent. Elle a la tête en feu, le regard vague et, à travers sa vision brouillée elle voit les yeux de Man fixés sur elle chaque fois qu’elle se tourne vers lui. Et puis – n’est-ce pas pour cela qu’elle a fait venir Antonio ici ? –, Lee s’arrête de danser et, au centre de la piste de danse, dans le silence qu’elle a créé autour d’eux, elle se met sur la pointe des pieds, enlace Antonio, tend ses lèvres et l’embrasse devant tout le monde.

Comme prévu, Lee a toute l’attention de Man, cette fois. Il vient vers eux, poings serrés, tout son être vibrant de colère. Il saisit le bras d’Antonio et d’un coup sec arrache Lee à son étreinte.

– Bon sang… mais qui êtes-vous ? siffle Man.

Antonio ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais Man a déjà armé son bras qui se détend comme un ressort, son poing s’abattant sur le visage d’Antonio. C’est un sacré coup de poing, Antonio chancelle et tombe sur un genou.

Antonio porte la main à sa joue et regarde Lee d’un air accusateur. Elle se sent affreusement mal. À quoi pensait-elle donc en le faisant venir ici ?

Les danseurs se sont arrêtés et ont reculé de quelques pas pour leur faire de la place. Le film que Man vient de recharger défile toujours, projetant sur leurs corps les mots et les phrases des poèmes de Lee : « délibérément, thé pour deux, lueur d’espoir, une grande explosion dans le ciel ». Quand les mots clignotent sur Antonio, ils se fondent dans le noir de son costume, mais ils vont de Man à Lee et les voir lui est presque insupportable. « Prends une poudre, l’appel du vide, caresse-moi, exister pour rien ». C’est exactement la scène que Lee avait imaginée quand elle avait envoyé le message à Antonio, mais, maintenant qu’elle se produit, elle ne peut pas croire qu’elle ait pu faire ça.

– Mais enfin qui êtes-vous ?

Antonio se lève et fait face à Man.

– Je m’appelle…

Man l’interrompt.

– Peu importe. Allez vous faire foutre. Foutez le camp d’ici.

Antonio regarde Lee. Elle hoche la tête, lui dit qu’elle est désolée en remuant les lèvres silencieusement ; il lève les bras au ciel en un geste d’incompréhension, puis s’en retourne comme il est venu. Man empoigne Lee par le haut du bras. Il serre si fort et sa main est si chaude qu’elle sent son pouls battre dans ses doigts.

– Tu travailles, lui dit Man. Tu es censée travailler, là.

Lee sent la colère monter en elle.

– Oh, mais je ne suis pas inquiète, réplique-t-elle. De toute façon, tu vas t’en attribuer tout le mérite.

La main de Man est toujours autour de son biceps.

– Quoi ?

Avant que Lee ne puisse lui sortir le couplet qu’elle avait préparé, Madame Pecci-Blunt, qui est venue se glisser entre eux, les prend chacun par l’épaule et les pousse aussi élégamment que possible vers la maison.

– Ma chérie, dit-elle à Lee, tu ne crois pas que cette scène pour le moins inconvenante n’a pas sa place sur la piste de danse ?

Man et Lee se laissent conduire dans la maison et, par un long couloir, jusqu’à une sorte de salle de jeux avec une table de billard au centre et des trophées sur les murs. Mimi les fait entrer dans la pièce en les poussant délicatement.

– Soyez gentils, réglez-moi ça avant de me gâcher la réception. Un peu de cinéma, ce sera du pain béni pour la presse de demain, mais je ne voudrais pas que ça dégénère.

Mimi repart en fermant la porte derrière elle, laissant Lee et Man seuls dans cette pièce gigantesque d’où ils ne peuvent pas entendre les bruits de la fête ; tous les sons semblent de toute façon étouffés par les somptueux tapis et les épais rideaux qui encadrent les fenêtres.

La porte à peine refermée, Man se tourne vers Lee.

– Bon Dieu, mais, qu’est-ce qui t’a pris ?

– Qu’est-ce que tu veux dire ? s’offusque-t-elle d’un air innocent

– Toi. Cet homme. C’est avec lui que… ?

Man suffoque presque, il n’arrive pas à finir sa phrase. Il s’éloigne d’elle et va vers la fenêtre, écartant l’un des rideaux pour regarder le parc en dessous.

Lee s’avance, se penche sur le billard, en agrippe le cadre tellement fort qu’elle en a les doigts qui blanchissent. Élevant la voix, elle lui dit :

– Tu… tu me les as volées. Mes photos, mes cloches sous verre, et tu les as signées.

Man se retourne pour lui faire face.

– De quoi parles-tu ?

– De quoi je parle ? Tu n’es pas sérieux, là ? Tu sais très bien de quoi je parle. Tu as pris mes photos ; mes photos… et tu les as présentées à la Philadelphia Camera Society.

Man paraît sincèrement ne pas comprendre. Il se passe la main dans les cheveux.

– Ah, les photos des cloches sous verre. Oui, je les ai présentées, avec quelques autres. Une des conditions requises pour ce prix était que les photos devaient former un triptyque. Je fais très peu de séries et ils imposent toujours des restrictions ridicules de ce genre, Dieu sait pourquoi.

– As-tu… Tu n’as pas pensé un seul instant que, ce que tu faisais, c’était du vol ?

– Quoi ? Mais non, évidemment. Nous les avions faites ensemble. Elles sont autant à moi qu’à toi.

La voix de Lee se brise.

– Non, on ne les a pas faites ensemble.

– On a fait toutes les solarisations ensemble… c’est comme ça que je voyais les choses. Je pensais que toi aussi.

Les mains de Lee sont comme des griffes serrées sur le cadre du billard.

– Je l’ai découverte. Pas toi. Tu ne t’en souviens pas ? Vraiment, tu ne t’en souviens pas ?

L’idée lui vient que peut-être pas, en effet. Peut-être que ce souvenir, qui tient une si grande place pour elle – ces semaines où elle s’est sentie plus que jamais en phase avec quelqu’un – s’est évaporé du cerveau de Man comme le brouillard au lever du soleil.

Man s’éloigne de la fenêtre pour venir se placer de l’autre côté du billard, face à elle. Au-dessus de son épaule droite, une tête de cerf les regarde.

– Que tu sois remontée à ce point contre moi est absurde, Lee. Ce que nous créons au studio, c’est mon travail, en fin de compte. C’est mon studio. Tu es – il marque une pause, comme s’il comprenait soudain ce que ses mots pourraient signifier pour elle, puis dit doucement –, tu es mon assistante.

– Ah, d’accord !

C’est bien ce qu’elle craignait. Toute sa colère s’en va subitement, ses jambes se dérobent sous elle. Au vu de ce changement d’attitude, Man se précipite de l’autre côté du billard et tend le bras pour la toucher. Elle tressaille.

– Bien entendu, ça vaut seulement pour le travail en studio. Que celui en studio. Tu sais à quel point tu comptes pour moi… à quel point je t’aime.

Lee baisse la tête et ne dit mot, se contente de fixer l’ombre de la poche d’angle du billard.

Il fait une nouvelle tentative.

– J’aurais dû te dire que j’allais présenter ces photos. Je suis désolé. Mais on avait beaucoup de travail à ce moment-là, et tu étais souvent absente ; j’ai dû oublier, tout simplement.

Elle continue de se taire. Les larmes lui sont montées aux yeux, et l’une d’elles tombe, faisant une tache sombre sur le feutre vert du billard.

– Lee, dis quelque chose. Je t’ai pardonné de m’avoir trompé, je t’ai pardonné quand j’étais à Cannes ; je ne peux pas rester fâché contre toi, et je peux te pardonner pour cet absurde cinéma que tu viens de me faire. Je t’aime, Lee. Je t’aime.

Elle lève la tête, le regarde dans les yeux.

– Que vois-tu quand tu me regardes ?

Man secoue la tête, l’air perplexe.

– Ce que je vois ? Une belle femme. La femme que j’aime.

Une belle femme. Mais qu’espérait-elle entendre ? C’est ce que tout le monde a toujours vu. Lee s’essuie les yeux du revers de la main.

– Tu ne me vois pas. Tu ne m’as jamais vue.

– Je ne comprends pas. Je ne vois que toi, au contraire. Je te l’ai déjà dit.

– C’est faux. C’est faux.

Lee sanglote à présent, le visage défait, et au lieu de se cacher dans ses mains comme elle l’aurait fait habituellement, elle se tient les bras le long du corps et laisse couler les larmes.

– Je ne pourrai jamais te pardonner.

Man recule d’un pas. Il change d’expression, semble enfin mesurer la gravité de la situation.

– Lee, sois raisonnable. Ce n’est pas grave… je vais leur écrire. Récupérer les photos. Je ferai ce que tu voudras.

– Vas-tu leur écrire que ce sont mes photos ?

Man fronce les sourcils.

– Je préfère me contenter de les retirer. Je ne voudrais pas qu’ils aient une idée fausse de…

C’est ce qu’il aurait pu dire de pire. Lee s’essuie à nouveau les yeux puis s’écarte de lui.

– Pour moi, c’est terminé, décrète-t-elle.

– Terminé ?

– Terminé. Tout ça. Nous.

Man a l’air ébahi.

– Tu veux dire que tes photos ont plus d’importance pour toi que ce que nous partageons ?

– Oui, c’est ça.

Et là Man s’emporte, se défend, puis il passe à la contrition. Il peut toujours parler. Quand Lee a dit que c’était terminé, elle le pensait : lorsqu’il finit par la supplier de lui pardonner, il est trop tard.

Pour l’empêcher de partir, Man se met à genoux, lui entoure les jambes de ses bras. Elle le regarde faire mais ne ressent rien ; elle se penche, lui écarte les bras, se dégage comme elle peut. D’un pas décidé, elle parcourt en sens inverse le labyrinthe de couloirs pour rejoindre la réception, où tout tourne encore, comme si de rien n’était. Lee va vers un des projecteurs et tel un automate, fait défiler la bobine, puis observe les mouvements de ses propres mains sur la surface des corps de ces gens, ses doigts courant sur la veste d’un homme, puis sur sa joue avant de disparaître. La réception se prolonge pendant des heures et Lee reste jusqu’à la fin, puis elle récupère son manteau et sort dans l’air glacial. Qui sait où Man se trouve à présent ? Peut-être est-il toujours à genoux sur le sol, attendant qu’elle vienne l’implorer elle aussi.

Des semaines plus tard, alors que Lee a récupéré toutes ses affaires dans l’appartement de Man et s’est installée à l’hôtel, après qu’elle a répondu au panneau « Surface à louer » dans la vitrine du petit studio, écrit à son père pour un emprunt, acheté son propre appareil photo de studio et un chariot sur lequel le poser, après avoir rédigé une publicité – « Studio Lee Miller : portraits à la manière de Man Ray » –, après qu’elle a reçu sa première cliente, une femme d’un certain âge qui a vu l’annonce dans le journal du dimanche, un colis arrive à la porte du nouveau studio de Lee. Il est emballé dans du papier Kraft, entouré de ficelle, et il est évident qu’il n’a pas été envoyé par la poste.

Elle sait immédiatement qui en est l’expéditeur, même s’ils ne se sont ni revus, ni parlé depuis la réception ; Lee s’était arrangée pour aller récupérer ses affaires à l’appartement de Man à un moment où elle le savait absent.

Lee rentre le paquet à l’intérieur et le déballe lentement. Dans le papier Kraft, il y a une boîte en bois. Dans cette boîte, le métronome de Man, avec quelque chose de collé au balancier. Elle prend celui-ci dans ses mains et voit que ce qui est collé est un morceau de papier sur lequel il y a une photo d’un œil, son œil, la regardant d’un air absent. Au fond de la boîte, un marteau avec un petit message attaché au manche portant ces mots, Détruis-moi, écrit de la main de Man.

Lee pose le métronome sur la table devant elle et l’examine. L’émotion qui a présidé à sa création est tangible dans les marques de ciseaux en dents de scie, là où l’œil a été découpé de son visage. L’image est sous-exposée, comme si le tirage avait été retiré trop vite du bain de développement. Son œil est sans expression, sans profondeur, l’iris aussi clair que de l’eau. Lee fixe l’image qui la fixe en retour. Dans quelle photo Man l’a-t-il découpée ? Quelle version de son visage a fini en puzzle dans la poubelle après ce découpage aux ciseaux ? D’un doigt Lee met le métronome en marche, puis elle s’assied et regarde son œil aller et venir.

Et puis Lee regarde autour d’elle cet espace – son espace, tout à elle, la pièce blanche dépouillée, aussi propre et claire qu’elle l’avait imaginée la première fois qu’elle l’avait vue – et les photos sur lesquelles elle a travaillé récemment, dont certaines sont encore en train de sécher. Elle a commencé une nouvelle série, des scènes de rues semi-abstraites, qui ont été composées avec soin mais ont la force d’instantanés. Il y a là quelques-unes de ses meilleures photos. Lee se lève et va dans la chambre noire pour retourner travailler, laissant le métronome cliqueter sur la table jusqu’à épuisement du mécanisme.