« Libéré » : le mot allait fatalement perdre son sens. Lee a écrit ces mots et les a envoyés à Audrey avec tout le reste. Elle les a écrits avec Dave Scherman, juste après avoir libéré une caisse de gerwürztraminer d’une autre réserve nazie. Le mot est devenu comique. « Je vais te libérer de ton pantalon », a dit David, et ils ont tellement ri qu’ils en ont renversé la bouteille de vin, mais vu qu’ils venaient d’en libérer une autre, ça ne leur a fait ni chaud ni froid.
Vogue a cessé d’envoyer Lee en reportage, mais elle travaille encore. Elle voyage à travers l’Europe et photographie la liberté telle qu’elle lui apparaît. Au Danemark, c’est une joie réprimée qui éclate malgré l’impuissance institutionnelle, les gens créant des façades en carton élaborées pour cacher les dégâts subis par leur ville. En France, ce sont de grands chapeaux, un étalage de tissus maintenant qu’il n’y a plus de rationnement. Au Luxembourg – un pays dont la stratégie militaire pourrait se résumer à « Surtout, ne nous faisons pas remarquer » –, ce sont de gentilles petites parades, des fêtes de comices agricoles.
Lee est la seule photographe à rester. Après Munich, après Dachau, après le suicide de Hitler dans son bunker de Berlin, les correspondants de guerre s’en vont, appelés ailleurs dans d’autres pays, pour d’autres missions. Même Dave s’en va, quand Life l’envoie en reportage aux États-Unis. Il insiste auprès de Lee pour qu’elle parte avec lui, mais elle ne se voit pas aller se morfondre dans un pays que la guerre a à peine touché. Elle préfère continuer vers l’Europe de l’Est, armée d’un stock d’essence et de cognac, traversant seule des campagnes creusées de trous d’obus au volant d’une Jeep qu’elle a libérée du 45e régiment. Dave lui manque tellement que tout en conduisant, elle se met à se parler à elle-même en imitant sa grosse voix, mais elle lui en veut, aussi : de l’avoir lâchée et d’être rentré chez lui pour photographier des mondanités et des projets de travaux publics.
Quelque part en Roumanie, l’argent vient à manquer, et la réponse au télégramme que Lee envoie à Audrey est laconique. Son accréditation lui a été retirée. Elle n’a plus d’autre choix que de rentrer.
À son retour à Londres, Lee revoit Roland Penrose. Après toutes ces années de correspondance, l’avoir là, en chair et en os, la perturbe ; la chaleur de son corps près du sien, le fait qu’il soit toujours net, impeccablement habillé. Mais des choses qui la dérangent, il y en a plein, et elle fait le constat qu’il est le seul dont elle supporte la compagnie plus de quelques heures. Il ne lui demande rien, contrairement à Man, qui était sans arrêt en demande de quelque chose, et contrairement à la guerre qui vous prenait tout. Ensemble, elle et Roland vont dans le Sussex, non loin du village où il est né, et ils louent une ancienne petite ferme, se promènent dans l’allée de gravier. Ils envisagent de s’y installer définitivement un de ces jours. Il lui prend la main, la serre dans la sienne.
La ferme est arborée, bucolique et si tranquille que les oreilles de Lee n’arrêtent pas de bourdonner. Dès qu’ils ont défait leurs valises, elle s’écroule sur leur lit et dort pendant des jours. Roland lui apporte des sandwiches, la croûte finissant par se racornir et sécher quand elle ne les mange pas. Une nuit, elle se réveille en hurlant, et Roland lui masse le dos jusqu’au moment où elle feint de se rendormir. Elle attend qu’il ronfle pour attraper la bouteille.
Lee ne parvient pas à faire disparaître les images, le film qui passe en boucle dans sa tête, mais le brandy l’aide, le cognac aussi. L’alcool l’aide aussi à dormir, permet aux cauchemars de remplacer ses souvenirs pendant un temps.
« Ça finira par s’apaiser », lui dit Roland, lui tapotant la main, lui massant le bras. Lui-même a passé les années de guerre en qualité de chef instructeur à l’école de camouflage de Norfolk. Il la touche trop souvent, parfois elle doit serrer les dents pour ne pas se dérober, mais c’est plus facile de le tolérer que de lui dire d’arrêter.
Quelques années plus tard, ils se marient. C’est une erreur, mais à ce moment-là, ça lui est égal ; elle veut juste quelqu’un qui l’accepte telle qu’elle est. Roland désire aller vivre à la campagne, si bien qu’ils finissent par acheter Farley Farm. Elle prend les dispositions nécessaires pour que ses affaires lui soient envoyées de Londres, et les cartons arrivent pendant que Roland est en voyage pour son travail. Des cartons et des cartons de négatifs et de vieilles photos décolorées. Lee en relègue un maximum dans le grenier sans prendre la peine de les ouvrir.
Elle pousse les cartons dans un coin derrière un vieux cadre de lit où personne n’ira les dénicher. Roland ne posera pas de questions ; avec lui elle peut passer à autre chose, devenir une autre, laisser les années effacer le passé, arriver à faire le vide, place nette. Après avoir fermé le grenier à clé derrière elle, elle éprouve un sentiment de soulagement, c’est un rai de lumière dans la nuit. Y a-t-il un mot pour ce qu’elle éprouve ?
Elle aimerait que ce soit libération.