Leipzig

20 avril 1945

Il faut une éternité pour que le 83e atteigne Leipzig après la reddition des Allemands. Lee est freinée par son régiment. Elle sait que Margaret Bourke-White l’a devancée en ville, ainsi que d’autres probablement, alors qu’elle est encore là dans la Jeep des GI qui se traîne dans la boue, à demander qu’on accélère. Pour finir, ils n’ont qu’une demi-journée de retard. De vielles femmes en robes brunâtres les accueillent dans les rues avec des fleurs, les saluent de la main, sourient, portent leurs enfants à bout de bras. Non loin de là, les combats se poursuivent et on entend des coups de feu sporadiques qui couvrent les acclamations des femmes.

On a raconté à Lee des tas d’histoires sur ce que les nazis sont capables de faire pour éviter d’être capturés, mais elle ne sait pas si elle doit les croire. Poison, coup de feu, pendaison. Un directeur d’usine invite une centaine de personnes à dîner. Quand le 69e prend la ville, il presse un bouton et déclenche une explosion qui tue tout le monde à table. Des amis se mettent mutuellement en joue, comptent jusqu’à trois et appuient sur la détente. Quelqu’un lui dit qu’à la Neues Rathaus1 de Leipzig, tous les nazis se sont suicidés et cela ne fait que renforcer son exécration de ces lâches.

Lorsque Lee y arrive, la Rathaus est tranquille, une épaisse couche de poussière blanche recouvre tout. Elle se promène, seule, de bureau en bureau. Dehors, une bombe explose, provoquant une nouvelle chute de plâtre du plafond. Au premier étage, elle s’arrête sur le seuil d’une salle somptueuse. Une fenêtre est ouverte. Des meubles en cuir ciré sont la seule chose que la poussière ne recouvre pas. Sur des canapés, une mère et sa fille sont allongées sur le côté. Un homme est assis à son bureau, la tête reposant sur le buvard placé devant lui. Pendant un instant, Lee a l’impression de les avoir surpris en pleine sieste, mais, sur le bureau, un flacon vide de cyanure sert de presse-papier à des documents familiaux.

La fille doit avoir à peine vingt ans. Elle porte une coiffe d’infirmière et un brassard de la Croix-Rouge sur sa veste noire. Elle a les mains jointes sur l’estomac. Lee prend un plan large puis s’approche, pour qu’on ne voie quasiment plus que le visage dans le cadre. Des cheveux blonds coupés comme ceux de Lee. Des pommettes aussi saillantes que les ailes d’un oiseau. Les lèvres sont ouvertes, la mâchoire relâchée. Ses dents sont exceptionnellement belles et, après avoir pris la photo, Lee tend la main rien que pour en sentir la matérialité.