Dachau

30 avril 1945

Si Lee utilise un grand-angulaire et prend le paysage, intégrant les pelouses bien tondues du village tout proche dans la photo, elle pourra montrer que les trains passaient bien près des civils, et donc que ceux-ci savaient, qu’ils devaient savoir…

Si elle cadre sa photo par la porte ouverte du train, mettant au premier plan le crâne de l’homme mort, ses pommettes passant presque au travers de ce qui subsiste de sa peau…

Si elle prend une photo d’un des lapins élevés dans le camp, de sa fourrure blanche immaculée, de ses rondeurs dodues d’animal bien nourri. Élevé pour devenir un manchon dans lequel une Frau suralimentée pourra glisser ses poings. Un prisonnier nourrissant le lapin de ses mains souillées de boue…

Si elle photographie quelqu’un d’autre voyant ce qu’elle voit. Des prisonniers, les yeux hagards, affamés, face à ces corps qu’on jette dans une fosse. Un garde SS, la mâchoire brisée, qui regarde le sang gicler du nez écrasé d’un autre garde…

Si elle essaye différents angles, en gros plan. Le bol en fer-blanc vide, le numéro sur l’avant-bras d’un homme, la moitié du pied arraché quand il enlève sa botte…

Si elle photographie des responsables. Un fonctionnaire allemand qui vomit à côté d’un empilement de cadavres. Ou un suicidé, la langue sortant de sa bouche comme un ver noir…

Parfois, Lee porte son appareil photo à son visage rien que pour pouvoir fermer les yeux. Parfois, elle prend les photos à l’aveugle.

S’ils savaient – ils savaient, c’est sûr –, il est exclu qu’ils aient pu ne pas savoir…

Si elle… l’odeur. Elle va écrire à Audrey à ce sujet.

L’un après l’autre, les correspondants de presse s’en vont. Lee reste. Elle doit porter témoignage. Elle a les poches remplies de boîtes de pellicule, des grenades à envoyer pour publication.