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Vers le sud


Aujourd’hui, je fête mes douze ans. Personne sauf la Haïssable ne sait exactement quel jour je suis née. Mike et Nancy ont donc choisi cette date, le 4 juillet, fête du pays, pour que j’aie toujours des feux d’artifice le jour de mon anniversaire.
Le cadeau du billet me rend à la fois heureuse et craintive d’explorer la possibilité que je sois originaire de la Louisiane. Mike et Nancy m’ont aussi offert ma propre valise – de couleur verte, ma préférée. Je ne voulais pas inviter d’amis pour mon anniversaire cette année sauf Hally, qui m’a donné un journal de voyage décoré d’une photo de nous deux sur la couverture. Nous avons mangé du gâteau au chocolat avec un glaçage à la menthe, tout en regardant les feux d’artifice au-dessus de la ville.
J’ai pardonné à Hally d’avoir parlé à mademoi selle Caulsen, et elle m’a pardonnée de l’avoir évitée pendant une semaine complète. Quand même, j’ai fait attention de ne pas tout lui raconter. Surtout pas mes rêves. Elle sait seulement que Mike et Nancy vont m’aider à trouver mes parents, mais elle ne sait pas comment. Et elle ne connaît pas la vraie raison de mon séjour chez Tante et Nonc. Si j’en parle trop, j’ai peur de cesser de voir Mère-Rêve. Ou de ne rien trouver en Louisiane, et là, Hally aura encore pitié de moi.
Pendant tout le mois de juillet, j’écoute des cassettes d’apprentissage du français, qui n’a pas le même son que la langue cadienne. J’ai recommencé à jouer au baseball avec mes amis et à visiter Hally chez sa charmante grand-mère, qui nous gâte bien.
La veille de mon départ, le dernier jour de juillet, Mike et Nancy m’embrassent à plusieurs reprises. Ils s’inquiètent sans doute pour moi. Mike me dit :
– Ne sois pas découragée si tu ne trouves pas de réponses, Papoose.
– L’important est de passer deux semaines agréables avec Tante et Nonc, qui t’aiment, ajoute Nancy.

Le jour du grand départ, je me rends d’abord à Houston, où je dois changer d’avion pour Lafayette. Pendant que nous survolons le Texas, je me dis que les Haïssables vivent peut-être quelque part au-dessous de moi. Ils ne se doutent pas que leur bébé rejeté est à bord d’un avion au-dessus de leur tête.
Suis-je vraiment de descendance cadienne ? Est-ce que je vais trouver des indices de mon passé chez Tante ? Est-ce que les Haïssables ou leur parenté habitent en Louisiane ?
Heureusement, les deux passagers qui m’ont offert la place près du hublot font la sieste, car j’ai le goût de ne parler à personne. Trop courte pour voir le film à l’écran, j’écoute mon baladeur. Mike m’a prêté sa musique cadienne. Je reconnais des paroles ici et là.
Les ailes de l’avion percent les nuages. L’avion tourne au-dessus d’une mer bleu foncé. « Le golfe du Mexique », annonce le pilote. Pendant la descente vers Houston, j’ai soudain la nausée à penser qu’on m’a abandonnée dans cette grande ville. Est-ce que les Haïssables vivent encore ici ? Est-ce qu’ils étaient seulement de passage lorsqu’ils m’ont abandonnée ? Qui m’a placée dans une boîte ? Ma mère ? Mon père ? Qui a fabriqué ma courtepointe ? Comment se fait-il que l’agence ait perdu la boîte, un indice aussi
important ?
À l’aéroport de Houston, une hôtesse de l’air s’adresse à moi en espagnol. Je dois ressembler à une Mexicaine aujourd’hui. En me dirigeant vers ma porte d’embarquement, je suis surprise d’entendre parler autant espagnol. On se croirait au Mexique.
Rendue à ma porte d’embarquement, je m’assois et, malgré moi, je scrute les voyageurs à la recherche de visages qui me ressemblent. Les papillons se mettent à voltiger dans mon ventre. Si les Haïssables me voyaient, est-ce qu’ils me reconnaîtraient ? Toutes ces faces commencent à me faire peur. J’ai hâte de voir les visages familiers de Nonc et Tante.
Enfin, l’avion décolle pour la Louisiane. À nouveau, je suis assise avec deux hommes, mais cette fois ce sont des Cadiens. Ils parlent français entre eux. Ils me demandent en anglais d’où je viens. Je n’ai pas assez confiance en moi pour leur répondre en français. L’un d’eux m’offre son siège près du hublot. Ils se remettent à converser entre eux, et je me surprends à reconnaître plusieurs mots. Lorsque celui à ma droite raconte à l’autre que son patron est un cou rouge, je me tourne vers le hublot pour rigoler en cachette. Cette expression, je l’ai bien comprise.
Du hublot, les gratte-ciels monstrueux de Houston rapetissent. C’est dans cette masse de fer, de vitre et de béton que, il y a douze ans, on a trouvé un petit bébé fragile dans une boîte en carton.
Les accents du Texas et de la Louisiane bourdonnent autour de moi. Je me sens très loin du Dakota. Mike et Nancy me manquent tout d’un coup.
Après la ville, des autoroutes s’étendent à perte de vue. La grande plaine jaunie du Texas semble déserte, à l’exception d’imposants manoirs ici et là, entourés de quelques arbres. Sans doute les résidences de magnats du pétrole. Un petit chemin de terre fait le tour d’un cercle tout blanc. Et voilà un autre petit chemin qui mène à un cercle blanc, et la même chose un peu plus loin. Ce sont les fameux puits de pétrole dont Mike m’a parlé.
Au-dessus du golfe du Mexique, je remarque les puits de pétrole dans la mer. Sur les côtes de la Louisiane, il ne semble pas y avoir de plages sableuses. Toutefois, le sol est de plus en plus vert et les arbres sont plus nombreux. Les maisons sont plus petites qu’au Texas, mais les puits de pétrole sont semblables. Ensuite apparaissent des ruisseaux brunâtres qui se faufilent entre des groupes de maisons et s’étendent comme des veines dans un marécage vert foncé. Mike m’a parlé de ces cours d’eau peu profonde qu’on appelle des bayous en Louisiane. Est-ce la terre de mes ancêtres ?
Au loin, j’aperçois une rivière brune comme du café au lait qui sillonne en direction d’une petite ville. « Nous préparons notre descente vers Lafayette », annonce le pilote. Une fois l’avion atterri, mon voisin cadien me souhaite : « Y’all have yourself a good time, Miss » (Amusez-vous bien, Mademoiselle). L’autre renchérit : « As we say, laissez les bons temps rouler ! »
Soudain, je me sens mal à l’aise. Comment vais-je me sentir chez Tante et Nonc ? Est-ce qu’ils vont insister pour que je parle en français ?
Tante m’a dit au téléphone qu’elle porterait une casquette avec une grosse écrevisse en caoutchouc pour que je puisse la reconnaître parmi la foule. Arrivée à l’aéroport, je vois plusieurs casquettes dans la foule, dont une sur laquelle est collée une grosse écrevisse rouge et est écrit : « Vive l’écrevisse ! » Sous cette casquette comique, j’aperçois une dame souriante qui me regarde. Je laisse échapper un petit rire nerveux. Tante me reconnaît et s’avance avec Nonc. Tante et Nonc ont veilli, mais c’est la même Tante et le même Nonc.
– Sara ! s’écrie Tante en me serrant dans ses bras.
Avec un grand sourire, Nonc nous regarde et déclare :
– Cah ! Je croyais que notre petite Sara n’était pas supposée de grandir, moi.