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Les Cadiens


Assise sur un coussin entre Tante et Nonc dans leur grande automobile blanche, je commence à me détendre. Petit à petit, il me semble reconnaître l’intérieur de cette voiture.
– Tu te souviens de cette embarcation, chère ? C’est la Buick Le Sabre 1968 que j’avais à Houston, affirme Nonc au volant.
Je fais signe que oui. Tante me sourit.
– Cette Buick est le gros bébé à Nonc, déclaret-elle. Il ne me laisse pas la conduire. Je dois toujours prendre l’autre char. Peux-tu bien voir, Sara ? Veux-tu un autre coussin, chère ?
– Non, merci.
Ouf ! C’est tout ce que j’ose dire en français. Pour que je les comprenne, ils mêlent beaucoup de mots anglais à leur français lorsqu’ils se parlent, mais je comprends seulement un peu de leurs mots cadiens. Je suis déçue. Je pensais que je pourrais me souvenir du français que Tante me parlait à Houston. Au moins, Tante ne semble pas déçue de me parler en anglais.
– Es-tu fatiguée, chère ? me demande-t-elle.
– Non, je mens.
Je ne veux pas avouer que je suis épuisée, parce que je veux tout voir immédiatement.
– On n’est pas loin du Village Acadien, un village du 19e siècle qu’on a rebâti, dit Nonc. C’est une bonne place à visiter pour commencer ta visite.
Il me semble que j’ai déjà entendu ce mot-là quelque part…
– Que veut dire le mot « acadien » ? je leur demande en anglais.
Tante explique gentiment en anglais :
– C’est le nom de nos ancêtres, qui venaient de la Nouvelle-Écosse, au Canada. Les soldats britanniques ont pris leurs terres et ont chassé les Acadiens ailleurs. Une fois installés en Louisiane, les Acadiens sont devenus les Cadiens. Les Amaricains, eux, nous appellent des Cajuns.
C’est drôle que Tante et Nonc ne se disent pas Américains. Pourtant, la Louisiane est un État américain. Je n’ose pas leur en faire la remarque.
Au site touristique, il y a des maisons cadiennes authentiques ainsi que des reproductions. Dans le bayou, je vois des roches qui bougent à la surface de l’eau. De plus près, je me rends compte que ce sont des tortues.
– Tante, est-ce qu’il y a des alligators ici ?
– Non, pas ici au village. Les Cadiens les appellent des cocodrils.
– Si tu veux voir des cocodrils, chère, je t’emmènerai à la rivière Atchafalaya, dit Nonc. Là, y en a des cocodrils, tout partout.
Dans la maison Bernard, il y a une peinture représentant des Acadiens entourés de soldats britanniques. Les navires ancrés dans la baie sont prêts pour les arracher à la Nouvelle–Écosse. Inscrite sous cette scène est l’année 1755. Une autre peinture montre leur arrivée en Louisiane en 1764.
– Où ont-ils passé les années entre 1755 et 1764 ? je leur demande.
Nonc s’approche d’une plaque explicative au bas de la peinture et répond :
– Ça dit ici qu’ils ont été déportés de l’Acadie et envoyés en France. Après des années de misère, un groupe de ces Acadiens ont pris des bateaux de France pour venir en Louisiane.
Nous entrons dans la maison Saint-Jean, qui est une école. Les vieux pupitres ont trois places par banc et chaque pupitre a trois petits trous ronds.
– Ces trous sont pour les encriers des plumes à écrire. Au 19e siècle, le stylo à bille n’était pas encore inventé, chère, me renseigne Nonc.
J’aperçois de vieux livres. Mes yeux embrouillés par la fatigue distinguent des livres anglais de Shakespeare et de Chaucer.
– Pas de livres en français ?
– Dans les écoles, ça se passait toujours en anglais, Sara. Nonc et moi, nous n’avons jamais appris à lire le français. Dans notre temps, on ne l’enseignait pas à l’école. C’était difficile parce que, souvent, les petits Cadiens ne connaissaient pas un mot d’anglais. Lorsqu’ils allaient à l’école, la maîtresse leur défendait de parler le français même dans la cour d’école.
Nonc ajoute :
– Si elle nous entendait parler en français, elle nous fouettait. J’ai rentré à la maison plus d’une fois avec les mains et le derrière rouges et enflés. J’étais têtu, cah ! Ce que j’ai appris à l’école, c’est que l’anglais est bon et le français est mauvais, mais je ne savais pas pourquoi. Ce n’est plus comme ça astheure. Ils ont l’immersion française et les petits parlent bien et lisent bien en français. Astheure que le français est rendu bon, c’est peut-être les écoles qui vont sauver le français en Louisiane. Ça, c’est tout un changement, cah !
– Les petits sont chanceux, poursuit Tante. Ils ont des professeurs de tout partout : de Belgique, de France, des Antilles, du Sénégal, du Niger, de Côted’Ivoire et du Canada. Nous avons loué la petite maison à côté de chez nous à un jeune bougre de Belgique.
– J’aimerais apprendre à lire le français, je leur déclare.
– Ah ! chère, c’est dommage que les enseignants soient tous rentrés dans leur pays pour l’été. Valéry t’aurait enseigné. Il venait souvent chez nous, me dit Nonc.
Au fur et à mesure que nous faisons le tour des vieilles maisons du Village Acadien, je me sens de plus en plus faible et si étourdie que je ne peux plus parler. Ce n’est pas étonnant, car j’ai manqué de sommeil la nuit dernière. Tante s’en aperçoit et me guide vers l’extérieur.
– Quo ya ? La chaleur ? As-tu mangé dans l’avion ? me demande-t-elle.
– Je n’ai pas mangé.
– Cah, t’aurais dû nous le dire tout de suite, chère.
Pour fêter cette occasion spéciale on t’emmène manger chez Miss Helen’s, décide Nonc.
– Larry, va lui chercher une Coke, insiste Tante. Je l’emmène dans la Buick pour qu’elle profite de l’air climatisé.
Que c’est réconfortant d’être avec mes anciens gardiens ! Est-ce que c’est le même sentiment que Hally ressent quand elle est en compagnie de sa grandmère ? Nonc et Tante s’occupent bien de moi, même si Mike et Nancy n’approuveraient pas que je boive un Coke plein de sucre et de caféine.
Pendant que nous roulons dans la voiture en direction du restaurant, j’écoute une autre histoire de Nonc, ma boisson gazeuse à la main.
– Il y avait un petit Cadien qui a été à l’école pour la première fois. Il ne connaissait pas l’anglais du tout. La maîtresse a commencé la journée en disant à la classe : « Say onesay two… » En entendant ces paroles, le petit est revenu chez lui tout de suite en courant. Sa maman lui a demandé pourquoi il n’était pas à l’école. Il a répondu que la maîtresse avait dit : « C’est tout ! »
Nous pouffons de rire, ce qui encourage Nonc à raconter ses histoires jusqu’à notre arrivée au restaurant.
Miss Helen’s est un restaurant cadien. Nonc et Tante disent que la propriétaire, Miss Helen, est reconnue pour sa bonne cuisine. Ses enfants, devenus grands, s’occupent maintenant du restaurant et suivent fidèlement les recettes de leur mère. Nous nous assoyons à une table au milieu de laquelle un grand trou est découpé.
– Pourquoi ce grand trou ? je leur demande.
– C’est là que les gens lancent leurs coquilles d’écrevisse, répond Tante.
– C’est dommage que la saison des écrevisses soit finie. Quand tu étais petite, tu aimais donc ça, chère, me révèle Nonc.
– Nonc a une photo de toi qui dévores des écrevisses. C’est à la maison. Faudra fouiller dans nos vieilles boîtes pour la trouver.
Ils se comportent comme s’ils étaient mes grandsparents. Ils ont même les yeux bruns, comme moi. Les clients et la serveuse pensent peut-être que je suis leur petite-fille. Cette idée me plaît.
Quoi choisir de ce menu si différent des menus du Dakota ? Tante me recommande le gombo parce que c’était mon plat préféré quand elle me gardait. Ma première bouchée de riz et de poulet épicé me rappelle des souvenirs heureux de ma petite enfance. Tante et Nonc boivent seulement du café, car ce n’est pas l’heure du repas pour eux. Ma délicieuse assiette de gombo, je l’avale pratiquement tout rond. J’ai un peu honte de moi, mais Nonc et Tante semblent fiers de mon appétit vorace.
En retournant à la voiture, Nonc prend un ton sérieux pour raconter :
– Quand les Acadiens ont été déportés de la Nouvelle-Écosse, les homards s’ennuyaient tellement d’eux qu’ils les ont suivis jusqu’en Louisiane. Mais ce long voyage a été si dur pour les homards qu’ils ont perdu du poids. Ça les a tellement fait rapetisser qu’ils étaient devenus des écrevisses en Louisiane.
– C’est pas vrai, Nonc ! je glousse.
Rassasiée, je tombe de fatigue et je m’endors dans la voiture. À mon réveil, je suis appuyée contre Tante et nous sommes stationnés dans leur cour, devant un bungalow en brique. Nonc prend ma valise et Tante m’entraîne par le bras. Leur demeure est sombre et fraîche à l’intérieur. Peut-être qu’ils ferment les rideaux pour bloquer la chaleur du soleil. Tante me conduit à une chambre à coucher. Mes yeux se referment aussitôt que je m’allonge sur le lit. J’entends la voix de Tante qui me dit : « Je téléphone à tes parents pour leur dire que tu t’es bien rendue. Dors bien, chère.» Puis, je crois entendre une musique familière avant de me rendormir.