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L’Atchafalaya
Au réveil, le lendemain, je constate que je me suis couchée habillée. Dans la cuisine, je trouve Tante.
– Bon matin, Sara. La salle de bains est au bout du corridor et les essuie-mains verts sont pour toi, dit-elle avec un sourire de grand-mère.
Encore somnolente, je marmonne un merci, flattée que Tante se souvienne de ma couleur préférée. Après m’être lavée et habillée, je retourne à la cuisine. Nonc et Tante sont au comptoir en train de préparer notre repas.
– Bon matin, chère. As-tu entendu ma musique hier soir ? Je jouais toujours de la musique à bouche avant que tu te couches quand Tante te gardait à Houston. T’en souviens-tu ?
– Ouais, un ti peu.
Tante et Nonc se mettent à rire. Je ne comprends pas pourquoi ils rient.
– Chère, tu nous as parlé en cadien, m’annonce Tante fièrement.
C’est vrai ! Je ne m’en suis pas rendu compte. Le français à l’accent cadien est sorti de ma bouche tout naturellement. J’en suis ravie.
Tante met un bol devant moi.
– C’est du gru, un plat de maïs. T’en as déjà mangé avant astheure, chère.
– Oh non ! se lamente Nonc. La grègue est cassée, gémit-il en brandissant la cafetière. Un Cadien ne peut pas vivre sans son café…
Il disparaît dans l’autre pièce momentanément et réapparaît avec une autre cafetière, la lave et recommence son rituel. Tante me regarde et secoue la tête.
– Nonc collectionne tout. Partout dans la maison, il y a des piles de choses qu’il ramasse à des ventes de garage. D’habitude, des choses qu’on n’a pas besoin.
– Des grègues à café, on en a toujours besoin, Genny, se défend Nonc. Un Cadien est né avec deux mains : une pour tenir la tasse à café et l’autre pour vider la grègue. Ouais ! Comme ceci, dit-il en gesticulant.
Nonc n’arrête jamais de plaisanter, et je ne peux pas m’empêcher de sourire depuis mon arrivée. Tante met les mains sur les hanches et lui demande :
– Veux-tu prendre tes deux mains pour nous conduire à McGee’s Landing aujourd’hui ?
– Cah ! C’est vrai, j’ai dit à notre petite Sara que je lui montrerais des cocodrils. Je dois tenir ma promesse.
En voiture, on me cède gentiment la place près de la fenêtre pour que je puisse mieux voir le paysage ensoleillé. Bayou Tèche est une rivière qui se faufile paisiblement sur le terrain plat de la campagne parsemée de maisons et rizières entourées d’une clôture. J’aperçois un panneau qui annonce la petite ville de Breaux Bridge, capitale mondiale de l’écrevisse. Plus loin, je ne peux pas voir l’eau de la rivière à cause de grandes élévations de terre sur ses bords.
– C’est la levée, Sara, explique Tante. Elle empêche l’eau de déborder. La Louisiane est sous le niveau de la mer. Ici, le grand fleuve Mississippi passe par le bassin de l’Atchafalaya.
Nous nous arrêtons à McGee’s Landing et entrons dans la boutique-restaurant où l’on vend les billets pour les promenades en bateau sur l’Atchafalaya. Il y a aussi des cartes postales, des petits cadeaux et même des boucles d’oreilles fabriquées avec des dents d’alligator. Sur le mur, il y a une photo d’un poisson-chat d’une longueur de six pieds ! Dès que Nonc achète les billets, nous descendons au bord de l’eau où notre capitaine nous attend près de son bateau touristique. Les bancs sont vite remplis. Je ne veux pas m’asseoir près du bord. Pas nécessaire d’être trop près des alligators. Notre capitaine, Earl Patin, s’adresse au groupe en anglais. La traduction cadienne suit pour les quelques touristes francophones.
– Est-ce que c’est votre première fois en bateau ici? interroge le capitaine.
Tout le monde répond oui.
– Ça devrait être intéressant. C’est ma première fois aussi, blague-t-il.
Tout le monde rit, et le capitaine Patin démarre le bateau. Dans son microphone, il nous informe que « Atchafalaya » veut dire « longue rivière » dans la langue des Chitimachas, les Amérindiens de cette région. Lorsque les Acadiens sont arrivés en Louisiane, ils se sont bien entendus avec les Chitimachas, qui leur ont montré comment chasser dans cette forêt marécageuse.
Le bassin bleuâtre s’assombrit et prend une teinte verte près des îlots d’arbres. Je scrute les alentours pour apercevoir des alligators, mais je vois surtout de grandes souches d’arbre de plus en plus nombreuses.
– Ce que vous voyez est ce qui reste de la forêt marécageuse d’énormes chênes, saules et cyprès. Tous ces grands arbres ont été coupés pour l’argent. C’est triste. Astheure, on ne trouve plus que les vieilles souches de cyprès géants. Quand l’eau est basse, je dois faire attention que l’hélice du bateau ne frappe pas les souches.
Nous passons devant des camps flottants qui servent aux chasseurs et aux pêcheurs.
– La région de l’Atchafalaya est encore boisée, mais c’est la deuxième pousse. Les arbres ne sont pas si grands qu’avant. C’est un territoire de forêts marécageuses de huit cent mille acres. L’eau de trentehuit États se jette ici. Et voici nos amis cocodrils…
Le capitaine dirige le bateau vers une petite île broussailleuse où se cachent deux alligators qui ressemblent à de grands lézards préhistoriques. L’un d’eux disparaît sous l’eau et réapparaît près du bateau. Une touriste crie.
– Pas de danger, Madame, dit le capitaine. Il est curieux. Il veut voir si on va lancer des guimauves. Des gens font ça, mais ce n’est pas bon pour les cocodrils.
Nous continuons sur des eaux qui deviennent de plus en plus sombres parmi une végétation toujours plus dense. Ces arbres sont plus grands et étrangement familiers, avec leurs grandes barbes de mousse espagnole… Ces arbres drapés de mousse! Je me sens soudain anxieuse devant ces arbres qui semblent vibrer à mesure que le bateau s’en approche. Est-ce que cette chaleur écrasante me donne un mirage ? Je crois reconnaître les arbres de mon rêve, sauf que dans mon songe il y en avait à profusion et ils étaient si énormes que leurs branches cachaient le ciel. J’ai à nouveau la nausée et ma vue se brouille...
Les touristes et le capitaine ont disparu. Tante et Nonc aussi. Je suis couchée au fond du bateau. Le ciel est à peine visible entre les branches d’arbres gigantesques. L’aimable visage de Mère-Rêve se glisse audessus de moi. Je remarque son drôle de bonnet blanc qui couvre ses cheveux. Une petite mèche s’échappe du bonnet et se colle à son front trempé de sueur. Ses cheveux sont châtain-roux ! J’entends quelque chose frapper l’eau. La peur se dessine sur son beau visage. Elle guette tout autour. À la voir si apeurée, je tressaille. Mère-Rêve me ramasse pour me serrer contre sa poitrine. Mon souffle est coupé. Je ne vois plus rien, mais j’entends son coeur battre à tout rompre. Tout à coup, elle pousse un cri strident. J’ai l’impression que ma tête explose. J’entends à peine une autre voix de femme.
Cette voix est celle de Tante qui me ramène au présent. Je suis assise parmi les touristes.
– Sara, quo ya ? répète Tante.
– Elle n’est peut-être pas encore accoutumée à cette chaleur, suggère Nonc.
– Peut-être, je balbutie.
Encore ébahie par le cri de Mère-Rêve, je n’écoute pas la blague de Thibodeaux et Boudreaux, racontée par monsieur Patin. Les touristes rient, mais moi j’essaie de me replonger dans mon rêve. Voilà qu’un bruit infernal gâche ma concentration. C’est un bateau qui nous dépasse à grande vitesse, tirant un skieur nautique derrière lui comme une grande queue.
– Our local wild life ! laisse tomber le capitaine sans traduire.
Les gens gloussent. Un touriste lui demande comment il se fait qu’ils font du ski sur des eaux remplies d’alligators. Monsieur Patin, taquin, sourit et répond :
– C’est pour ça qu’en Louisiane on trouve les nageurs parmi les plus rapides des États-Unis.
Tout le monde pouffe de rire.
J’aperçois une enseigne clouée à un arbre du rivage. C’est la silhouette de Jésus-Christ peinte sur du contreplaqué. Un texte est écrit sur l’habit du Christ, mais c’est trop loin pour que je puisse le lire. Monsieur Patin explique tristement :
– C’est une prière pour les pêcheurs. Beaucoup de Cadiens se sont noyés parce qu’ils ne savaient pas nager.
Avant de s’en retourner, nous passons sous le très long pont en béton qui relie Lafayette et la capitale de l’État, Baton Rouge. Mais je suis trop préoccupée par le souvenir du visage apeuré de Mère-Rêve pour profiter de la vue.
Mère-Rêve a-t-elle vraiment existé à une autre époque ? C’est la première fois que je vois bien ses vêtements, qui semblent très anciens. D’autres indices laissent croire que la scène que j’ai vue se passait à une autre époque, comme son petit bateau, qui ressemblait à une pirogue du livre d’histoire de Mike. Et les arbres étaient plus grands et plus nombreux que ceux que je vois aujourd’hui. Est-ce que c’était une vision d’un passé lointain ? Autrefois, il devait y avoir beaucoup plus d’alligators et de serpents venimeux, mais très peu de personnes dans ces lieux. Mère-Rêve avait-elle peur parce qu’elle ne savait pas nager ? Est-ce qu’elle était seule dans la pirogue ? A-t-elle vu quelque chose ou quelqu’un qui l’a effrayée ? Un alligator peut-être ? Sinon, qu’est-ce qui l’a fait crier ?
J’entends à peine les taquineries de monsieur Patin, les commentaires drôles de Nonc et les exclamations des touristes devant les alligators de plus en plus nombreux. Ce qui me ronge, c’est que je n’ai pas eu un simple rêve cette fois, mais une vision extraordinaire ! C’était une vraie vision de Mère-Rêve, venue du passé lointain. Cela veut-il bien dire qu’elle a vraiment existé ?
Nonc et Tante ne restent pas pour discuter avec les touristes après la tournée parce qu’ils me trouvent trop blême. Ils pensent que je vais m’évanouir à cause de la grande chaleur. Nonc va chercher des Coke pour me ravigoter. Dans l’auto, il met la climatisation en marche. C’est vrai qu’il fait très, très chaud en Louisiane. Même avec cet air climatisé, j’ai mal à la tête, et Tante me dit qu’il vaut mieux que j’aille faire une sieste.
Rendue à la maison, je vais m’allonger dans ma chambre, mais la vision de Mère-Rêve m’empêche de dormir. Qu’est-ce que cela signifie ? Ce voyage en Louisiane s’annonce encore plus tourmenté que je ne l’avais craint. Je tourne et me retourne dans mon lit en faisant grincer les ressorts. Tante frappe doucement à ma porte.
– Sara, je peux entrer ?
– Oui.
Tante entre, s’assoit sur le lit et met sa main sur ma joue.
– Veux-tu me conter ton tracas, chère ?
Ce geste et cette voix rassurante de mon enfance me poussent à me vider le coeur. Alors, je lui raconte absolument tout : mes rêves, ma rage contre les Haïssables et même ma vision de Mère-Rêve. Tante m’écoute patiemment sans m’interrompre.
– Chère, la vie est mystérieuse. Je ne pense pas que c’est un accident si on s’est rencontrées dans la grande ville de Houston. Il doit y avoir une raison qui explique ces rêves et cette vision. Je vais prier pour que tu trouves des réponses.
Nonc nous crie :
– Êtes-vous parées ? Les autres sont ici. Nous devons arriver chez Randol’s avant la crowd si on veut une bonne table !
Tante essuie mes larmes et me sourit :
– Viens, chère. Lorsque les Cadiens sont tracassés, ils ne vont pas voir les psychologues. Trop cherant. C’est mieux d’aller danser pour changer le mal de place. Allons-y.
Chez Randol’s est un grand restaurant qui comprend une estrade et une piste de danse. Même s’il est seulement dix-huit heures, il y a beaucoup de gens de tous les âges qui dansent au son des musiciens cadiens. Des enfants avec des parents, des adolescents avec des vieillards. Il y a même un homme aveugle qui danse. Il porte un t-shirt qui dit en anglais et en français : « Si vous voulez danser avec moi, s’il vous plaît, demandez-moi. » C’est comme une fête, mais c’est seulement un soir ordinaire pour les Cadiens. Ce n’est même pas la fin de semaine ! Est-ce qu’ils sont tous ici pour oublier leurs peines eux aussi ?
Ron, le frère de Tante, et sa femme nous attendent à une table recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs. Aussitôt que Tante me présente à sa famille, Nonc m’entraîne sur la piste de danse.
– Chère, je vais t’apprendre à danser le two-step comme une Cadienne. Tu ne veux pas danser comme une touriste, hein ?
Ce n’est pas du tout comme nous dansons à notre école. Ici, c’est comme dans le vieux temps. Ce n’est peut-être pas cool, mais c’est bien amusant avec Nonc. Si Nancy et Mike me voyaient ! Et si Hally et les autres me voyaient… Nonc est patient avec moi et il explique si bien que je commence à avoir le tour. Après trois chansons de two-step, Nonc, tout fier de moi, me ramène à la table. Un peu intimidée, j’accepte de danser avec le frère de Tante, Ron, qui ressemble beau coup à sa soeur. Le gentil monsieur danse si bien que j’ai l’impression de flotter au-dessus du plancher. Estce que je danse comme une Cadienne maintenant ? La chanson terminée, Ron me remercie respectueusement comme si j’étais une adulte.
Je cherche Nonc pour lui montrer que je danse déjà mieux, lorsqu’un beau Cadien de mon âge me demande de danser avec lui. De la table, Nonc me fait un clin d’oeil et les autres me regardent avec de grands sourires. Je suis tellement gênée que je marche sur le pied du garçon. Ma confiance s’effrite et je me raidis. Malheur ! Je recommence à danser comme une touriste. Je n’ose pas regarder le garçon. J’ai hâte que cette chanson finisse. Je suis tellement embarrassée que je ne comprends pas ce que le garçon me dit ni en cadien et ni en anglais. J’ai seulement entendu « Steve Dupuis » et « Thank you, beb. » Il vient de m’appeler beb ! Est-ce que ça veut bien dire « bébé » ? Je rougis. Qu’il est audacieux, ce Steve ! J’évite ses beaux yeux bleus et je marmonne un merci en m’enfuyant vers ma table.
– Le jeune Dupuis danse bien, hein ? taquine Nonc.
Mon sourire est mince. En fait, je voudrais vraiment me cacher sous la table. Assise près de Tante, je chuchote :
– Que veut dire beb ?
– Ça veut dire « chère », me chuchote-t-elle, les yeux pleins de douceur.
Je n’en reviens pas que les Cadiens, même les jeunes, appellent tout le monde « cher » tout le temps. Et voilà que j’apprends qu’ils ont une autre façon de le dire. Quelle belle manière de parler !
Le chanteur crie: «Laissez les bons temps rouler !» et quelques danseurs éclatent de rire et hurlent. Entourée de Nonc et Tante, de la musique, des danseurs et de cette joie cadienne, je ne pense plus à mes peines. Tante a raison : la danse change le mal de place !