10
La vallée de Memramcook
Dans notre chambre au haut plafond, je m’éveille au doux ronflement de Tante, qui dort dans l’autre lit. Tranquillement, je me lève pour me diriger vers l’une des grandes fenêtres. L’église en pierre brune et les édifices en brique cachent les maisons de ma vue, mais je peux voir un peu de la rivière Memramcook, brune comme du lait au chocolat. De l’autre côté du marais et de la rivière, il y a encore des maisons et des collines boisées plus loin. Je ne savais pas qu’il existait une communauté française comme celle-ci. Est-ce que j’ai vraiment un lien de parenté avec ce surprenant petit coin de l’Amérique ?
– Bon matin, Sara. Hier soir, j’ai téléphoné à Nonc pendant que tu dormais, m’informe Tante en se levant. Il était fier d’apprendre que tu avais encore sa fève.
Je ne peux m’empêcher de sourire parce que Tante vient encore de me parler en français, et j’ai compris chaque mot. Pourtant, je dois encore utiliser des mots anglais pour lui répondre la plupart du temps. Je me sens de plus en plus proche de Tante. Est-ce que les gens qui ont un lien de parenté ressentent la même chose ?
– Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?
– Demande-le-moi après mon café, chère. Habillons-nous. J’ai faim.
– Moi aussi, je lui réponds en français avec un accent cadien.
Au buffet, je me sers un grand « petit » déjeuner et je m’assois pour le dévorer. Malgré sa faim, Tante s’arrête aux tables de touristes cadiens pour jaser. Lorsqu’elle me rejoint enfin, j’ai déjà fini de manger. Est-ce qu’elle va me trouver impolie de ne pas l’avoir attendue ?
– Sara, tu as bien fait de ne pas m’attendre. J’ai causé longtemps, mais j’ai appris quoi faire de notre première journée.
Après le repas, nous nous rendons à pied au bâtiment voisin, le Monument Lefebvre, qui abrite notamment une salle d’exposition sur l’histoire acadienne et une boutique. Cette belle construction en pierre brune me fait penser à l’édifice en brique blanche du Monument Acadien de Saint Martinville, où on raconte aussi la dispersion des Acadiens du 18e siècle. Un guide acadien nous accompagne au deuxième étage, où se trouve une magnifique salle de spectacle dont les murs, les sièges, l’estrade et le plafond sont tous en bois foncé. Le plafond est construit en forme de cale de navire renversée.
– Cette semaine, vous pourrez voir ici des pièces de théâtre du Canada et de la Louisiane, nous dit notre guide d’une voix qui résonne dans cette salle à l’acoustique exceptionnelle.
Nous descendons dans la salle d’exposition, où nous lisons la partie anglaise des panneaux bilingues. Mais pour les enregistrements, Tante pousse le bouton français. J’écoute la version française aussi mais moi, je dois aussi pousser le bouton de l’enregistrement en anglais pour m’assurer d’avoir tout compris.
– Sara, j’en reviens pas que l’histoire de ces Acadiens est la mienne aussi, me dit Tante, qui a perdu son sourire. C’est trop triste. J’ai besoin de m’asseoir au soleil, chère.
– Je peux aller acheter des cartes postales à la boutique ?
– Vas-y, chère. Je t’attends dehors.
Dans la boutique, il y a des cartes postales qui montrent des photos de Memramcook et d’autres qui reproduisent des illustrations sur la déportation. J’achète des cartes avec photos pour Mike, Nancy, Hally et Nonc. J’achète aussi pour moi-même des cartes illustrant la déportation et je les cache dans mon sac à dos pour ne pas faire pleurer Tante.
Dehors, je la retrouve assise dans un charmant kiosque vert. Elle me propose :
– Chère, allons nous promener à pied, juste nous deux, dans cette belle vallée.
Nous passons devant l’école Abbey-Landry. J’aperçois une vieille ferme et une grande maison bleue devant laquelle il y a un écriteau sur lequel c’est écrit « Gaudet ». Nous continuons notre chemin parmi les maisons vers une ferme où le nom « Beauchamp » est écrit en grosses lettres sur un silo. Il y a un écriteau annonçant des Gaudet à cette ferme aussi.
Nous continuons plus loin. Nous croisons un camion et le chauffeur nous salue de la main. Une voiture passe ensuite et son chauffeur nous salue de la même façon. Est-ce qu’ils croient nous reconnaître ? Tante pense que le dernier est son cousin de Louisiane, mais c’est impossible. Monsieur Gaudet l’a bien dit que les Acadiens d’ici ressemblent beaucoup aux Cadiens de la Louisiane. Nous nous arrêtons près d’un tournant de la route. À gauche, il y a un petit comptoir surmonté d’une enseigne décorée d’un grand cornet de crème glacée, sur laquelle on peut lire « Crème de la crème ». À droite, dans le champ, une petite maison rectangulaire est entièrement peinte aux couleurs du drapeau acadien : bleu, blanc et rouge avec une étoile jaune ! La cour est remplie de sculptures primitives d’animaux en bois.
– Tante, je peux prendre votre photo devant cette maison-drapeau pour montrer à Nonc ?
– Ah, Nonc aimera ça. Je veux prendre la tienne aussi.
Nous marchons un peu plus loin.
– Sara, j’ai encore faim.
– Moi aussi.
– Il est déjà onze heures et demie. Retournons sur notre chemin. Il doit y avoir un restaurant au centre du village.
Rendues à une maison en face de l’Institut, nous apercevons une dame qui place sur sa galerie un mannequin en costume d’époque. Sur le tablier blanc, c’est écrit « Évangéline ».
– Tante, est-ce que c’est la même Évangéline que celle du poème ?
– Je pense que oui.
Tante regarde l’écriteau Gaudet-Doucet avant de s’approcher de la dame occupée à ses décorations.
– Pardon, Madame Doucet ?
La dame se retourne vers Tante avec un très grand sourire.
– Venez-vous de la Louisiane ? nous demandet-elle.
– Vous avez reconnu mon accent ? Je m’appelle Geneviève et voici Sara.
– Bienvenues chez nous. Je m’appelle Dorilla. Puis-je vous aider ?
– Nous cherchons un restaurant où on sert des mets acadiens.
– Le restaurant LeBlanc fait du bon fricot. C’est un ragoût de poulet, de patates et de carottes assaisonné de sarriette. Si vous aimez la douceur, leurs tartes sont délicieuses. Mon voisin Justin pourra vous montrer le restaurant. Le midi, il va manger avec son grand-père, qui demeure à côté du restaurant. Attendez une minute.
La dame se rend à la maison voisine et sonne à la porte. Sur l’écriteau, c’est écrit « LeBlanc-Belliveau ». Un garçon aux cheveux ébouriffés ouvre la porte. Ce n’est nul autre que le fils de Léonard à Gaspard ! Madame Doucet lui parle un moment puis nous rejoint.
– C’est le vaillant bougre qui a porté nos valises hier soir, fait remarquer Tante.
– Ah oui ? Justin est un bon garçon. Comme son grand-père, il connaît très bien l’histoire de l’Acadie. Il vous accompagne dans une minute.
Quand Justin vient nous trouver, ses cheveux noirs sont peignés.
– Grand merci, Dorilla, dit Tante.
– C’est un plaisir, Geneviève. Venez me voir encore si vous avez d’autres questions et même si vous n’en avez pas, nous offre l’aimable dame aux grands yeux bleus.
Tante se tourne vers le garçon.
– Justin, te voilà encore à notre service. Je m’appelle Geneviève et voici Sara.
Il hoche la tête avec un petit sourire. Je réponds seulement en inclinant la tête. Je n’arrive pas à le regarder dans ses beaux yeux noirs.
Nous descendons une pente jusqu’à l’église. Tante et Justin parlent ensemble, mais je ne comprends pas tous les mots et je suis trop intimidée pour lui parler. Sa présence fait battre mon coeur plus vite. À côté du restaurant LeBlanc se trouve une résidence pour personnes aînées. Le grand-père de Justin habite donc dans une chambre au Foyer Saint-Thomas.
– Merci de nous avoir montré le chemin, Justin. Tu fais un très bon guide, dit Tante.
– Ce n’est rien, répond-il.
Justin me regarde avec ses yeux d’ébène et me propose :
– Sara, j’ai une autre bicyclette à la maison. Veux-tu que je te montre la vallée cet après-midi ? On peut en faire le tour en passant par les deux ponts. C’est seulement neuf kilomètres.
Je rougis. Est-ce que j’ai bien compris qu’il veut passer du temps avec moi seule ? Neuf kilomètres, estce plus que neuf milles ? Je regarde Tante, qui m’encourage :
– Ça serait amusant pour toi, Sara.
Encore muette, je réponds oui d’un hochement de tête.
– J’irai te chercher à l’Institut dans une heure et demie, lance-t-il en se dirigeant vers l’entrée du foyer.
– Chambre 211 ! lui crie Tante.
D’un air amusé, elle me regarde.
– Ça te ferait du bien d’être avec un autre jeune de ton âge, laisse-t-elle tomber. Jean et Dorilla ont dit que Justin est un bon bougre. Et puis, il n’est pas zirable, dit-elle en clignant de l’oeil. Est-ce que ça te dérange d’aller avec lui, chère ?
– Non, je veux y aller.
Le fricot du restaurant LeBlanc est à mon goût, mais Tante trouve que le ragoût serait meilleur s’il était plus épicé, comme en Louisiane, où la nourriture est très, très épicée. N’ayant mangé qu’un bol de fricot, nous avons encore de l’appétit pour un des gros desserts qu’on peut admirer derrière une cloison en vitre. Je n’ai jamais vu de tartes garnies d’une couche de meringue aussi épaisse ! Mais c’est un morceau de gâteau au chocolat au glaçage blanc et très crémeux que je choisis. Tante opte pour une pointe de tarte au sucre pour la comparer aux tartes au sucre de la Louisiane.
La serveuse nous apporte nos desserts et attend que j’en prenne une bouchée. C’est le meilleur glaçage que j’ai mangé de ma vie ! Je ne peux pas m’empêcher de faire un grand « Mmm… » les yeux fermés. Pas besoin de traduire !
– Du glaçage bouilli, déclare-t-elle avec un sourire.
Tante goûte à son dessert.
– Mmm… c’est une des meilleures tartes au sucre que j’ai goûtées ! Je n’ai jamais vu de spirales de pâte dans une tarte au sucre.
– Les spirales sont faites comme nos pets-de-sœur, un dessert acadien. C’est la recette de madame Ida Cormier, la mère de la propriétaire, nous informe la serveuse.
Après le départ de la serveuse, Tante m’explique le sens de l’expression « pets-de-sœur ». Nous nous esclaffons. Quel drôle de nom pour un dessert !
Sur le chemin du retour à l’Institut, nous passons derrière l’église, où se trouve un beau cimetière à l’ombre rafraîchissante de beaux grands arbres. Les pierres tombales ont toutes des noms semblables à ceux des Cadiens de la Louisiane. Mais ici, les morts sont sous la terre, pas au-dessus, comme dans les cimetières cadiens.
Dans notre chambre, Tante s’allonge pour une sieste. Quelques minutes plus tard, Justin sonne. Avant d’aller le retrouver, je m’approche de Tante.
– Merci d’être venue ici avec moi, Tante.
– Ah, chère ! c’est un grand plaisir de découvrir mes origines acadiennes avec toi ! dit-elle en me serrant dans ses bras. Tu es comme ma petite-fille.
Ce sont les paroles que je voulais entendre depuis la Louisiane ! La vague d’amour déferle à nouveau dans mon coeur, l’emplissant d’une immense joie.