11
Le canard
À la réception, je trouve Justin qui est en train de rire avec la réceptionniste.
– Bonjour, Sara, dit-elle.
– Bonjour, Thérèse.
Encore toute joyeuse de mon étreinte avec Tante, je réussis à regarder Justin droit dans les yeux en lui faisant un grand sourire. Cette fois, c’est lui qui rougit. Nous partons en silence. Thérèse nous crie : « Amusez-vous bien ! »
Dehors, Justin me tend une vieille bicyclette.
–Je t’ai apporté la bicyclette de ma mère. Elle ne l’utilise jamais.
Enfourchant le vélo, je pars à sa suite. Près de l’école Abbey-Landry, Justin se retourne et dit simplement : « Mon école. » Nous filons jusqu’à la maisondrapeau où il se retourne pour commenter : « Lui, il est fier d’être Acadien » avec un sourire moqueur. Je devine le sens du mot « fier ».
Pas loin de la croix du village de La Montain, nous nous arrêtons à un monument historique en pierre, près de vieux pommiers et d’un puits en pierre. Au milieu du puits maintenant comblé pousse un framboisier qui ressemble à un bouquet dans un gros vase. Justin cueille quelques framboises et m’en offre. J’avale les petits fruits juteux. Justin lit tout haut une partie de la plaque du monument : « La recolonisation de Memramkouke – C’est de bord et d’autre de ce vallon que vers 1766 vinrent s’établir plusieurs résistants acadiens libérés du fort Beauséjour… »
Pendant qu’il lit silencieusement le reste du texte, je jette un coup d’oeil à la version anglaise pour m’assurer d’avoir bien compris. Le nom Léger me saute aux yeux. Je ne sais pas encore comment dire certains mots, mais je me risque :
– La mère de l’homme de Tante est une Léger.
– Le mari de ta tante ? Geneviève n’est pas ta grand-mère ?
– Non.
Je renonce à lui expliquer que Tante n’est pas ma vraie tante non plus. C’est trop compliqué.
– Allons traverser le marais et le pont du village de
Memramcook.
À l’intersection qu’on appelle McGinley, où il y a une station-service, nous tournons à droite sur le chemin du marais. Tout à coup, nous entendons : « Coin-coin ! » Le bruit vient d’un camion stationné en bordure de la route, sur lequel est peint un homard. L’homme au volant répète : « Coin-coin ! » et nous fait signe de la main.
Justin rit et lui fait signe aussi. Il m’explique :
– C’est Ray. Il me taquine parce que mon surnom est Canard. C’est aussi le surnom de mon père et de mon grand-père Gaspard. Les gens de la vallée les ont surnommés Canard parce que ça rime avec leur nom et que, comme ils pêchaient souvent dans leur bateau, ils flottaient sur l’eau comme des canards.
Justin hésite avant de me révéler :
– Mon père est mort dans un accident d’auto quand j’étais petit. Ça me fait plaisir qu’on m’appelle Canard comme lui.
Mal à l’aise, je cherche mes mots pour lui répondre, mais je ne trouve rien de bon à dire. Nous pédalons pendant presque un mille avant de traverser le pont et de monter une pente. Justin regarde la maison funéraire Dupuis. Est-ce qu’il pense à son père ? Moi, je ne connais personne qui est décédé. Soudain, une pensée me traverse l’esprit : ma vraie mère seraitelle morte ?
En haut de la pente, Justin tourne encore à droite à l’intersection du chemin traversant le village de Memramcook. Je me rends compte que nous retournons en direction de Saint-Joseph, sauf que nous sommes de l’autre bord de la rivière. Plus loin, Justin s’arrête dans la cour d’un édifice en blocs de ciment sur lequel il est écrit « Pain du Collège ». La délicieuse senteur de pain me donne la faim.
– Attends ici, Sara.
Je le regarde entrer dans la boulangerie. Ses espadrilles sont aussi usées et démodées que sa bicyclette. Mon coeur se serre. Il a perdu son père et sa famille n’a probablement pas beaucoup d’argent. Le gentil Justin me rejoint en rapportant un sac de petits pains encore chauds.
– Ça sent bon, hein ? Faut que t’en manges, Sara.
Nous mangeons chacun deux de ces petits pains croûtés et savoureux. Je réussis à lui dire :
– C’est délicieux. Merci beaucoup.
– De rien. Le pain est cuit dans un four chauffé au bois. C’est la vieille recette de l’ancien collège. Veux-tu de l’eau ?
– Oui.
Justin sort deux bouteilles d’eau du sac accroché sur son vélo. Il a pensé à tout, ce vaillant bougre, comme dirait Nonc. Nous buvons tandis que des voitures passent. Tous les chauffeurs nous font un signe de la main. Nous faisons pareil.
– Dans la vallée, tous les gens te saluent de la main même s’ils ne te connaissent pas.
Nous passons près du village du Lac pour ensuite tourner à droite au village de College Bridge. Près du chemin de fer, Justin s’arrête devant un autre monument de pierre. Il cite la plaque commémorative : « Hommage à nos ancêtres. La Pointe-à-l’Ours. En ce lieu autrefois appelé Pointe-à-l’Ours vinrent se réétablir, en 1770, une demi-douzaine de familles acadiennes libérés du fort Edward, à Pigiquid (Windsor)… »
Mon guide personnel me lit tout le texte en français. Je reconnais les noms Dupuis, Landry, Bourgeois, Richard et Robichaud, que j’ai entendus en Louisiane.
– Pourquoi a-t-on changé le nom de Pointe-àl’Ours pour celui de College Bridge ?
– Parce que c’était le pont que les gens devaient prendre pour se rendre à l’ancien Collège SaintJoseph, où se trouve maintenant l’Institut, ton hôtel. C’était le premier collège pour les Acadiens. Il était donc assez important pour changer le nom de Pointeà-l’Ours. Astheure, le nom « College Bridge » n’a plus de sens parce qu’il n’y a plus de collège ni de pont, seulement cette espèce de barrage qu’on appelle un pont-chaussée. J’aimerais l’enlever et y reconstruire un vrai pont pour rétablir l’écoulement naturel de la rivière Memramcook.
Nous traversons le chemin de fer qui longe la rivière. Devant nous s’étire le tronçon d’une longueur d’un mille qui divise le grand marais, jusqu’au grand escalier de pierre de l’église de Saint-Joseph. Sur le pont-chaussée, je suis le regard de Justin.
– Maudit barrage ! Qu’est-ce que ça nous a donné? Une rivière où il n’y a presque plus de poissons !
Justin parle de plus en plus vite. Je ne comprends pas tout ce qu’il dit, mais il est clair qu’il est de mauvaise humeur.
– T’as vu Ray, qui vendait du homard à la stationservice ? Ben, il y a des années, il était propriétaire d’un commerce au bout du marais. Après la construction du pont-chaussée, son commerce a été inondé à plusieurs reprises printemps après printemps, mais le gouvernement lui a dit que c’était un acte de Dieu. Ray leur a répliqué que ce n’était pas Dieu qui avait cons truit le pont-chaussée et qui avait oublié d’ouvrir les vannes aux grandes marées...
Justin parle comme un adulte, peut-être parce qu’il a passé beaucoup de temps avec son grand-père. Devant ses grommellements, je deviens de plus en plus mal à l’aise. Tout à coup, je constate qu’une voiture nous suit de près. La voiture avance à nos côtés. Ça me fait peur. De la fenêtre baissée, un homme au visage sérieux nous hurle :
– Coin-coin, sors du chemin !
– Chla-Chla ! Achale-moi pas ! lui répond Justin.
– Chla ! chla ! chla ! fait l’homme en s’esclaffant avant d’accélérer pour nous dépasser.
Mais quel drôle de rire ! Justin pouffe de rire aussi. Soulagée, je ris avec lui.
– Tu ne seras pas surprise d’apprendre qu’on le surnomme Chla-Chla.
Au bout du marais, Justin désigne un terrain de stationnement.
– Le site du commerce de Ray. Tu vois l’écriteau où c’est écrit « Village-des Piau » ? C’est l’ancien nom de Saint-Joseph. Piau Belliveau, mon ancêtre, est venu s’établir ici avec sa grande famille après la déportation.
Lorsque nous arrivons à la colline escarpée devant l’église de Saint-Joseph, je dois marcher à côté de mon vélo. Justin monte la côte facilement et m’attend devant l’église au sommet de la colline, où la route se divise en deux. Nous filons à droite vers sa maison. Sur la pente verte du terrain de l’Institut, il y a une enseigne sur laquelle Justin lit : « La butte à Pétard. »
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Un homme du nom de Cyr vivait sur cette colline avant la déportation. On pense qu’il a mérité le surnom de Pétard parce qu’il était vantard. Selon la croyance populaire, il aimait les coutumes amérindiennes. Je peux te prêter un roman jeunesse intitulé La butte à Pétard, qui est l’histoire fictive d’une famille qui a fui la déportation de 1755 en se cachant dans la forêt derrière l’Institut.
– Euh… je ne peux pas lire le français. Je viens du Dakota du Nord.
– Vraiment ? Une Cadienne du Dakota ?
– Non, je ne suis pas une Cadienne.
– Arrête ! Mais tu ressembles à une vraie Acadienne...
Je ne sais pas quoi lui répondre, mais cette remarque me plaît énormément.
En rangeant les vélos dans le garage, je trouve le courage de lui demander :
– Euh… Est-ce que tu aimes aller en… b… boat comme ton père et grand-père ?
– Oui, j’aime beaucoup aller en bateau. Sara, n’aie pas peur d’employer des mots anglais. Tu es au pays des Chiacs, où les gens parlent français et anglais indifféremment ou même les deux langues dans la même phrase. Tout le monde est bilingue.
– Tante et moi, nous allons en bateau sur la rivière Petitcodiac demain après-midi. Euh…Veux-tu venir aussi ?
– J’aimerais ça, dit-il, les yeux rieurs. Je te téléphonerai demain matin.
Il vient d’accepter ! Oh, qu’est-ce que je viens de faire ? J’espère qu’il y a de la place. Je ne pense pas que ça dérangera Tante s’il vient avec nous. Si ça coûte quelque chose, je paierai.
Comme nous sommes rendus à destination, je dois revenir sur terre, car il est temps de se séparer.
– Au revoir, lui dis-je. Merci pour la promenade.
Justin me répond avec un sourire qui me fait fondre. Il me regarde traverser la route et m’avancer sous les beaux grands arbres du sentier qui mène à l’Institut. Je sens ses yeux dans mon dos et je ne peux m’empêcher de sourire à moi-même en pensant à sa phrase : « Tu ressembles à une vraie Acadienne. »