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Le fort Beauséjour


Le lendemain matin, le ciel est gris, mais la journée sera très belle car Justin vient avec nous. Tante est en train de prendre sa douche quand le téléphone sonne. Ce doit être lui ! Je me précipite sur téléphone et je réponds en français :
– Allô ?
– Sara ? demandent des voix à l’unisson.
Ce sont Mike et Nancy. Je leur raconte mon séjour en Acadie.
– Pas de rêves ou de visions ? demande Nancy.
– Non, mais ça ne fait rien. Je me sens bien ici. C’est comme être en Louisiane. Les Acadiens ressemblent beaucoup aux Cadiens.
– Je ne savais pas qu’il existait un tel endroit au Canada, avoue Nancy. Si ton voyage ne t’apporte pas d’explications à tes rêves, au moins il t’aura fait découvrir l’Acadie.
À l’autre téléphone, Mike me demande :
– Et quel est le nom de ton nouvel ami ?
– Justin. Les gens le surnomment Canard. Il doit m’appeler d’un moment à l’autre.
– Canard ! dit Mike en riant. Faut pas te retenir plus longtemps !
– Dis bonjour à Tante. Nous t’appellerons plus tard, ajoute Nancy.
– Nous t’aimons, Papoose.
– Je vous aime aussi.
Mes chers Mike et Nancy... Je veux qu’ils soient mes parents pour toujours. Je n’en trouverai jamais de meilleurs. J’espère que je n’ai pas manqué l’appel de Justin.
Regardant par la fenêtre, j’essaie d’imaginer à quoi ressemblait cette butte à Pétard avant la déportation. C’était probablement une colline boisée parsemée de fermes au toit de chaume comme on peut en voir sur les affiches du Monument Lefebvre. Dans l’espoir de faire venir une vision, je ferme les yeux. Rien.
Tout à coup, un projectile heurte la vitre. Je regarde en bas par la fenêtre. C’est Justin ! Il vient d’attraper sa balle de tennis, qui a rebondi de ma fenêtre. Il me fait signe de sortir sur le balcon au bout du couloir. J’accours et je me penche par-dessus la balustrade.
– Ton téléphone était occupé ! me lance-t-il.
– Je parlais à Mike et Nancy !
– Tes amis ?

– Non… mes parents !
À ce moment, un garçon à bicyclette passe à coté de Justin.
– V’là Roméo-Canard qui parle à sa Juliette ! se moque le garçon.
– Toi, t’es jaloux ! lui rétorque Justin avec un sourire.
Justin tourne son regard vers moi.
– Sara, veux-tu voir un autre coin de la vallée ce matin ?
Devant la station-service de Saint-Joseph, quelques hommes et garçons sont adossés contre la façade du dépanneur pour observer le va-et-vient des villageois. Lorsqu’ils nous aperçoivent à vélo, ils nous envoient un bombardement de « Coin-coin! Coincoin!» Justin leur fait un signe de la main et me dit : – Memramcook est vraiment la vallée des moqueurs. On aime se taquiner les uns les autres.
Nous poursuivons notre route vers l’anse des Cormier. À un virage, il y a des chevaux dans un enclos près d’une maison.
– Ce sont les chevaux d’Euldège, un Bunker. Les Bunker sont une lignée de LeBlanc de la pire espèce. Toutes les maisons du coin sont habitées par des Bunker... une vraie peste. Je sais de quoi je parle, dit-il avec un large sourire, je suis un Bunker du bord de ma mère.
Plus loin, nous passons devant une charmante maison jaune où il y a une galerie et des fleurs partout. Tante aimerait beaucoup voir ce beau jardin de fleurs. De la cour, un homme nous salue.
– Pius, un autre Bunker.
– Il n’a pas crié « Coin-coin », dis-je, presque étonnée.
– Ce n’est pas tout le monde à Memramcook qui est moqueur.
Nous nous arrêtons ensuite dans l’entrée asphaltée d’une maison.
– Il est temps qu’on se donne un peu de douceur.
Qu’est-ce qu’il veut bien dire par « douceur » ? Va-t-il m’embrasser ?
– On dit que nos barres de chocolat sont meilleures qu’aux États-Unis. Peut-être parce que c’est au Nouveau-Brunswick que les Ganong ont inventé la première barre de chocolat au monde, se vante Justin. Je gage que tu seras d’accord avec moi.
Peut-être est-ce une blague, mais je lui souris et j’accepte son défi.
– On va voir si c’est meilleur que les Hersheys. Où est le magasin ?
– Droit devant toi, dans cette maison.
Me joue-t-il un tour ? Nous entrons dans la petite maison devant laquelle un écriteau annonce la famille Robichaud-LeBlanc. Dans une pièce de la demeure, les murs sont recouverts d’étagères chargées de toutes sortes de produits d’épicerie en boîte et en bouteille. C’est vraiment un minuscule magasin.
Derrière le comptoir, une belle dame aux cheveux d’un blanc éblouissant et aux lunettes à montures noires nous accueille avec un sourire.
– Ah ben ! C’est pas Justin à Léonard à Gaspard ! s’exclame-t-elle.
– Vous allez bien, Madame LeBlanc ?
– Ah oui, il fait beau, moi j’dis. Qui est ta petite amie ?
– C’est Sara, des États.
– Bonjour, Sara.
– Bonjour.
– Justin, tu veux tes barres favorites ?
– J’en prendrai deux, s’il vous plaît.
Cette fois, je me précipite pour payer notre collation.
– C’est mon tour, dis-je à Justin, qui me sourit.
– Merci.
– Comment est ton grand-père ? demande la dame.
– Pareil.
– Ah… Ça fait pitié.
Dehors, nous allons nous asseoir à une table de pique-nique pour savourer notre chocolat.
– Elle est gentille, cette femme.
– Ouais. C’est une veuve qui a élevé cinq garçons en travaillant plus de quatorze heures par jour, sept jours par semaine, pendant plus de cinquante ans ! Quand j’étais petit, elle ne me faisait pas payer de taxe sur mes bonbons parce qu’elle trouvait injuste de demander de la taxe aux enfants qui payaient de leurs propres sous. Madame LeBlanc est une vraie bonne personne.
Justin parle encore comme un vieil homme mais, curieusement, j’aime ça.
Nous ouvrons nos emballages de Pal-o-Mine, qui comprennent deux barres de chocolat chacun. Le nom sur l’emballage me fait sourire, car il me fait penser à l’amitié qui se développe entre cet Acadien et moi. L’intérieur de la barre contient du sucre à la crème qui est trop sucré à mon goût, mais le chocolat foncé à l’extérieur est délicieux.
– C’est vrai que ce chocolat est meilleur que les barres Hersheys.
– Je te l’avais dit. Moi, je suis fou du sucre, comme mon grand-père Belliveau. Parlant de sucre, tu vois la grande colline là-bas, où se trouve Taylor Village ? C’est au sommet de cette colline qu’habitait mon arrière-arrière-grand-père, le légendaire Jos Bunker LeBlanc, un vendeur de bonbons.
Je suis tellement à l’aise avec Justin que je me mets à le taquiner.
– Encore des Bunker ici. C’est une vraie peste !
Justin éclate de rire.
– Eille, ma moqueuse. Faut se dépêcher si on veut être à temps pour l’autobus du fort Beauséjour. Ouais, mes ancêtres n’auraient jamais cru que des Acadiens auraient hâte d’aller au fort Beauséjour !

Justin et moi occupons le dernier siège au fond de l’autobus. Tante est assise à l’avant avec madame Broussard, de la Louisiane. La grande route bordée de forêts sur laquelle nous roulons s’appelle la Transcanadienne. J’aime ce nom. Je n’en reviens pas comme je me sens à l’aise parmi les Acadiens du Canada, ce pays que je ne connaissais pas il y a seulement quelques semaines.

L’autobus passe près d’une petite ville universitaire.
– C’est Sackville, me renseigne Justin, mon beau guide personnel. Avant 1755, c’était un établissement acadien appelé Tintamarre, mot qui veut dire « grand bruit », à cause des volées de canards qui viennent dans les marais.
L’autoroute s’étend maintenant dans un immense marais, plat comme les prairies du Dakota du Nord et de la Louisiane.
– Au bout de la crête là-bas, entourée de brume, c’est la pointe Beauséjour, en face de la baie de Fundy, autrefois appelée la baie Française. Je ne sais pas comment les Mi’kmaq l’appelaient avant les Français.
Le chemin menant au Lieu historique national du fort Beauséjour est étroit. Tout ce que je vois autour, ce sont des élévations de terre recouvertes de gazon.
– Où est le fort ? je demande.
– Tout ce qui reste du fort est la partie souterraine,
qui est cachée derrière ces remparts. Mais c’est amusant, tu vas voir, Sara.
Les touristes descendent de l’autobus pour se diriger vers le seul édifice, le centre d’accueil.
– Est-ce que Justin et moi pouvons explorer le fort tout de suite, Tante ?
– Bien sûr, chère. Allez-y.
À l’entrée, il n’y a plus de grandes portes, mais simplement une ouverture entre des buttes de terre. Par contre, il reste quelques portes à l’intérieur de l’enceinte, où des pierres des fondations suggèrent la forme des anciens bâtiments. Justin m’invite sur le sommet d’un des murs de terre, et je le rejoins.
– Regarde les fondations du fort. Les soldats français l’ont bâti en forme d’étoile. Nous sommes sur la pointe sud-est du fort. Tourne-toi.
Je me retourne pour voir une vaste prairie coupée par une petite rivière.
– La rivière Missaguash est la frontière entre les deux provinces. Sur les hautes terres de la NouvelleÉcosse, là-bas, les soldats britanniques avaient construit le fort Lawrence, près de l’ancien village acadien de Beaubassin. Par la suite, le colonel Monckton a capturé le fort Beauséjour dans lequel, malheureusement, il a trouvé des Acadiens conscrits par des soldats français. À leur capitulation, le commandant français a demandé à Monckton de donner son pardon aux Acadiens que les Français avaient forcés à prendre les armes sous peine de mort. Mais le colonel Monckton n’a pas tenu sa parole, et ces Acadiens ont été les premiers déportés.
– Le colonel Monckton, comme la ville de Moncton ?
– Ouais, les Britanniques ont changé le nom de l’ancien établissement acadien, qui s’appelait Le Coude, pour Moncton en l’honneur du colonel qui a déporté les Acadiens de la région. Mais quelques familles ont réussi à s’échapper en se cachant dans la forêt. C’est ce qu’ont fait mes ancêtres et ceux d’un grand nombre d’Acadiens des provinces de l’Atlantique. D’une façon, c’est drôle que l’Université de Moncton soit française. Mes ancêtres ne le croiraient jamais !
– Ni le colonel Monckton. Il serait… furious !
– Ouais, tu l’as bien dit. Je me demande si Monckton a regretté sa cruauté envers les Acadiens avant de mourir.
Les panneaux explicatifs indiquent que la partie plus ancienne du fort fut bâtie par les soldats en habits gris, les Français. Nous entrons dans la caserne en pierre des Français. C’est très sombre et le plafond est bas. Le vieux puits est rempli de terre et de briques cassées. Un peu plus loin, les pierres du mur sont recouvertes de mousse et quelques faibles lumières éclairent le fond, qui forme un angle droit. Je suis soulagée d’en sortir, car l’atmosphère y est étouffante.
Nous entrons ensuite dans la caserne bâtie sous l’occupation anglaise, quand le fort s’appelait fort Cumberland. Les panneaux comprennent des illustrations de soldats britanniques en habit rouge et des soldats de Nouvelle-Angleterre en habit bleu. Cette caserne est en brique, les plafonds sont plus hauts et il y a une porte à chaque bout. L’intérieur est bien éclairé.
– Sara, reste ici cinq minutes tandis que je vais me cacher. Puis, t’essayeras de me retrouver.
Justin part en courant. Je suis surprise qu’il veuille jouer à ce jeu enfantin. Je n’aime pas être seule, mais au moins cette caserne anglaise est mieux éclairée. Il y a toutefois de longues boîtes semblables à des cercueils qui sont peu réconfortantes. J’attends quelques minutes. Dehors, le vent se lève, produisant des sons bizarres… comme des sons plaintifs. Cet endroit commence à me faire peur.
Tout à coup, les deux portes situées aux extrémités de la caserne se ferment simultanément et les lumières s’éteignent. Terreur ! Je ne vois que la noirceur. Qui a fermé les portes ? Ça ne peut pas être le vent, car il ne peut pas souffler dans deux directions opposées. Et ça ne peut pas être Justin non plus. La gorge nouée, les mains tendues devant moi, j’avance à tâtons vers la porte la plus près. Au contact, je pousse la porte de toutes mes forces. La lumière du jour m’aveugle un moment. Il n’y a personne. Je veux retrouver Justin tout de suite.
Je cours à la prochaine caserne et je l’appelle. Il fait très noir à l’intérieur, tellement que je ne vois rien, mais je crois l’entendre. Je prends une grande inspiration pour me calmer. Lentement, j’avance. Au fond, il y a une petite ampoule qui éclaire une pièce s’ouvrant sur la gauche. J’anticipe que Justin est caché au fond, prêt à sauter devant moi. Mais il n’y a personne, sauf quelques barils et caisses de bois, encore.
Soudain, je suis si étourdie que je dois m’appuyer sur le vieux mur de pierre froide. La senteur du goudron et de la moisissure me donne la nausée. Dans l’obscurité, j’aperçois des tas de vieilles guenilles par terre. Quelle n’est pas ma surprise de voir que les guenilles sales commencent à bouger ! Mais ce sont des gens couchés par terre ! Je ne vois pas leur visage, mais je sais qu’ils ne sont pas des touristes. Des pleurs d’enfants et des gémissements de femmes me paralysent. Et ça pue l’urine et d’autres odeurs qui m’écoeurent. Est-ce qu’une vision peut me faire vomir ? Je me sens faiblir. Reprenant suffisamment de forces pour bouger mes bras et mes jambes, je me précipite hors de la caserne et cours jusqu’au sommet des remparts. Pour la deuxième fois, je prends de grandes inspirations d’air salin pour me calmer. Est-ce que j’ai vraiment vu, entendu et même senti des prisonniers du 18e siècle ?
 Le terrain autour du fort est comme une grande mer d’herbe jaune d’août. Je me tourne dans la direction de la Nouvelle-Écosse, puis vers le marais de Tintamarre, au Nouveau-Brunswick, et enfin vers la baie de Fundy, d’où une brume avance comme une avalanche grise recouvrant le vaste marais tout autour. Le brouillard roule au bas de la pointe de Beauséjour, traverse le chemin de fer de Sackville pour envahir le marais et l’autoroute, mais il ne monte pas sur les remparts du fort. Pourquoi cette brume m’attire-t-elle ? Comme en transe, je descends des fortifications et pénètre dans la brume épaisse. J’ai l’impression de flotter dans le gris.
Mère-Rêve me porte dans ses bras. Sa course me fait bondir dans tous les sens et ses cheveux dénoués me fouettent le visage. Elle est à bout de souffle et son coeur bat comme le tonnerre dans mes oreilles. Une voix d’homme à l’accent acadien supplie : « Faut se séparer, chérie ! Cours à la levée ! »
Je n’entends plus rien sauf les pas ralentis de Mère et son souffle agité. Elle commence à pleurer. Un cri en anglais et un coup de fusil nous font tressaillir.
« Non ! » hurle Mère, qui se remet à courir.
Le galop d’un cheval devient de plus en plus fort. Entre les mèches de cheveux de Mère, je distingue un soldat en habit rouge qui nous dépasse au galop sur son cheval noir et bloque notre fuite. Mère trébuche et son cri de terreur me transperce le coeur.