14
La cachette
C’est le matin du 15 août, la fête des Acadiens. Devant le Monument Lefebvre, les célébrations vont bientôt commencer. Tante n’a pas insisté pour que j’y assiste en matinée. Elle a compris que j’avais besoin de passer du temps seule.
Mon journal intime est ouvert, mais je n’arrive pas à y relater ma vision bouleversante d’hier. Nancy serait intéressée d’apprendre que, cette fois, j’ai eu une vision non seulement auditive mais aussi olfactive, comme elle dirait. Je pouvais sentir l’odeur des pauvres Acadiens sales et emprisonnés, et la sueur de Mère-Rêve dans sa course affolée. Est-ce qu’elle s’est échappée du fort Lawrence ou du fort Beauséjour ? Est-ce qu’elle habitait un des villages près des forts ? Et cette fois, il y avait un homme avec elle... Son mari ? Mon Père-Rêve ?
La nuit dernière, mes rêves ne m’ont pas apporté d’explication à ce mystère. Par contre, j’ai rêvé du moment réconfortant où Justin m’a prise par la main après ma vision. Il pensait que j’avais eu peur parce qu’il m’avait laissée seule dans la caserne. Je n’ai rien osé lui dire parce que je ne veux pas qu’il me trouve plus étrange. Au fort, Tante s’est aperçue que ma mine avait changé. Une fois dans notre chambre, je lui ai tout raconté. Chère Tante est en désarroi parce qu’elle ne sait pas comment m’aider.
Qui pourrait bien m’aider à découvrir l’identité de cette femme qui, d’après mes visions, semble maintenant associée à cette région ? Je doute fort que la vie de Mère-Rêve soit écrite quelque part. Comme Justin nous l’a répété, toute l’Acadie a été détruite par le feu.
Le téléphone sonne. Je réponds.
– Allô.
– Allô. C’est Thérèse à la réception. Justin est ici. Veux-tu descendre ?
– Oui. Merci.
Est-ce que je peux me confier à lui ? Va-t-il me croire ou se moquer de moi ?
À la réception, Justin est en train de jaser avec Thérèse. Lorsqu’il se retourne, je vois qu’il tient deux bols contenant chacun une grosse boule grisâtre.
– Ta tante m’a dit que tu n’as pas mangé ce matin. Ma mère a fait des poutines râpées. C’est une spécialité des Acadiens du sud-est du Nouveau-Brunswick. C’est des boules de patates râpées avec du porc au centre. Allons les manger dans le kiosque.
Ça ne semble pas très appétissant, mais je l’accompagne au kiosque. Devant le Monument, des musiciens se préparent pour la fête nationale, au milieu du brouhaha des spectateurs. Tante doit être parmi cette foule fébrile mais trop bruyante pour moi en ce moment.
– Tu n’es pas parlante aujourd’hui non plus. Pardonne-moi si je t’ai fait peur hier en me cachant au fort.
Devrais-je lui dire la vérité, ici ? Dans ce kiosque romantique à l’ombre des arbres, c’est privé mais trop bruyant, si près de la fête, pour que je puisse lui raconter mon histoire en toute tranquillité.
J’enfonce ma fourchette en plastique dans la grosse boule grise et gluante. Il y a des morceaux de porc à l’intérieur. Justin m’observe pendant que je prends une première bouchée, que je ne trouve pas tellement bonne.
– Aimes-tu ça ? Dis-moi la vérité.
– C’est… différent, je balbutie en espérant ne pas le blesser.
– C’est pas tout le monde qui aime ça du premier coup. Certains l’aiment avec de la mélasse dessus. Moi, je mets beaucoup de sucre brun, comme mon grand-père. Sur la tienne, j’en ai mis juste un peu.
Nous mangeons nos poutines râpées. Des épices cadiennes y donneraient peut-être meilleur goût. Justin jette nos bols en carton dans la poubelle.
– Merci beaucoup, Justin.
– Sara, ce n’est pas vraiment moi qui t’ai fait peur hier au fort, hein ? Veux-tu me dire ce qui s’est passé ? Tu étais blême comme un revenant et t’avais les yeux sortis de la tête. Ça ne serait pas un soldat anglais poursuivant une Acadienne du 18e siècle que tu as vu ?
Je suis bouche bée. Moi qui ai fait confiance à Tante !
– Tante t’a dit mon secret !
– Non, j’ai deviné. Mon grand-père m’a raconté qu’une fois, deux infirmières filaient en auto entre le fort et Sackville. Sur l’autoroute du marais, y avait une brume très épaisse, comme hier, quand tout à coup une femme apeurée a traversé le chemin en courant droit devant l’auto, suivie par un homme à cheval. Le cavalier était un soldat britannique en habit rouge du 18e siècle qui poursuivait la pauvre femme. Elle tenait un bébé dans ses bras et sa grande jupe l’empêchait de courir plus vite. C’était peut-être une Acadienne qui s’était échappée du fort Beauséjour ou qui s’enfuyait des bateaux de la déportation… Ah, Sara ! Je te fais brailler, dit doucement Justin en me serrant la main.
Je ne peux plus retenir mes larmes. Il est bien évident maintenant que Justin est la personne qui peut m’aider. Mon galant ami me tend un mouchoir. J’arrête de pleurer pour lui raconter ma vie depuis la boîte en carton jusqu’à mon expérience effrayante du fort Beauséjour. Pendant mon récit, il tient ma main, qui tremble. Sans m’interrompre, il m’écoute attentivement.
– Tu dois me trouver très étrange, je soupire.
– Non, Sara. C’est un honneur que tu me fasses confiance.
Son tendre sourire et ses yeux doux me rassurent.
– Moi aussi, j’ai une histoire personnelle à te confier. Seul mon grand-père la connaît. Te souviens-tu de la clôture de poteaux dans le marais, près de la chapelle de Beaumont ?
– Oui. Tu t’es retourné deux fois pour la regarder quand nous étions en bateau.
– Pour une touriste américaine, tu es bien observatrice, taquine Justin avant de poursuivre. Il y a quelques années, mon grand-père m’a emmené à Beaumont pour célébrer la fête de sainte Anne avec les Mi’kmaq. Nous étions tous en cercle pour prier dans le cimetière. Du coin de l’oeil, j’ai regardé vers la rivière. Au dernier poteau, près de la rivière, une femme portant une grande cape bleu-gris nous regardait. J’ai pensé que c’était une Mi’kmaq en costume qui allait nous rejoindre. Puis, j’ai tourné mon regard vers la rivière, et c’était un grand héron qui était exactement au même endroit que la Mi’kmaq. J’ai pensé que mes yeux m’avaient joué un tour et que c’était un grand héron que j’avais d’abord vu. Mais après la messe, mon grand-père m’a demandé si j’avais vu l’esprit mi’kmaq. Apparemment, il l’avait déjà vu dans sa jeunesse une fois où il était à la pêche. C’était notre secret.
– Cette histoire est extraordinaire et mystérieuse aussi.
Justin hoche la tête et regarde sa montre.
– Sara, mes cousins Bunker vont jouer des scènes du roman La butte à Pétard au parc LeBlanc, à l’endroit même où des Acadiens se sont cachés pendant la déportation. Faut que tu viennes. Dépêchonsnous, dit-il en me tirant.
Tout à coup, je suis consciente de la foule tout près. Je me sens gênée d’être main dans la main avec Justin devant tout le monde. Faisant l’air de rien, je lâche sa main, mais je continue de courir à ses côtés jusqu’à une file de spectateurs de tous âges, qui montent un par un dans un wagon couvert tiré par deux chevaux. Tous les sièges sont pris. D’un air sérieux, le chauffeur s’adresse à Justin :
– Y a pas de place pour un Canard icitte.
– Je n’en crois pas mes yeux : Euldège qui joue dans une pièce de théâtre ! se moque Justin. Astheure, j’ai tout vu !
– T’es encore plus effronté que ton grand-père, marmonne Euldège avec un semblant de sourire.
– Merci pour le compliment, rétorque Justin en riant de bon coeur.
Euldège part avec son wagon rempli du premier groupe de spectateurs, tandis que nous restons sur place en attendant le prochain voyage. Des dames à bord me font signe de la main. Mais ce sont Tante, madame Broussard et madame Doucet ! Que c’est bon de les voir ! Je les salue à mon tour. Dire que je pensais que Tante avait révélé mon secret ! Elle ne ferait jamais une chose pareille.
– Viens-t’en, insiste Justin, ce n’est pas loin à marcher.
Nous nous joignons à d’autres jeunes qui traversent le pont du parc LeBlanc. Certains ont le visage peint aux couleurs du drapeau acadien. Un garçon qui a un oeil entouré de l’étoile jaune crie : « Eille, Canard ! Faut que tu peintures ta face laide si tu veux fêter le 15 août ! » Justin secoue la tête et réplique : « Mon innocent ! Je n’ai pas besoin de me graisser la face une fois par année pour montrer ma fierté acadienne, moi ! » Les jeunes pouffent de rire.
À l’entrée du parc, Tante et les autres sont parmi les spectateurs. Du kiosque à musique, l’auteure s’adresse au groupe pour présenter le contexte de la pièce, qui est basée sur le roman. Elle nous avise de saluer le Mi’kmaq Kitpou si nous le rencontrons sur notre chemin, en lui disant « Kwayee », et de son canot, il nous montrera la cachette des Acadiens et de la famille Pétard.
Tout à un coup, un jeune garçon en costume d’époque fait irruption. Il nous crie : « Les Habits Rouges s’en viennent ! » avant de descendre la pente boisée en courant. Puis, un Habit Rouge surgit des broussailles à sa poursuite. Même s’il s’agit d’un comédien, je frémis, car il me rappelle l’Habit Rouge de Beauséjour. Les scènes se déroulent donc tout autour de nous.
Nous suivons une guide costumée, qui nous entraîne dans un sentier près d’un lac verdâtre formé par un barrage sur le ruisseau Vaseux. Elle nous parle comme si nous étions des Acadiens de 1755, nous disant qu’il faut faire attention aux Habits Rouges sur le sentier vers la cachette du ruisseau Vaseux. En cours de route, elle ajoute : « Il se peut aussi qu’on voie la bouhine, une Mi’kmaq qui a le pouvoir de se transformer en oiseau. Prenez garde : elle peut être maléfique ou bienfaisante. » À ces mots, Justin et moi échangeons un regard.
Nous descendons un escarpement. Les enfants regardent partout pour détecter toute étoffe rouge. Un petit garçon aux yeux brillants hurle : « Les soldats rouges ! » Tout le monde se baisse pour se cacher. Fausse alerte. Le petit a trop hâte de vivre le danger.
Le sentier qui longe le lac est très étroit. La guide nous explique que, dans le temps de la déportation, c’était un ruisseau vaseux. « Les Habits Rouges ! » crie à nouveau un spectateur. Tout le monde se baisse en étouffant un rire nerveux. Petits et grands entrent facilement dans le jeu. Un soldat passe sur un pont au sommet de la pente. Avant de continuer, notre guide nous fait attendre un moment au cas où le soldat rôde toujours. Un cri d’oiseau perce le silence.
« La bouhine ! La bouhine ! » murmure notre guide en montrant du doigt une comédienne portant une perruque aux longs cheveux noirs et un costume de plumes bleu et blanc. La bouhine est debout, les bras en croix, parmi les arbres de l’autre bord du lac. C’est alors qu’un autre comédien costumé en Mi’kmaq avance tranquillement en canot dans notre direction. Les petits, émerveillés, s’écrient en choeur « Kwayee ! »
– Kwayee, répond le Mi’kmaq en saluant de la main, les doigts serrés.
Il tend le bras vers l’endroit où se trouve la cachette, et nous partons dans cette direction. Dans une courbe du lac, nous voyons enfin la cachette du ruisseau Vaseux. Il y a une hutte primitive en branches de sapin. Nous faisons une pause de quelques minutes pour que tout le monde arrive sur le site. Mon regard croise celui de Tante, qui me fait un clin d’oeil.
Devant leur cachette, les personnages principaux se présentent à tour de rôle. Il y a la veuve Rosalie, Pétard et ses petits-enfants, nommés Prémélia et Fidèle.
– Ce sont tous mes cousins Bunker sauf Pétard, me chuchote Justin.
– Une vraie peste, dis-je pour le taquiner.
La pièce fait rire les gens, même si c’est un sujet tragique. Visiblement émus, les spectateurs applaudissent.
L’auteure prononce les derniers mots : « Nos ancêtres, qui ont vu leurs villages incendiés et presque tous les Acadiens déportés, devaient penser que c’était la fin de l’Acadie. Deux cent quarante ans plus tard, nous voici, les descendants de résistants et de déportés de partout, tous réunis pour la première fois en ce lieu tragique, pour commémorer nos ancêtres, célébrer nos retrouvailles et jouer avec nos enfants.
Les gens acquiescent en silence sauf Justin, qui ne peut s’empêcher d’ajouter :
– Ouais, nos ancêtres ne l’auraient jamais cru.
Dans le silence qui suit, j’ai l’impression d’entendre chacun des spectateurs réfléchir aux dures épreuves subies par ses ancêtres… Entourée de leurs descendants, je peux presque ressentir la grande douleur vécue par les Acadiens du 18e siècle.
Ce moment presque intime est soudain troublé par l’arrivée d’un caméraman et d’un journaliste de TV France qui surgissent des arbres. Le journaliste se met à poser des questions aux comédiens réticents, tandis que les spectateurs s’esquivent. Encore émus par la commémoration de leur passé tragique, les spectateurs n’ont pas envie de parler aux médias.
« Mais non ! répond une des comédiennes au journaliste, ce n’est pas les Anglais d’aujourd’hui qui ont fait ça. Les Acadiens ne détestent pas les Anglais. Nous nous marions avec eux ! »
Sur le chemin de retour, Justin garde le silence.
– J’ai beaucoup aimé la pièce même si je n’ai pas compris tous les mots, je déclare. Tes cousins Bunker sont de bons comédiens.
– Mes cousins se préparent pour le prochain spectacle. J’aurais aimé te les présenter. Ce sera pour une autre fois. Faut que j’aille voir mon grand-père. Même s’il souffre d’Alzheimer, il a encore des souvenirs du passé. Veux-tu venir le visiter avec moi ?
Comment pourrais-je refuser cela à quelqu’un qui aime tant son grand-père ?