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Le bécasseau


En entrant dans le Foyer Saint-Thomas, je suis nerveuse parce que je n’ai jamais rencontré une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer. Justin me prend par la main et ça me réconforte. Une femme en uniforme blanc nous accueille à la réception.
– Tu dois être Sara, des États. Justin m’a parlé de toi.
– Sara, je te présente ma mère, Linda.
Surprise, je balbutie :
– Bon… bonjour, Madame.
– Ah, Justin ! Je vois que tu ne lui as même pas dit que je travaillais ici, gronde sa mère.
– J’avais peur qu’elle ne vienne pas.
Elle le regarde en secouant sa tête rousse et écarquille ses yeux noisette, feignant la colère. Justin ne ressemble pas à sa mère. Il doit plutôt tenir des
Belliveau.
– Justin, j’ai décidé d’aller au grand concert à Shediac, après tout. Je veux voir 1755. Voulez-vous venir avec moi ?
Je ne comprends pas. A-t-elle dit qu’elle veut voir 1755 ? N’est-ce pas la date de la déportation des Acadiens ? Justin m’explique :
– C’est le nom du groupe musical acadien le plus populaire des années 70, quand ma mère était adolescente… il y a très, très longtemps !
– Ah, Justin ! dit-elle en grognant. Faut que tu avoues que toi aussi, tu aimes ces musiciens.
– Ouais, Mame, je veux y aller, mais faut que Sara vienne avec nous.
– Sara, il y a d’autres musiciens et chanteurs acadiens comme Lina Boudreau, de Memramcook, le chanteur Zachary Richard, de la Louisiane, les…
– Zachary Richard ! Nonc m’a dit qu’il est né à Scott. Son père est l’ami de Nonc. Tante doit le connaître.
Je me surprends à lui parler en français sans aucune hésitation.
– Tu peux demander à ta tante de venir avec nous aussi. Il va y avoir beaucoup de monde. Faudra partir tôt pour avoir une bonne place, suggère la mère de Justin.
– Merci. Je lui demanderai.
– Pauvre pépére n’est pas bien aujourd’hui, poursuit-elle en s’adressant à son fils. Il nous a donné de la misère pendant notre petite fête du 15 août. Il ne voulait pas même manger ses poutines et il a poussé des cris pendant tout l’hymne national. On a dû le mettre au lit pour qu’il se calme.
– Je veux le visiter quand même, insiste Justin.
Attendrie, sa mère lui serre l’épaule.
Dans sa chambre, le grand-père de Justin est emmitouflé dans ses draps. Il nous regarde sans expression. Justin s’approche du lit.
– Bonjour, Pépére, dit-il.
Le vieux le regarde sans le reconnaître. Justin sort une barre de chocolat de sa poche et enlève l’emballage. C’est une autre Pal-o-Mine.
– Ta favorite, Pépére. Veux-tu être mon pal ? demande-t-il d’une voix faussement joviale.
Lorsque que Justin met la barre de chocolat sur les lèvres de son grand-père, le vieillard fait un grand sourire et, comme un petit enfant gourmand, il prend une bouchée. Justin est si doux avec lui. Il a hérité des yeux sombres de son grand-père. Tout à coup, le vieillard le regarde et lui dit :
– Merci, Léonard.
– Léonard n’est pas ici. Je suis Justin, le petit Canard. Pépére, je te présente mon amie Sara.
Le vieux Gaspard me fixe carrément pendant un long moment. Ensuite, il se tourne vers Justin et ordonne :
– Allez ramasser des tétines de souris en arrière.
– Pépére, il n’en reste plus. Le temps des tétines de souris est fini depuis la semaine passée.
– Allez chercher des tétines de souris en arrière ! répète son grand-père en agitant les bras.
– Pépére, c’est le 15 août. Il n’en reste plus à notre endroit secret.
– Faut qu’elle mange des tétines en arrière ! hurle le vieux en me regardant.
Je recule devant ce pauvre vieux, frustré parce qu’on ne le comprend pas.
– On y va tout de suite, Pépére.
Justin serre son grand-père, ce qui le calme. Le vieillard nous oublie et reprend son air rêveur.
Dehors, Justin dit d’une voix tremblante :
– Il est pire que jamais. Après que j’ai perdu mon père, pépére était toujours là pour moi. Astheure, c’est comme perdre mon père une deuxième fois.
À ces mots, je veux l’embrasser, mais j’hésite trop longtemps.
– Je suis désolé, Sara. Il y a des jours où il va mieux. Allons en arrière marcher sur la levée.
Derrière le foyer, il y a une cour clôturée au fond de laquelle se dresse une statue de la Vierge Marie. Nous prenons le sentier tracé sur la levée qui longe la rivière Memramcook.
– Avant le foyer, il y avait un couvent ici, puis avant ça, cet endroit faisait partie du Village-des-Piau. Mais avant 1755, c’était un campement saisonnier des Mi’kmaq, voisins des Acadiens de la butte à Pétard et de la Pointe-à-l’Ours... Tu dois me trouver radoteux, je n’arrête pas de parler du vieux temps.
– Je trouve l’histoire des Acadiens très intéressante.
– Vraiment ? Mes amis se moqueraient de moi si je leur disais que je veux être historien ou archéologue. Ce ne sont pas des choix de carrières cool.
– Je les trouve très cool, Justin, je t’assure.
Ses beaux yeux de liquide noir s’allument.
Sur la levée, je vois qu’il y a peu d’eau dans la rivière mais une épaisse couche de vase sur la berge.
– C’est ici, en bas de la levée, que pépére et moi ramassons des tétines de souris depuis que je suis petit. J’en ai ramassé la semaine dernière, seul. J’aurais aimé le faire avec pépére pour une dernière fois.
– C’est quoi, une tétine ? Une plante que les souris aiment aussi ?
Justin s’esclaffe.
– Euh... Une tétine, c’est euh… ceci, explique-t-il en se touchant la poitrine.
Je rougis d’embarras. Veut-il dire qu’ils mangent des mamelles de souris ? Se moque-t-il de moi ?
– Sara, c’est une plante qui a des petites bosses semblables à des tétines de souris.
Je ris. Il faut croire que les Acadiens d’autrefois avaient le sens d’humour s’ils ont inventé des plats comme des pets-de-soeur et des tétines de souris !
Une volée d’oiseaux blancs s’élèvent au-dessus de la rivière. Tout à coup, les oiseaux disparaissent mais, après un instant, ils réapparaissent sur l’autre rive et atterrissent sur la boue.
– Les bécasseaux sont encore au pays. Je les appelle les oiseaux fantômes. Lorsqu’ils changent de direction tous ensemble en volant, leur plumage passe du noir au blanc au gris argenté, ce qui donne l’impression qu’ils disparaissent. Regarde, une autre volée s’en vient comme un nuage tantôt blanc, tantôt argenté. Le nuage vivant atterrit sur la berge et s’émiette en centaines d’oiseaux qui se mettent à courir ici et là pour happer des corophies, qui sont de minuscules crevettes. C’est la principale source de nourriture des bécasseaux, explique Justin. Faut pas faire de bruit ou de mouvements brusques. Les bécasseaux sont très peureux.
Lentement, je m’assois par terre avec Justin sur le bord de la levée. Il se penche vers moi pour me chuchoter :
– Mon grand-père aimait s’asseoir ici pour les observer.
Je ressens la tristesse de Justin. Je suis très touchée qu’il me fasse découvrir cet endroit si spécial pour lui et son grand-père. À voix basse, Justin reprend son rôle de guide.
– À l’école, j’ai fait un projet sur les bécasseaux semipalmés. Ces oiseaux nichent dans l’Arctique et de soixante-quinze à quatre-vingt-quinze pour cent d’entre eux font un arrêt dans la baie de Fundy, leur seul arrêt avant de repartir pour le Surinam, en Amérique du Sud. Ils doublent leur poids pendant les quelques semaines qu’ils passent dans notre région, où ils se nourrissent pour compléter leur trajet. Autour de la baie de Fundy, jusqu’à trois millions de ces oiseaux font un arrêt sur une période de six semaines.
En silence, nous observons le magnifique spectacle
aérien. Le rivage est bientôt envahi par une centaine de bécasseaux qui atterrissent en même temps. Le marais sent le sel et le foin. Que je suis bien avec Justin, qui partage avec moi les beautés de sa vallée de Memramcook !
Tout à coup, les oiseaux s’envolent tous en formant un nuage scintillant qui fait des arabesques dans le ciel, comme du patinage artistique. Quelle merveille ! Après quelques instants, la volée atterit à nouveau. Les oiseaux ont tous la même taille sauf un. Curieusement, ce gros bécasseau se sépare du groupe, s’approche de nous sans peur et plonge son bec noir dans la vase pour manger.
– Un gourmand, je chuchote à Justin.
– Plutôt un contrarié. Sara, sens-tu que le vent vient de tourner ? Ça veut dire que le mascaret s’en vient. Courons sur la levée jusqu’à College Bridge. Essayons d’arriver avant le mascaret.
Nous attendons un moment avant d’entendre le bruissement de la vague. En quelques secondes, le mascaret apparaît dans le tournant de la rivière. Aussitôt qu’il arrive à notre hauteur, Justin crie : « Allons-y ! »
Il court plus vite que moi. Pendant une minute, je réussis à devancer le mascaret, qui est suivi d’une nappe de brouillard. Le bécasseau contrarié vient soudain virevolter droit devant moi. Pour l’éviter, j’arrête net. Le mascaret me dépasse et le brouillard m’enveloppe. Je ne vois plus rien devant moi. – Justin ! Justin !