16



Les Grandes Retrouvailles


Pas de réponse de Justin. Le silence règne. Est-ce que le brouillard étouffe même le son des voitures sur la route du marais ?
Comme au fort Beauséjour, la brume est froide et épaisse. Mes pieds et le sol sont à peine visibles. Je reste plantée sur la levée pendant quelques minutes parce que je ne vois rien. Que faire ? J’imagine que Justin a continué à courir pour devancer le mascaret et la brume. Il doit être presque rendu à College Bridge maintenant. Dans ce brouillard, je ne peux pas le rejoindre et je ne veux pas l’attendre ici. Il serait plus facile de me rendre au village, tout près, en rebroussant chemin en ligne droite. Mais alors que je reviens sur mes pas, je ne reconnais plus le sentier de la levée. Il semble plus étroit qu’avant.
J’entends des voix. Deux silhouettes grisâtres sont en bas de la levée. Comme je m’approche, la brume s’éclaircit et j’aperçois deux vieillards barbus en costume du 18e siècle près d’un aboiteau. Ils doivent se préparer pour une autre pièce de théâtre.
– Excusez-moi. Avez-vous vu Justin Belliveau ?
Ils m’ignorent, probablement parce qu’ils sont en pleine répétition. Un des vieux comédiens ressemble beaucoup à Justin et à son grand-père.
– Pétard, je ne pensais pas que tu quitterais ta butte, dit-il.
– T’as beau dire ça, Piau. Toi aussi, tu songes à t’installer ailleurs.
– Mais pas si loin. Astheure que je suis pêcheur, c’est mieux d’être sur la grande rivière Petcoudiac. La pêche est grandement bonne là-bas.
– Mais il y a des colons allemands sur les vieilles terres acadiennes, l’autre bord de la Petcoudiac et même au Coude. Tu vas te sentir à l’aise là-bas ? Qui va empêcher les Habits Rouges de prendre ta terre une deuxième fois ? Guette-les bien, mon Piau. Assure-toi que tes voisins sont des Mi’kmaq. Les Habits Rouges n’installeront jamais leurs colons tout près des Mi’kmaq.
– C’est vrai, mais astheure, il ne reste presque plus de Mi’kmaq. Les pauvres, ils deviennent aussi rares que les Acadiens.
Les comédiens sont très bons, mais je dois les interrompre.
– Excusez-moi, avez-vous vu Justin Belliveau ? Canard ?
Ni l’un ni l’autre ne me répond. Celui qui joue Pétard se retourne et regarde par-dessus ma tête. Je suis son regard et distingue une autre silhouette au loin dans la brume qui s’éclaircit : ce doit être Justin.
– Merci, lui dis-je.
Justin descend la levée sans me voir et s’engage dans le marais. Mais pourquoi porte-il une couverture sur ses épaules ? Je lui crie et pars à sa suite. Il s’arrête mais ne se retourne pas. Qu’est-ce qu’il a sur la tête ? Je me rends compte que cette silhouette n’est pas celle de mon ami.
Je ne peux pas retourner sur la levée, car je ne la vois pas. Je suis perdue dans ce monde gris. Comment sortir de ce brouillard ? Près d’un bosquet d’arbres, j’observe la silhouette, qui reste plantée debout dans le marais. Cette personne va-t-elle m’ignorer elle aussi ?
Soudain, le brouillard se dissipe davantage. Je peux mieux distinguer la figure de la comédienne, qui se tourne maintenant vers moi. Elle porte une cape en plumes de bécasseau et une perruque aux longs cheveux noirs décorés de plumes brunes, blanches et argentées. Son costume de bouhine est plus raffiné que celui de la pièce de théâtre.
L’élégante Mi’kmaq ouvre sa cape pour révéler un sac de plumes multicolores pendu au cou. Ses yeux perçants saisissent mon regard. À ma surprise, son regard m’apaise. La bouhine devient brillante et scintillante puis disparaît aussi vite qu’un bécasseau, laissant une éclaircie dans la brume.
Comme en transe, je quitte le banc de brouillard pour entrer dans cette éclaircie envoûtante. Arrivée à une pente, je vois de petites maisons rustiques et quelques huttes en écorce de bouleau.
Une fillette court vers moi et passe si près que sa longue jupe me frôle. Ne m’a-t-elle pas vue ? Je passe tout près d’enfants qui sarclent un jardin, d’un grand garçon qui coupe du bois d’allumage et de deux filles qui portent des seaux d’eau, tous en costumes acadiens. Mais personne ne me regarde ici non plus. D’habitude, les petits enfants sont curieux et observateurs, mais ceux-ci ne semblent pas conscients de ma présence, tout comme les vieux comédiens à l’aboiteau. Qu’est-ce qui se passe ? Où suis-je ? Dans mes rêves et mes visions, je suis toujours un bébé emmailloté. Mais cette fois, je vois bien mon jeans et mes espadrilles. Je suis une fille du 21e siècle perdue dans le 18e siècle !
Curieusement, je n’ai pas peur de m’aventurer plus loin. Dans mes tripes, je soupçonne que cette brume de Memramcook va éclaircir le grand mystère de mes visions.
Devant une demeure, quelques adultes chargent une charrette et une femme très âgée enlève des chemises de la corde à linge. Tout près, il y a un homme portant une grosse barbe rousse qui semble réconforter une femme. Ah ! mais cette femme me ressemble ! Les mêmes cheveux, mais châtain-roux au lieu de brun foncé, et les mêmes yeux, mais verts au lieu de bruns. Frémissante, je m’avance pour écouter leur conversation.
– Maman n’arrête point de pleurer pour notre petite sœur. Même papa ne peut pas la réconforter. Oh, Fidèle ! je crains qu’elle ne voudra pas partir demain.
– Ce n’est pas étonnant, maman est restée seule avec Jacqueline pendant si longtemps en Louisiane. Elle a pleuré à son départ de Louisiane, mais elle a eu le courage de revenir en Acadie. Faut pas oublier qu’en Louisiane notre soeur vit dans une ferme prospère, entourée d’une bonne famille acadienne. Même avec la guerre dans les Treize Colonies, j’ai le moyen de lui faire parvenir nos lettres. On trouvera quelqu’un pour écrire et lire nos lettres. Laisse maman verser ses larmes, elle va se remettre. Occupe-toi de Jean-Charles et de tes petits, Prémélia.
Prémélia et Fidèle, comme dans la pièce ! Mais Justin m’a dit que ces personnages sont fictifs. Je ne comprends pas.
J’entends des gémissements qui viennent de la cabane. Je passe derrière Prémélia et Fidèle pour entrer dans la cabane. Dans un coin de l’unique pièce, une femme aux cheveux gris sanglote, allongée sur un lit, le visage enfoui dans la paillasse. Le chagrin de la pauvre vieille me touche si profondément que je me trouve au bord des larmes. Sachant que personne ne peut m’entendre, je me laisse pleurer comme un bébé.
– Jacqueline ? demande une voix fragile.
J’ouvre les yeux. La vieille femme est debout devant moi. Ses yeux familiers, l’un vert et l’autre brun, me clouent sur place. Elle tend les bras vers moi et répète « Jacqueline ! » Cette exclamation me foudroie. Instantanément, je deviens Jacqueline ! La gorge nouée, je réussis à prononcer : « Maman ! »
Nous nous jetons dans les bras l’une de l’autre. Enfin, enfin ! Nous sommes enfin réunies ! L’amour entre Mère-Rêve et moi est tellement fort qu’il a réussi à traverser les siècles.
– Ma petite Jacqueline, mon coeur. J’ai prié pour te revoir une autre fois, et le bon Dieu a exaucé mes prières.
– Maman, maman, maman…
– Ma petite Jacqueline…
Enlacées, nous pleurons de joie, emmaillotées d’un amour infini qui est si fort que je perds conscience pendant je ne sais combien de temps.
– Sara ! T’es-tu fais mal ? Sara ?
Confuse, j’ouvre les yeux. Les bras qui m’entourent ne sont pas ceux de Mère-Rêve, mais ceux de Justin, penché au-dessus de moi. Je suis couchée dans les hautes herbes du marais. Désorientée, je fixe le visage inquiet de mon ami. Il m’aide à m’asseoir.
– Sara, es-tu correcte ?
Pour toute réponse, je lui fais un grand sourire. Incrédule, il me sourit.
– Mais vas-tu me dire qu’est-ce qui t’est arrivé ? Je te cherchais partout. Avant de te perdre de vue, je courais sur la levée quand le bécasseau contrarié m’a tourné autour de si près qu’il m’a fait glisser en bas de la levée. Quand j’ai regardé dans ta direction, il n’y avait rien qu’une brume épaisse comme un mur, raconte Justin en gesticulant.
Les gestes de ses mains me font penser à quelqu’un… Je m’esclaffe.
– Justin, tu ressembles tellement à ton ancêtre Piau !
– Qu’est-ce que tu racontes là ? T’as eu une vision de lui ?
– Mieux qu’une vision ! J’étais là, tout près de lui, telle que tu me vois. Son ami l’a appelé Piau et ton ancêtre l’a appelé Pétard ! Il ne ressemblait pas au Pétard de la pièce. Ils parlaient de leurs plans, près de l’aboiteau. J’ai tout entendu, mais ils ne pouvaient pas me voir ni m’entendre. Me crois-tu?
–Ouais, je te crois, Sara. Oh! j’aurais aimé le voir! Moi, j’ai vu la bouhine. C’est elle qui m’a conduit vers toi.
– Moi aussi, je l’ai vue ! La bouhine m’a menée vers Mère-Rêve, qui m’a parlé et m’a serrée contre elle! J’ai touché ma mère lointaine, et elle m’a embrassée avec tellement, tellement d’amour ! Faut que tu me croies !
Ce souvenir me tire des larmes de tristesse et de joie à la fois. Justin me serre fort.
– C’est merveilleux, Sara ! La première fois que je t’ai vue, je savais que t’étais Acadienne.
– Nancy, Mike, Tante et Nonc m’ont aidée à me rendre en Acadie, mais sans toi et ton grand-père, je n’aurais pas eu de réponses à mes questions.
– C’est un grand, grand plaisir de t’aider. À part de ça, tu ne fais pas zire, tu sais, dit-il avec un petit sourire taquin. Mon cher grand-père n’a pas perdu toute sa raison. Il savait qu’il fallait absolument que tu viennes ici aujourd’hui. Je ne l’ai jamais vu insister autant, ditil d’une voix tremblante. Malgré la maladie d’Alzheimer, il a puisé dans toutes ses forces pour nous aider.
Justin pleure. Je pose ma main sur la sienne.
– Sans ce grand amour entre ton grand-père et toi, je n’aurais peut-être pas eu cette expérience extraordinaire. Mère-Rêve m’a prouvé que l’amour peut traverser le temps. Ton grand-père a prouvé que l’esprit peut surmonter la maladie.
– Sara, te rends-tu compte que tu m’aides aussi à comprendre des choses? En plus, t’as vu Piau ! Nos ancêtres se connaissaient !
– Oh, Justin ! je commence à douter de ce que j’ai vu ! Pourtant, tout avait l’air si réel, mais… Est-ce que c’était vraiment le passé ou plutôt un rêve provoqué par la pièce de théâtre sur l’histoire de Memramcook ? Est-ce que j’étais vraiment dans le corps de mon ancêtre ? Selon ma vision ou mon rêve ou je ne sais quoi, je suis la descendante de Jacqueline, la soeur de Prémélia et de Fidèle. Elle a été déportée avec leur mère en Louisiane quand elle était bébé. Ça n’a aucun sens.
– Sara, cette mère n’était pas dans la pièce de théâtre, mais elle est dans le roman La butte à Pétard. Et comment aurais-tu pu savoir que sa fille s’appelait Jacqueline, toi qui n’as pas lu le livre ? C’est encore plus surprenant que t’aies rencontré des personnages qui sont censés être fictifs. Je ne comprends pas non plus.
– Tu m’as dit que Pétard avait existé.
– Ouais, c’est vrai qu’il a existé, et Piau aussi.
– Est-ce que ce que j’ai vécu est réel ? Est-ce que je suis folle ?
– Sara, ne te tracasse pas pour savoir ce qui est vrai et pas vrai. La plupart des traces de notre histoire ont été brûlées par le feu. Même les historiens peuvent se tromper, parce qu’ils n’étaient pas là au 18e
siècle.
Laisse faire les détails. Ton coeur te dit que tu es
Acadienne.
– C’est vrai que mon cœur connaît la vérité depuis un bout de temps. Je n’ai pas encore retrouvé ma mère biologique, mais je sais maintenant d’où je viens ! Je suis d’origine cadienne et acadienne, c’est sûr, sûr. Peu importe si je n’ai pas d’arbre généalogique ou de documents officiels. J’ai bien hâte de tout raconter à Tante, à mes parents et même à Nonc !
Je déborde de joie et je serre Justin contre moi ! Je suis tellement heureuse que Justin soit avec moi pour partager cette expérience extraordinaire ! Nous restons dans cette étreinte pendant un doux moment lorsque, tout à coup, des coups de klaxon et des cris nous font sursauter. Des automobiles décorées de drapeaux acadiens défilent sur le chemin du marais.
– Le tintamarre ! s’écrie Justin. Faut se dépêcher, sinon on va être en retard pour le grand concert à Shediac !
Le bruit assourdissant de la fête nationale acadienne reflète mon grand bonheur. En riant, main dans la main, nous courons sur la levée parallèle au cortège des automobilistes fêtards qui se dirige lui aussi vers la butte à Pétard. Vers le lieu de mes origines. Vers mes Grandes Retrouvailles !