HÖLDERLIN

LA SECONDE NAISSANCE DE HÖLDERLIN

Rilke écrit dans un texte intitulé Sur le jeune poète : « Qui lit les premières lettres de Kleist ne laissera pas (dans la mesure où il saisit le sens de cette apparition qui s’illumine à des lueurs d’orage) d’accorder de l’importance au passage où il est question de la voûte d’une certaine porte, à Wurzbourg, — une des toutes premières impressions qui, d’un tact léger, mettent la génialité déjà en éveil sur la voie du monde extérieur. Tout lecteur réfléchi de Stifter (pour prendre un second exemple) pourrait supposer à part soi que ce conteur poète a vu sa vocation intérieure devenir inéluctable dans l’instant où il tentait — au cours d’une inoubliable journée — de rapprocher à l’aide d’une longue-vue un coin de paysage fort éloigné et où brusquement, dans un bouleversement total de sa vision, il ressentit une fuite d’espaces, de nuages, d’objets, et un effroi si fécond qu’à cette minute même son âme béante de surprise accueillit l’univers, telle Danaé l’épanchement de Zeus. » Cette première apparition de la poésie, et aussi bien le premier accent d’une voix personnelle à l’intérieur d’une œuvre encore très perméable, c’est ce que j’ai voulu retrouver, comme une seconde naissance, dans les premiers écrits de Hölderlin, avant même qu’il eût produit une seule œuvre vraiment accomplie.

 

La première lettre que nous connaissions du poète souabe est datée de Denkendorff, 1785. C’est la lettre d’un séminariste de quinze ans qui vient de quitter Nurtingen (où il vivait avec sa mère) : son père est mort quand il avait deux ans, son beau-père sept ans plus tard. Mme Hölderlin destine son fils Friedrich au pastorat ; lui, dès 1784, « mille essais poétiques » l’occupent. La lettre est adressée au diacre Köstlin, de Nurtingen, qui avait donné sans doute quelques leçons particulières au jeune Hölderlin avant son départ pour le séminaire. On ne peut qu’être frappé d’y trouver déjà l’analyse lucide d’un aspect de la nature du poète qui nous apparaîtra plus tard essentiel. Avec une naïveté, une ardeur pour le bien vraiment merveilleuses et dont il ne se départira jamais, le jeune Hölderlin déclare solennellement à son ancien maître : « … Certaines considérations, en particulier depuis que je suis revenu de Nurtingen, m’ont conduit à me demander comment on peut bien concilier l’intelligence dans sa conduite, la complaisance et la religion. Je n’y suis jamais vraiment parvenu : j’oscillais toujours d’un pôle à l’autre… » Il explique que s’il se sentait bon chrétien, en accord avec la Nature, il ne supportait plus les hommes ; que s’il voulait se conduire intelligemment, il devenait sournois ; que s’il voulait plaire à autrui, il ne pouvait plus plaire à Dieu. Désireux de ne plus être un « exalté instable », mais un chrétien, il supplie respectueusement son maître d’être « son guide, son père et son ami ».

Ainsi, dès l’âge de quinze ans, si Hölderlin cherche à définir ce qui le tourmente, son mal profond, il le trouve dans un déchirement entre les contraires, si douloureux qu’il éprouve le besoin d’un appui, d’une force qui l’en protège. Cet appel au secours jeté à quinze ans vers le seul aîné, sans doute, qui lui parût abordable, il serait banal si nous ne savions que Hölderlin n’échappera jamais, sinon dans la folie, à cette situation exposée : « Abandonné sur les montagnes du cœur », dira plus tard Rilke.

En étroite relation avec ce premier aveu, je m’étonne aussi que dans le premier poème que nous ayons de lui, un poème écrit en 1784, donc un an avant cette lettre, la première image à laquelle ait recouru Hölderlin soit celle-ci :

Il est clair que ce poème, débordant de bons sentiments et d’un idéalisme tout académique (il s’intitule Remerciement aux maîtres), ne signifie pas encore grand-chose. Pourtant, que la toute première image de la poésie hölderlinienne soit celle du voyageur, et du voyageur impatient du repos, que lui soient liés, de plus, les termes de voie (Bahn) et de but (Ziel), cela est singulier. Car il n’est pas d’image plus significative chez ce poète, et pas de vocables plus fréquents. Faut-il anticiper et évoquer la grande élégie de 1798, Der Wanderer, reprise en 1800, l’hymne Die Wanderung, les nombreux poèmes qui évoquent le retour du voyageur au pays ? Je me perdrais dans l’abondance des références. Non, le choix de cette image, même conventionnelle, peut n’être pas dû au hasard. Dès l’adolescence, alors même que Hölderlin n’est encore qu’un sage séminariste trop sensible, soucieux avant tout, comme beaucoup de garçons de son âge, de perfection et de vertu, il a pris vaguement conscience du fond de sa nature : l’image du voyageur heureux d’entrevoir le repos du but n’est qu’un autre aspect de l’âme chancelante, déchirée, ambitieuse, qui implore l’appui d’un maître, le père qui lui a fait défaut. Je n’insisterai pas là-dessus : d’autres poèmes viendront éclairer cette idée. Je voulais seulement l’indiquer, inscrite comme en exergue de toute l’œuvre par une main qui ne se doute pas des signes éblouissants qu’elle tracera plus tard.

Ses années d’adolescence, Hölderlin les passa ensuite, de 1786 à 1788, au séminaire de Maulbronn. Il y connut ses premières amitiés, son premier amour (pour Louise Nast), la confirmation de sa vocation poétique. On possède un peu plus de vingt poèmes remontant à cette période et presque autant de lettres.

Si j’essaie de saisir d’abord, rapidement, une atmosphère, je dirai que c’est celle-là même de l’adolescence poétique telle qu’on peut l’imaginer au temps de Schiller, de Rousseau, de la Révolution française imminente. Je vois chez Hölderlin l’être sensible, ardent, exalté, qui se sent à la fois trop tendre et trop brutal, qui exagère démesurément ses émotions et passe ainsi de l’ivresse de la joie à l’ivresse du désespoir au point d’effrayer déjà ses amis et sa famille. Je le vois imperturbablement sérieux, défendant la gravité de Schiller contre l’affreuse frivolité de Wieland, vertueux, noble, naïf, s’étourdissant de grands mots. Ces grands mots ne sont pas des mensonges ; tout ce qu’il y a d’éloquence, d’emphase, dans ses écrits d’alors, tout ce qui peut aujourd’hui nous faire sourire, n’est pas là pour masquer une âme basse, mais traduit exactement la pureté un peu confuse, un peu vide, un peu extérieure de l’adolescence : c’est en quoi nous sommes touchés malgré tout, c’est pourquoi le respect l’emporte en nous sur la moquerie ou l’impatience. Comment exprimer cela encore ? C’est l’exemple d’un jeune homme endossant le vêtement d’un héros alors qu’il n’a pas encore de quoi être un héros, mais qui l’endosse par désir sincère de l’être. De sorte qu’on sent à la fois chez lui la pureté, la grandeur et les marques de l’effort, de l’artifice, de la précipitation surtout. Il veut être grand trop vite, tout de suite ! Est-il pressé par le temps ? Je pense que Goethe, à cet âge, n’était ni si ambitieux ni si crispé ; il aimait, il chantait naturellement ses amours ; ou, sinon encore avec naturel, avec grâce et piquant…

Mais, dans ce monde d’exaltation que je ne crois pas erroné de confondre avec celui de mainte adolescence aujourd’hui encore, j’ai cherché non sans émotion ce qui n’appartenait qu’à Hölderlin, ce qui le marquait pour l’avenir, en quelque sorte. Je voulais voir naître sa véritable poésie, surprendre l’intimité d’une œuvre en formation. Quelques découvertes m’attendaient. L’une, d’abord, dans le poème de 1786 intitulé Les Miens où le jeune poète, après s’être adressé à sa mère et à sa sœur avec une éloquence pathétique, touchante, mais très conventionnelle, interpelle son demi-frère Carl en ces termes :

De toutes les images que Hölderlin garde de son enfance, voici la seule vécue, la seule qui surgisse avec force, avec une sorte de nécessité, dans ce monde d’effusions ou de réflexions morales qui est alors le sien : le fleuve de l’enfance, le Neckar dont la vision l’a saisi d’un « sentiment sacré », d’une sorte d’ivresse reconnaissante. Peu à peu, prudemment, le monde extérieur s’infiltrera dans une poésie essentiellement morale, conceptuelle ou sentimentale : mais quel monde ? Voici un autre passage caractéristique dans un poème de la même année 1786, À mon cher Bilfinger :

Mais voici autre chose. En juin 1788, le jeune séminariste quitte Maulbronn et fait une randonnée de cinq jours dans la vallée du Rhin, par Speyer, Heidelberg et Mannheim. Bien qu’il goûte peu les relations de voyage (il le dira expressément plus tard), il se sent probablement tenu d’en faire une à sa mère. Le récit est assez banal, hors un passage si révélateur qu’il faut le citer intégralement. Après une description de la cathédrale de Speyer, Hölderlin écrit :

… De là j’allai voir le conseiller Bossler — et visitai son magasin de musique. J’y pris également le plus vif plaisir. Mais j’ai hâte d’en arriver à un objet plus digne d’intérêt. Le matin, j’avais à peu près fait le tour de Speyer. Aussi pensais-je en sortir l’après-midi pour réjouir mes yeux du spectacle des environs. Je passai l’après-midi entière à courir presque toute la région sans rien trouver qui attirât particulièrement mon attention. Le soir tombait déjà quand j’arrivai en un lieu appelé Gran (où l’on décharge les bateaux). Au spectacle qui s’offrait à moi, je crus que je ressuscitais. La dimension de mes sentiments s’accrut, mon cœur battit plus fort, mon esprit prit son essor à perte de vue — mes yeux restèrent stupéfaits — je ne savais plus ce que je voyais et m’immobilisai — comme une statue.

Qu’on s’imagine le Rhin dans son majestueux repos, si loin en aval qu’on y perdait de vue les bateaux, si loin en amont qu’on aurait presque été tenté de le prendre pour une paroi bleue, et sur la rive opposée d’épaisses et sauvages forêts — et au-dessus des forêts les montagnes faiblement lumineuses de Heidelberg — et de l’autre côté une plaine sans limites — et tout cela comblé par la bénédiction du Seigneur — et autour de moi toute cette activité — les bateaux qu’on déchargeait — d’autres qui cinglaient vers la mer, et le vent du soir soufflait dans les voiles gonflées — je rentrai bouleversé chez moi et remerciai Dieu de pouvoir sentir ces choses-là où des milliers auraient passé sans rien voir, soit qu’ils fussent accoutumés à de tels spectacles, soit qu’ils n’eussent que graisse en place de cœur…

S’il est un point de la jeunesse de Hölderlin où l’on puisse toucher du doigt, sans risque d’erreur, l’une de ces émotions dont naît parfois toute une poésie, c’est bien celui-ci. Le paysage décrit ressemble à celui du poème à Bilfinger, à beaucoup d’autres paysages futurs de Hölderlin ; surtout, la même ivresse s’empare du poète devant la même vision à la même heure, un fleuve le soir. Que de poèmes, plus tard, sur ce thème : Le Main, Le Neckar, Le Rhin, À la source du Danube, L’Ister, que de fleuves partout dans l’œuvre ! Je me permettrai ici d’anticiper et de citer une strophe d’un poème né dans la même région, puisqu’il s’agit, précisément, de Heildelberg (1798).

Après une strophe de dédicace, Hölderlin évoque d’abord le pont, tendu comme le vol d’un oiseau, qui mène à la ville au-dessus du Neckar. Puis la troisième strophe s’ébauche ainsi :

Dans la version définitive, Hölderlin supprimera l’allusion trop intime des vers 4 et 5 ; mais ce qui nous importe est de noter qu’une fois encore, alors même qu’il se trouve dans l’état d’un homme traqué, la vision du fleuve le fascine, comme un signe divin. Un passage du deuxième volume d’Hypérion, lui aussi postérieur à la période dont je m’occupe ici, éclaire une scène qui se déroule sans aucun doute dans le même paysage. Hypérion écrit à son ami Bellarmin ; il évoque ses promenades avec Diotime :

On devine, à ce paysage révélateur, l’un des sens dont a pu se charger l’image du fleuve, l’une des raisons pour lesquelles elle emplissait le jeune poète de vertige : le fleuve n’est-il pas dans la terre le voyageur par excellence ? Quelques années plus tard, arrivé aux confins de la raison et de l’égarement, Hölderlin analysera une dernière fois avec pénétration ce qu’il appelle alors l’Esprit du fleuve. J’y reviendrai plus loin. Je voulais commencer par indiquer cette apparition d’un thème central.

J’en viens maintenant à un autre thème. De l’année 1787, je retiens le poème intitulé Mein Vorsatz, Mon Dessein, pour une nouvelle indication profonde. Dans ce poème, d’ordre plus intime, Hölderlin se demande ce qui l’éloigne si douloureusement de ses amis, et il s’écrie :

La Voie sacrée, poème de la même époque, et Le Laurier en 1788, reprenant le même thème. D’abord cette ardeur, cet élan propres à Hölderlin, cette ambition d’atteindre à la plus haute plénitude qui s’exprimera plus tard dans Aux Parques avec une simplicité poignante, cette nostalgie de la grandeur. Il n’est pas peu frappant, d’ailleurs, que dans cette strophe, il parle du « vol rapide des génies autour du monde ». Nous rejoignons l’image du voyageur : le génie est un aigle, un oiseau qui parcourt le monde, un migrateur. Qui ne songerait, ici déjà, au chef-d’œuvre de 1803, Patmos :

ou à ce « vent du nord-est » qui emporte la mémoire du poète vers Bordeaux, dans Souvenir ?

Mais, inséparable de l’élan, voici la rechute, ce sentiment, cette crainte de l’impuissance dont le jeune homme de dix-sept ans est déjà envahi par instants. On le sent bien, les hymnes de la même époque sont pour lui une manière sincère de s’étourdir de mots, de se maintenir à coups d’énumérations, de reprises, de périodes, à tout prix, dans les hauteurs de l’ivresse. Dédiés aux grands idéaux de l’humanité : Beauté, Liberté, Vérité, Immortalité, Amour, ils naissent d’une illusion de plénitude. Bientôt ce vêtement sonore tombera, alors que les plaintes inquiètes qui échappent contre son gré au jeune poète (car il n’aime pas la plainte, et ne rêve que de jubilation) nous apparaissent comme un autre trait personnel de ses débuts, un autre germe de l’avenir. Il n’est pas nécessaire d’anticiper beaucoup pour découvrir d’autres échos de la même inquiétude. En 1791, donc à vingt et un ans, Hölderlin écrit à sa mère :

Ce qui n’est encore ici qu’étonnement devant la montée de l’indifférence, essai de justification rassurante, sera bientôt terreur lucide. Le 4 septembre 1795, il écrira à Schiller :

Je gèle et m’engourdis, cerné par l’hiver. Je suis une pierre sous le fer du ciel.

Et en 1800, à sa sœur :

Il est de fait que je me sens souvent comme de la glace…

Cela, je crois, est un des traits de Hölderlin qui le rapprochent de nous, alors que ses contemporains plus âgés, Goethe ou Schiller, ou, en France, Chénier, Lamartine (son cadet de vingt ans) nous semblent vraiment, quelquefois, d’un autre monde. Hölderlin est blessé d’un sentiment de faiblesse, comme s’il était infiniment éloigné de la source où il puise son inspiration, égaré en pays étranger, mort parmi les vivants, épuisé par le regret ou l’attente d’une plénitude dont pourtant il ne doute pas qu’elle n’ait existé (et c’est la Grèce, dès ce moment, qui lui en est la meilleure preuve).

 

De 1788, voici un autre poème confidentiel, La Tranquillité, où apparaît pour la première fois une image d’intérieur, le paisible reflet du repas du soir parmi les siens, la maison familiale, havre du voyageur. Je l’ai déjà souligné, dans cette poésie du jeune Hölderlin, les images empruntées au réel sont très rares. C’est leur rareté qui fait leur prix.

Hölderlin a sans doute aimé tendrement sa mère, sa sœur, son demi-frère Carl Gock : les lettres, sur ce point, sont claires. Mais, contre sa mère, assombrie par des deuils nombreux et fort dévote, il a dû lutter, car l’inquiétude de celle-ci lui pesait. Elle ne vit pas sans effroi son fils renoncer au pastorat pour le métier de poète : Hölderlin dut fermement refuser à maintes reprises des propositions d’établissement qu’elle lui faisait avec le plus aveugle amour. Toujours, on le sent soucieux d’apaiser sa mère en cachant ses difficultés, en grossissant ce qu’il y a de visible dans ses si rares succès : un article favorable sur Hypérion, ses contacts avec Schiller, avec les von Kalb, plus tard avec Sinclair. À lire ces nombreuses lettres, on peut penser que le souci de ne pas aggraver la tristesse de sa mère a dû peser lourdement sur l’esprit trop sensible de Hölderlin. Là encore, nous retrouvons le voyageur. Hölderlin fut un aventurier qui avait peur de l’aventure ; un voyageur déchiré constamment entre l’appel du lointain, de la hauteur, et le poids de l’ombre maternelle, le désir du repos, du sommeil, d’une vie tranquille. L’image de cette vie qu’il a refusée et dont je viens de signaler la première apparition se retrouvera quelquefois dans l’œuvre postérieure. En 1800, par exemple, dans ce poème à son ami Landauer :

et, de la même période, cette première note pour Portrait d’ancêtre, plus frappante encore :

Il n’y a aucun mépris dans ces images, mais la nostalgie du fatigué. Ne les oublions point.

 

J’en viens à un poème qui, pour n’être pas encore une grande œuvre (il n’en est aucune avant Hypérion), pourrait être considéré comme le premier poème typiquement hölderlinien. Si, jusqu’ici, j’avais pu déceler dans une strophe, une phrase, le germe des thèmes qui seront bientôt essentiels, c’est ici tout le poème qui semble l’imparfaite annonce de l’avenir. Ce poème se situe d’ailleurs à un premier tournant de la vie de Hölderlin, l’automne de 1788. Le jeune poète est revenu passer quelque temps chez sa mère, à Nurtingen, avant d’entrer au séminaire de Tubingue. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’il fut le premier à ressentir profondément la gravité de ce moment, et que son émotion a dû alimenter le poème écrit pendant ce séjour en forme d’élégie et intitulé La Teck, du nom d’une ruine située au sommet d’une éminence des environs.

C’est le premier poème du promeneur : Hölderlin quitte ce qu’il appelle les « huttes de l’amitié », dans la vallée, traverse les vignobles au moment des vendanges, puis atteint la montagne « géante » (il ne craint pas l’emphase), y médite, et redescend au soir dans la vallée. Selon le mouvement que nous avons déjà évoqué plusieurs fois (et qui ne cessera de se reproduire), il s’arrache à un lieu d’ombre, de repos, de douceur, pour aller vers une exaltation solitaire à la fois merveilleuse, dangereuse et épuisante.

Hölderlin ne voit rien qu’il n’y attribue un sens : sens ici très explicite, trop explicite, dans un poème encore entaché de redites oratoires, d’expressions banales ou grandiloquentes.

Il voit d’abord la vendange, et c’est déjà pour lui la « jubilation automnale », une fête, une sorte de cène solennelle. Là s’annonce pour la première fois un thème nouveau, essentiel lui aussi, celui de la communion dans la joie ; mais il n’a pas encore d’autre sens que celui d’une nostalgie des joies les plus nobles.

La montagne, avec la ruine du château qui la couronne, éveille à la fois chez Hölderlin la vénération, le goût de l’altitude, de la gloire, et, plus intensément, le sentiment d’une grandeur trahie, souillée. Ici, à dix-huit ans, Hölderlin ne songe encore qu’à sa patrie, à la Souabe ; si les princes sont morts, si leurs épées sont sous la terre, cela n’a pas encore la signification métaphysique que le poète donnera plus tard à ces ruines, lorsque la montagne ne sera plus seulement la demeure du prince, mais le « château des dieux », et que les dieux ont déserté… Hölderlin n’a pas encore cette audace ; il n’a pas perdu l’appui divin. Néanmoins, et c’est cela qu’il faut noter, le choc a eu lieu devant le monde extérieur, et déjà il est interprété.

L’ivresse de gloire et de tristesse s’apaise avec le soir et le mouvement de retour, de redescente vers le foyer, vers les amis. Voici le moment de la paix ; c’est aussi le meilleur moment du poème, comme si le jeune Hölderlin avait alors plus d’expérience de la douceur que du risque, comme si s’enfoncer dans l’ombre et les hautes herbes lui était plus naturel que se hisser sur les cimes : les mots qu’il emploie se font plus précis et plus concrets, moins emphatiques et moins allégoriques :

Déjà Hölderlin, en ce tournant de sa jeunesse, avant que rien soit décidé de son destin, est conduit par sa nature profonde ; déjà il ne voit plus, d’un bout à l’autre du poème, que ce qui le concerne intimement. Nostalgie de la fête sacrée, de la récolte du fruit qui donne l’ivresse, nostalgie de la grandeur et de l’héroïsme, nostalgie du repos amoureux : il ne connaîtra rien de tout cela.

On peut se demander naïvement pourquoi ce poème où les principaux éléments de la poétique hölderlinienne apparaissent si nettement reste si inférieur aux hymnes de la maturité. Il me semble que Hölderlin, lorsqu’il voit par exemple, au cours de cette exaltante promenade, une scène de vendange, ne voit encore ni proprement une scène particulière, concrète, ni proprement une vision de fête : plutôt un tableau comme on en devait accrocher dès cette époque aux parois des chambres de Souabe : gestes figés, ennoblis, idéalisés qui viennent s’interposer entre Hölderlin et le réel, entre Hölderlin et sa vision propre. Mais, parmi les conventions qui l’aveuglent ainsi, il choisit déjà celles qui lui correspondent, celles qui trahissent, c’est le cas de le dire, son regard futur.

 

Ainsi, déjà lui-même plus profondément qu’on ne le croirait, mais s’ornant encore d’emprunts, comme par crainte, le jeune Friedrich Hölderlin entre pour quatre ans au célèbre séminaire de Tubingue où il sera le condisciple de Hegel et de Schelling. Cette période de 1789 à 1793 dont on possède environ trente-cinq poèmes et pendant laquelle s’ébaucha le roman élégiaque d’Hypérion fut pour Hölderlin une période de mûrissement : sa force et sa lucidité s’accrurent, mais ses difficultés autant que son ardeur.

Hölderlin, cette fois, a délibérément choisi la « voie sacrée », celle de la poésie, et il avoue à Élise Lebret, dont il se sépare, on le sent, avec une sorte de soulagement, que la première raison de son geste est une « ambition insatisfaite ». Non point une ambition grossière, mais la plus noble ; peut-être ne la comprend-il pas aussi clairement qu’il le fera plus tard, lorsqu’il saura que son vrai désir est d’être un porteur de lumière, celui qui répand la contagion du feu spirituel.

Au contact de la philosophie, certains doutes de Hölderlin touchant le christianisme semblent s’aiguiser ; au Dieu du jeune séminariste de Maulbronn vont bientôt succéder les divinités de la Grèce. Car la Grèce est apparue elle aussi ; en elle, désormais, va se concentrer comme en un diamant toute la lumière dont Hölderlin croit l’homme capable ; désormais, jusqu’à la fin, et depuis Hypérion achevé en 1799, elle sera la source désirée, l’aliment du rêve, la racine de l’avenir attendu. Encore très idéalisée, un peu trop harmonieuse et exaltée dans le roman, elle deviendra de plus en plus abrupte, profonde et dense : comme toute la matière de l’œuvre.

 

On distingue à nouveau dans les poèmes de cette époque deux sortes d’œuvres : les hymnes schillériens, sur lesquels je reviendrai, et des poèmes plus confidentiels comme Sur la tombe de Thill, Le Canton de Schwyz, À Hiller ou Au Repos. Pour n’être pas meilleurs que les autres, ces poèmes sont évidemment plus révélateurs de l’expérience intime.

Sur la tombe de Thill (1789) est une méditation qui débute par le souvenir de la mort du père, évoque la gravité de la perte que la Souabe a faite avec la mort du pasteur Thill, et s’achève sur trois strophes très caractéristiques ; Hölderlin voudrait être protégé par Thill :

Oh ! si ton tertre m’entourait aussi de son ombre

Et que nous dormions la main dans la main jusqu’aux moissons !

Il cherche la perfection, mais il craint de manquer de force ; enfin, au moment de sombrer, il se souvient de son ami Neuffer, qui l’aidera dans son combat.

Au Repos (1789) reprend une image analogue. Le Repos est ce qui encourage le poète à porter sa lumière là où l’ombre résiste, ce qui aide l’œuvre divine à mûrir dans son âme. Le poète blessé, méprisé, s’endort « entouré par les bruissements d’un bosquet crépusculaire », de même que tel sage mort « sommeille dans l’île, entouré par le souffle frémissant des peupliers ». Il semble que Hölderlin trouve un secret plaisir à évoquer cet enveloppement, cet abri de l’ombre et des arbres, seul foyer du solitaire.

Le Canton de Schwyz est une élégie de 1791 ou 1792, écrite après une excursion en Suisse que Hölderlin avait faite en automne 1791 avec ses amis Hiller et Memminger. Le souvenir d’une exaltation rend des ailes au poète trop souvent découragé : l’image de Zurich au matin, vue du bateau fuyant parmi les chants, celle de la chute du Rhin, mais…

Une image pathétique de l’excursion nous est donnée : d’abord la montagne majestueuse et terrifiante, ensuite la paix de la vallée. Une sorte de Cène est célébrée une fois de plus, mais le souci revient, si tangible dans la dernière strophe :

C’est le même mouvement d’ascension et de rechute qui déjà se marquait dans La Teck. Enfin, le poème À Hiller, écrit en 1793 à la pensée du départ que son ami projetait pour l’Amérique, touche à nouveau, dans sa dernière strophe, au déchirement du voyage :

Le 28 novembre 1791 (Hölderlin a donc, rappelons-le, vingt et un ans), il écrit à son meilleur ami, Neuffer :

Il venait d’écrire, en effet :

Nous dénombrons, dans cette période tubingienne, onze hymnes, tous consacrés, je l’ai dit, aux grands idéaux de l’homme. S’ils peuvent, lus d’une traite, donner le sentiment d’un enthousiasme durable, cette lettre suffit à nous mettre en garde. Ils sont, en fait, le produit des rares heures où Hölderlin ait retrouvé l’élan de ses jeunes années, où il ait pu, disons, se donner l’illusion d’une plénitude. Derrière cette parade de mots exaltés, la menace du froid spirituel ne cessait pas de peser ; bientôt, elle romprait leur belle ordonnance.

Il est naturel que, dans mon propos, ces hymnes me retiennent moins que les quelques poèmes confidentiels qui échappèrent à cette époque à la plume de Hölderlin. Leurs titres, on l’a vu, sont quasi interchangeables : dans l’enthousiasme du poète, amour, amitié, liberté, vérité et harmonie se confondent. Leur vocabulaire est celui-là même qu’on pouvait attendre d’une poésie qui exalte les grands sentiments ; je ne sais combien de fois reviennent les mots joie, jubilation, plaisir, béatitude, enthousiasme, ivresse, volupté ; les mots sanctuaire, autel, temple, trône, culte, prêtre, adorations, vénération ; les mots chaos, tonnerre, voie, but, aigle, faucon, tyran, roi, astre… Trop souvent, en tout cas, pour qu’on éprouve vraiment de la joie, de la vénération, de la crainte à les lire… Dans chaque hymne, une idée générale est développée avec une éloquence entraînante, mais assez machinale, à l’aide d’une énumération d’exemples eux-mêmes très conventionnels et généraux. Ainsi, dans l’Hymne à l’Humanité écrit sous le coup de l’émotion provoquée en Europe par la Révolution française, l’idée première est celle de l’avènement d’un monde nouveau :

qui se développe sur les appuis suivants :

Des oppositions se créent, que résorbe le triomphe final :

Quelle que soit notre admiration pour Hölderlin, il est naturel que nous ayons peu de goût pour ces œuvres trop sonores : sans doute l’admirons-nous même dans la mesure où il a dépassé ces hymnes, du jour où il a su, somme toute, accorder dans un même poème les préoccupations générales de l’hymne et la relation d’une expérience intime. L’un des caractères essentiels des grands hymnes de 1800 sera de ramener comme violemment, amoureusement, les grandes questions métaphysiques sur le sol de la terre, et même au cœur de la Souabe natale, ou de la Grèce, elle aussi, en quelque sorte, natale.

 

Dans le dernier hymne composé durant cette période, pourtant, Au Génie de l’Audace, nous décelons des accents nouveaux, et cela dès les premiers vers. Aux attaques traditionnelles succède cette brusque interrogation et cette image plus intense :

D’autres formules trahissent une pensée qui se concentre, se ramasse, se charge de force ; expressions qu’il est impossible d’ailleurs de traduire littéralement, ce qui est aussi un critère : « Dein ungewohnter Arm » (ton bras inhabitué), « von staunenden Delphinen umtanzt » (entourés-par-la-danse de dauphins s’étonnant), cette dernière expression, aux sonorités massives et contractées, annonçant avec éclat les formules essentiellement hölderliniennes des hymnes de la maturité. Le thème même de l’hymne est plus révélateur encore. Après que le poète (alors âgé de vingt-trois ans) a rappelé l’ivresse des héros de l’Antiquité, « oublieux de leur pauvre mortalité », chasseurs ou soldats, il a hâte d’en revenir à la poésie par ce détour (il s’adresse toujours au Génie de l’Audace) :

Suit une image paradisiaque du pouvoir d’Orphée qui semble s’accorder assez mal avec le thème de l’Audace, mais :

Ici apparaît déjà avec une certaine ampleur, et liée à l’expression « parole sacrée », l’image de la foudre. Parole divine et foudre sont encore nettement distinctes au sein de la comparaison, mais elles sont côte à côte, première annonce, je crois bien, d’une des images essentielles de toute la poésie hölderlinienne. On peut relire le grand et magnifique poème, Comme au jour du repos…

On peut songer à l’extraordinaire lettre à Böhlendorff, probablement de 1802 :

Le Génie de l’Audace est devenu le Justicier, le protecteur de la Vérité ; et le poème s’achève sur cet appel qui, lui non plus, n’a rien de conventionnel :

Dans cet appel pressant se devine une attente, le souci de trouver la force d’attendre, sentiments qui sont eux aussi au cœur de l’œuvre postérieure. Loin de persister dans une ivresse forcée, mais également loin de sombrer dans le désespoir devant les ténèbres du temps et sa propre obscurité, Hölderlin comprendra peu à peu qu’il est le poète de la transition, de l’attente, de la maintenance, le « prêtre de Dionysos qui traverse la Nuit sacrée », un des gardiens de la Parole juste.

 

À Tubingue, Hölderlin avait commencé à travailler à Hypérion, puisque l’année suivante, en 1794, devait en paraître un premier fragment dans la Neue Thalia, la revue de Schiller. Ce fragment peut être considéré comme la première œuvre accomplie du poète. Le roman sera achevé en 1796 : il rassemble sous une forme encore très fluide et très étale les thèmes essentiels de l’œuvre. Les deux tragédies d’Empédocle (1797-1800) concentrent ces mêmes thèmes sous une forme dramatique. Enfin, les Hymnes en strophes libres (1800-1803) en donnent l’expression la plus profonde et la plus intense dans une sorte d’éblouissante contraction.

Aussi n’était-il pas absolument arbitraire, puisqu’il fallait faire une coupure, d’interrompre avant la première ébauche d’Hypérion cette rapide description des premiers écrits de Hölderlin.

 

L’année suivante, à Waltershausen, le jeune poète, devenu précepteur du fils de la célèbre Charlotte von Kalb, entrera en contact avec Schiller, alors âgé de trente-cinq ans, et avec Goethe, qui a, lui, quarante-cinq ans : écrivains brillants, portés par la réussite, c’est à peine s’ils aperçoivent cet esprit trop sensible, trop exalté, qui ne supportera pas la proximité de leur éclat tant il a conscience de la faiblesse du sien. Cent cinquante ans plus tard, pourtant, sans que nous songions un instant à sous-estimer l’œuvre plus vaste et plus harmonieuse de ces deux génies, il nous semble que le plus proche de nous, de beaucoup même, est ce poète blessé à qui n’aura jamais échappé de sa vie une parole suffisante ou méprisante. Des trois, il fut le seul qui eut profondément le sentiment d’un manque, d’une limite, d’un risque ; et il désira, d’autant plus purement, l’illimité. Ce qui nous touche tant chez lui, sans doute, en ce temps de désordre qui peut d’un instant à l’autre être la fin des temps, c’est cette manière si enfantine, ardente et noble qu’il a de toujours chercher, tout près de lui (dans des promenades), ou encore tout près de lui, mais différemment, dans des rêves de voyage, les traces de ce qu’il appelle le Sacré, et que nous pourrions aussi bien nommer la lumière.

 

Ce que Hölderlin pensait de notre monde s’est ordonné dans son esprit, à l’âge d’homme, d’une façon assez claire et assez cohérente. L’annonce en est déjà dans ces années de jeunesse que j’ai voulu scruter : le désir de partir vers un but qui se confond alors avec les idéaux traditionnels de l’humanité, le sentiment de la difficulté d’y atteindre, la nostalgie fréquente du point de départ, enfin l’alternance entre de rares moments de jubilation où le but est tout proche, telle une lumière envahissante, et de longues périodes de fatigue, de rechute dans l’ombre ou le silence, cette alternance qui sera le nœud même des grands poèmes lorsqu’elle atteindra l’état de crise, elle est déjà dans la conscience de l’adolescent de quinze ans qui demande, pour en sortir, l’aide du diacre Köstlin. Elle est toutefois enveloppée encore dans ces paroles que le jeune poète emprunte plus ou moins sciemment à d’autres, à l’Église, aux philosophes, à Rousseau, à Klopstock ou à Schiller.

 

Ce qui me frappe néanmoins le plus, dans cette recherche rapide que j’ai faite, ce sont ces deux points si précis, si datés, si incontestables, où apparaît pour la première fois le thème du fleuve. J’ai dit combien le jeune Hölderlin était peu attentif au monde extérieur ; je me souviens encore de cette lettre à ses amis, du 30 décembre 1793, juste après son arrivée à Waltershausen :

Et pourtant, bientôt (car sa carrière est brève), comme sa poésie s’implantera merveilleusement dans le monde visible, et presque avec déchirement ! Je ne puis me défendre de citer quelques exemples, empruntés également à la traduction de Gustave Roud :

Et Stuttgart où, créature

D’un instant, je pourrais dormir

Là-bas enseveli vers

Le tournant de la route et

autour de l’escalier des vignes

Et plus bas sur la verte étendue renaît

La rumeur de la ville

Sous les pommiers en bel écho sonore.

(Alpes de sûre assise)

Mais je n’en finirais pas, tant ces images sont intenses. Peut-on comprendre quelle secrète force, à ces moments de la jeunesse que j’ai indiqués, ouvrit les yeux de l’endormi ? Car enfin, il eût pu aussi bien, s’il ne s’était agi que des traditionnelles extases devant la Nature, garder de son voyage le souvenir de telle campagne, ou de son enfance celui d’une nuit étoilée. Or, il n’y a que la vision du fleuve, Neckar ou Rhin, qui se grave dans son esprit, et il se trouve que cette vision, loin d’être oubliée, accompagnera toute l’œuvre telle une obsession exaltante et de plus en plus profonde. Encore eût-il pu simplement trouver ce spectacle beau, grandiose, édifiant : mais il dit qu’il a le vertige, qu’il croit ressusciter ! (Ainsi, plus tard, devant les Alpes, à Hauptwyl.) Comment faut-il comprendre cette fascination qui est en même temps une joie, une ivresse, une jubilation ?

On peut saisir ici la distinction entre le symbole simplement emprunté au magasin traditionnel des symboles (les hymnes de Tubingue en sont surchargés), et l’image née d’une expérience intérieure préalable. Ce n’est que lentement que Hölderlin a pris conscience du sens du fleuve. On dirait que son apparition a touché d’abord une part très enfouie de lui-même : cette part la plus secrète et la plus personnelle où Hölderlin tend à partir et en même temps voudrait ne pas se séparer du lieu de départ, ne pas rompre avec le passé, cette part que je viens de dire, d’ailleurs, qui est mouvement vers un but, mais mouvement difficile, entravé (« hâte hésitante » !), donc effort, aventure, déchirement. (Il y a une lettre de 1793 où il écrit à Neuffer : « Ma seule jouissance est réellement dans l’espérance et dans le souvenir », et cela aussi, c’est le mouvement.) Le fleuve, c’est l’impétuosité qui ne craint pas de se perdre, c’est ce qui brille du fait même de sa course, c’est ce qui tourne le dos à l’ombre de la source comme au foyer, comme à la protection maternelle, pour atteindre à l’infinité divine : mais dans la terre, dans la patrie. Ces deux moments de l’adolescence où la course d’un grand fleuve est apparue dans le scintillement du soir à Hölderlin, ce fut vraiment l’extraordinaire pressentiment de sa nostalgie la plus profonde : fuir, partir, avancer d’un même élan, se risquer et étinceler avant que la nuit ne tombe !

Mais le fleuve est aussi, lira-t-on dans Le Rhin, « l’éclair qui sillonne et déchire la terre ». Ainsi se lient dans une vision audacieuse les deux signes favoris de Hölderlin, le fleuve et la foudre, dont l’un est le lien de la source à la mer, le sens horizontal, l’autre le lien de la terre au ciel, le sens vertical. Tous deux étant en fin de compte la communication, ce qui engendre vie, commerce, construction et, dans le domaine de l’esprit, la Parole.

Enfin, dans les étranges et admirables notes que Hölderlin joindra à des traductions inachevées de Pindare, il écrira ceci :

La notion de Centaure est sans doute celle de l’esprit du fleuve, dans la mesure où celui-ci fait voie et limite, avec violence, sur la terre qui grandit vers le haut, sans chemins à l’origine.

Son image, de ce fait, est à des endroits de la nature où le rivage est riche en roches et en grottes, particulièrement aux lieux où le fleuve, à l’origine, a quitté la chaîne des montagnes et a dû franchir par le travers leur orientation.

De ce fait, les Centaures, à l’origine, sont maîtres de sciences naturelles, parce que c’est de ce point de vue qu’on comprend le mieux la nature.

En de telles régions, le fleuve doit commencer par errer avant de se frayer une voie. De là que se formèrent, comme aux bords des étangs, d’humides prairies, des cavernes dans la terre pour les bêtes qui allaitent, et le Centaure cependant était un berger sauvage, pareil au Cyclope de l’Odyssée ; les eaux cherchaient avec nostalgie leur direction. Mais plus l’élément sec de ses deux rives s’affermit et conquit une direction par des arbres bien racinés, des taillis et la vigne, plus le fleuve, qui tenait son mouvement de la forme du rivage, dut conquérir sa direction, jusqu’à ce qu’enfin, poussé et contraint dès son origine, il fît irruption à un endroit où les montagnes qui l’enfermaient étaient le plus légèrement liées.

Ainsi les Centaures apprirent la violence du vin doux comme miel, ils acceptèrent du rivage ferme aux nombreux arbres leur mouvement et leur direction, ils rejetèrent de leurs mains le lait blanc et la table, la vague constituée évinça le calme de l’étang, le mode de vie sur les rives changea aussi, l’assaut des bois avec les tempêtes et les sûrs princes de la forêt éveilla la vie oisive de la lande, les eaux stagnantes furent bousculées par la rive plus abrupte jusqu’à ce qu’elles se fissent des bras et se frayassent ainsi une voie de leur propre mouvement, buvant d’elles-mêmes aux cornes d’argent, et reçussent une destination.

Les poèmes d’Ossian, en particulier, sont de vrais chants de Centaure, chantés avec l’esprit du fleuve, et comme par Chiron le Grec qui apprit à Achille à jouer de la lyre.

Hölderlin amoureux de la lumière a vu la forme qu’elle prenait dans le monde de l’homme, ce feu frais dans les herbes, ce feu brûlant sur le ciel, ces passages éblouissants à quoi, finalement, peuvent admirablement s’assimiler ses propres poèmes.

Ici, la poésie surgit donc au moment où le monde extérieur est reconnu comme le miroir de ce qu’il y a en nous de plus caché et de plus personnel, le révélateur d’une réalité invisible.

L’étrange alliance, dès lors, entre le monde et le poète ! On mesure la croissante vérité d’une poésie à cette découverte qu’elle fait peu à peu, plus ou moins lentement selon les esprits et les destins, de son domaine propre. Hölderlin adolescent n’a pas encore pris conscience de ce qu’il est, mais ce qu’il est existe déjà en germe, mêlé aux ingérences d’autrui ; peu à peu ces ingérences vont se détacher de lui comme des bandelettes protectrices et, tandis que le cercle de ses pensées ira s’étrécissant et s’approfondissant, ses yeux s’ouvriront avec une avidité de plus en plus grande sur le monde qu’il peut voir. Ce monde, on ne pourra plus le séparer de lui : il sent que les fleuves, les jardins, les montagnes, la forêt et la mer l’aident à se fortifier lui-même, et il les regarde d’autant mieux que leur secours se fait plus nécessaire. L’amour de Hölderlin pour la terre, c’est un amour pour le secret qu’il devine en elle, et si le monde, à tel instant privilégié, lui donne ce vertige où la poésie s’alimente, s’il le lui a donné dès l’enfance et jusque dans la maturité (« Les Alpes… continuent à m’emplir de stupeur… » écrira-t-il à Landauer en 1801), c’est qu’il a eu le sentiment, conscient ou non, de toucher là à une relation essentielle, peut-être illusoire, mais illuminante, entre le dedans et le dehors.

Ce jeune promeneur dans la vallée du Rhin, cet enfant qui jouait au bord du Neckar, il est pareil à quelqu’un d’égaré, d’anonyme, de désarmé (nous tous, et toujours), à qui un invisible conseiller donnerait soudain l’indication d’un chemin, du pain pour la nuit, une lampe pour sa veille. Il ne peut plus ne pas devenir poète, car il a goûté à l’invisible amande du visible.

UN HYMNE RETROUVÉ

L’Almanach de la Hölderlin-Gesellschaft a publié en 1954 le texte d’un hymne de Hölderlin intitulé Friedensfeier, « Fête de Paix », retrouvé quasi miraculeusement, et qui date des premières années de 1800, celles-là mêmes où Hölderlin a écrit ses plus beaux poèmes, « le cœur, le noyau et la cime » de son œuvre, selon l’expression de Hellingrath. Cette œuvre a soulevé une controverse assez âpre dans la critique allemande ; elle a été traduite à trois reprises en français (à ma connaissance du moins) : par Jean Bollack dans l’Almanach de ladite Société pour 1955-1956 (traduction très précise mais maladroite), par Armand Robin dans le no 31 de La Nouvelle Revue française (traduction reprise, avec une inexplicable omission des derniers vers, dans Poésie non traduite II), enfin par André du Bouchet dans Botteghe oscure, no 20.

 

Les hymnes de Hölderlin sont, indissolublement, vision et méditation, méditation visionnaire, ardente, à la fois grave et simple (et ils constituent sans doute l’une des plus pures richesses de la poésie). Il y a eu chez ce poète, dès la première adolescence, une soif merveilleuse de la lumière, de la joie, et une stupeur douloureuse devant quelque chose, une faiblesse, un défaut, qui l’en tenait éloigné (cette contradiction étant le germe de l’œuvre, de sa singularité) ; il y a eu aussi un idéalisme passionné, c’est-à-dire une sensibilité extrême aux plus nobles rêves de l’homme, et une sensibilité non moins vive à certains événements extérieurs (personnels ou historiques) comme à certains lieux et à certains moments. Rien n’est plus émouvant, lorsqu’on suit le développement de l’œuvre, que de voir se dégager peu à peu, irrésistiblement, des brumes lumineuses d’une adolescence nourrie surtout de grands mots, les traits d’une pensée et d’un univers qui vont se précisant, s’approfondissant et s’amplifiant, inséparables l’un de l’autre. Ce qui est particulièrement admirable en effet chez Hölderlin, et ce qui sans doute nous le rend si proche aujourd’hui, c’est que la méditation, loin de l’entraîner hors du monde, s’appuie sur une vision de plus en plus aiguë de celui-ci ; mieux il voit le monde, et plus sa méditation se fait hardie, singulière, personnelle et pourtant générale. La terre, qui n’apparaissait d’abord qu’exceptionnellement dans les poèmes de l’adolescence, et encore empêtrée dans la convention ou voilée de termes vagues, dès les années 1800 s’établit par violents éclairs ou grâce à de plus longues rêveries, présente, fraîche, lumineuse et lourde comme elle l’a été rarement en poésie :

Mais quelle est la matière de cette longue méditation ? Ce qui n’avait été peut-être à l’origine qu’une mélancolie personnelle et le sentiment d’une déchéance de l’homme (ainsi devant les ruines) devient bientôt, par un approfondissement de la réflexion et de la vision, effroi devant l’éclipse du sacré, l’absence des dieux, l’ombre, le désert et la nuit. Pourtant (Hölderlin sinon pourrait-il revendiquer le nom de poète ?) son étonnement devant le monde demeure, s’accroît même et l’empêche de sombrer ; comme si la lumière, en s’éloignant, en faiblissant, avait laissé des signes, des gages pour nourrir l’attente ; comme si son éloignement même était nourriture… Le poète, dès lors, n’a plus qu’un devoir : la fidélité à ces signes, l’attente, la veille dans l’obscurité, l’interprétation des promesses, et peut-être l’invention d’une poésie telle qu’elle puisse réconcilier, pour le temps du poème au moins, la nuit et la lumière, les dieux anciens et le Christ, le Levant et le Couchant ; même si toujours une menace gronde, souterraine, même si le risque du désespoir demeure constamment présent (et la folie derrière la porte).

Hölderlin n’a jamais été un romantique larmoyant : il ne se souciait que de la pure lumière. Déjà dans un poème écrit à dix-huit ans et où il relate avec exaltation une promenade dans les environs du bourg où habitait sa mère (poème sans doute médiocre mais émouvant parce qu’il nous donne une première ébauche de quelques thèmes typiquement hölderliniens), il esquisse, à la vue des vendangeurs, l’image d’une Cène, d’une fête solennelle. La fête, qui est couronnement d’un ordre sacré, répit et plénitude, lumière heureuse, voilà ce qu’il désire le plus profondément retrouver et préparer, voilà ce dont l’attente accompagnera désormais maint poème (Le Pain et le Vin, Stuttgart et bien d’autres), jusqu’à cette Fête de Paix qui en est l’expression la plus hardie.

 

Au début de 1801, Hölderlin a trente et un ans, les ombres qui le menacent se rapprochent ; il a dû quitter précipitamment Francfort à la suite de sa passion pour la femme du banquier Gontard chez qui il était précepteur, il a retrouvé l’incertitude, l’exil intérieur qu’il a connus si souvent, puis, une fois de plus, le répit : une nouvelle place de précepteur en Suisse allemande, à Hauptwyl. Le traité de Lunéville vient d’être signé ; il en tire des espérances qui vont bien au-delà de sa signification historique et politique ; il croit y voir une annonce, une image de la véritable paix qui est celle des dieux, qui est la Nouvelle Alliance. Porté par cette exaltation, une fois de plus il regarde le monde, il écrit à sa sœur et à son ami Landauer que la vision des montagnes le plonge dans une stupeur jamais ressentie jusqu’alors avec une telle intensité. C’est pendant ce bref suspens entre deux errances que Hölderlin compose la première version de Friedensfeier, l’hymne au Réconciliateur. Il faut ne pas comprendre grand-chose à la poésie de Hölderlin pour imaginer que cette ébauche, comme le poème achevé, célèbre la figure de Napoléon. Dans l’esprit du poète, tout s’ordonne selon des lois qui lui sont personnelles : son destin propre, le destin du monde, enfin ce qu’il voit de sa fenêtre, tout cela se compose, s’associe ou s’étage pour aboutir à la vision d’une fête mythique qui, loin d’avoir l’inconsistance des rêves ou la platitude du réalisme, se déploie en profondeur, nourrie de plusieurs couches d’expérience.

 

Mais elle ne se déploie pas dans l’élan d’une joie aveugle, car le poète continue à parler du fond de la nuit, et doit compter avec la nuit. C’est pourquoi la vision de la première strophe, une salle majestueuse emplie de musiques divines, qui est une salle et en même temps l’espace aéré, qui est, simplement, le lieu sacré dans l’attente de la fête et de ses hôtes, les dieux enfin réconciliés, dans l’attente de cette « autre clarté » qui leur est propre, fait bientôt place à la méditation, à une méditation hésitante, traversée de doutes, que je ne puis suivre ici dans ses méandres. Hölderlin dit, avec cette simplicité d’accent qui est si émouvante dans ses poèmes les plus nobles et qui fait que nous croyons presque l’entendre qui se parle à lui-même tout près de nous :

et alors il s’interrompt dans son élan affectueux, il ne parle plus pendant plusieurs strophes que sur un ton voilé et volontairement ambigu, parce qu’il a touché au profond souci de sa maturité, au rapport du Christ et des dieux grecs ; à aucun moment il ne nomme le Christ, comme pour éviter tout ce qui pourrait creuser le fossé, il l’évoque d’abord selon les images de Jean IV, son éclat adouci par une triple enveloppe d’ombre : celle des monts de Samarie, celle de la nuée des disciples, enfin celle, « terriblement décisive », de la mort. Triple image qui tourne autour d’une pensée essentielle chez lui, celle que le Divin doit être limité, affaibli, voilé, enfin même interrompu en pleine Parole et livré à la mort, pour que l’homme et son séjour ne soient pas consumés par son rayonnement. Ainsi le poète peut-il comprendre l’épreuve, accepter même l’absence des dieux puisqu’elles sont inévitables, et que toute guerre est un travail qui prépare la véritable paix. En parlant, en échangeant propos et nouvelles, en ne perdant pas la communication, les hommes ont appris beaucoup ; mais ce sont paroles d’interrègne et d’attente, « et bientôt nous serons chant ». Le vrai chant n’est concevable que si l’alliance est renouée avec les dieux, que si la Fête est célébrée ; d’ici là, il ne peut y avoir que cette poésie tortueuse et dissonante qui s’efforce de maintenir seulement la possibilité du chant.

Mais, en avançant ainsi à tâtons dans la méditation, Hölderlin a surmonté le doute qui l’avait fait hésiter s’il pouvait convier le Christ ; il est possible que tous les dieux reforment bientôt un « Nombre sacré », et il affirme avec force, et toujours avec la même poignante simplicité :

Alors la vision de nouveau peut l’emporter un instant sur la recherche : la lumière de la Paix divine envahit les dernières strophes du poème, c’est le repos de l’accomplissement, la Figure divine qui tombe sur la terre tel un fruit mûr :

Moment d’équilibre inouï, tel qu’on en trouve en maint poème de Hölderlin, mais moment seulement ; car les étranges derniers vers rappellent, comme de très loin, tout ce qui s’affaire et gronde dans les profondeurs, admirable note grave qui retentit après ce qui ne pouvait être une conclusion pour les habitants de la terre.

PRÉFACE AUX ŒUVRES/PLÉIADE

Hölderlin a seize ans. Il est pensionnaire au séminaire protestant de Maulbronn, d’où il partira, deux ans plus tard, compléter sa formation théologique à Tübingen. Mais déjà, c’est de poésie surtout qu’il se nourrit ; sans nulle révolte, d’ailleurs, au moins pour le moment, contre l’atmosphère d’austère piété qui l’entoure. Aussi le long poème qu’il consacre aux siens prend-il naturellement la forme d’une prière pour demander à Dieu de les protéger : sincère, certes, mais emphatique et conventionnelle. Toutefois, au milieu de ces clichés édifiants, une image, maladroite mais d’une intense vérité, retient soudain l’attention : Hölderlin, pensant à son demi-frère, se rappelle leurs jeux d’enfants au bord du Neckar. Il est un enfant (de dix ans, de onze ans ?) qui joue ; et qui brusquement, par hasard, lève les yeux :

Il est saisi de stupeur ; il chancelle et se jette à genoux pour prier.

N’est-ce qu’exaltation puérile ? Deux ans plus tard, il se fait un devoir de rendre compte à sa mère d’une randonnée dans la vallée du Rhin. Raconter un voyage, manifestement (il ne s’en cachera pas plus tard), l’ennuie ; il n’a rien d’un observateur, d’un curieux ; mais se rappelle-t-il l’apparition du Rhin, près de Spire, tout change : « Au spectacle qui s’offrait à moi, je crus que je ressuscitais. La dimension de mes sentiments s’accrut, mon cœur battit plus fort, mon esprit prit son essor à perte de vue — mes yeux restèrent stupéfaits — je ne savais plus ce que je voyais et m’immobilisai — comme une statue. » Même stupeur, même joie, même élan de reconnaissance, et la phrase spontanément tend au poème.

Quand on sait que quelques-unes des plus grandes œuvres de la maturité seront consacrées à des fleuves (À la Source du Danube, Le Rhin, L’Ister), et que partout ailleurs ils ne cesseront de reparaître, jusque dans l’un des plus beaux textes tardifs, le mystérieux commentaire au fragment de Pindare Le Vivifiant, on ne peut douter d’avoir surpris là le poète à sa naissance même.

Qu’est-ce qui l’a saisi de stupeur ? Le fleuve : non pas son idée, le fleuve réel dans le mouvement et la lumière de ses eaux. C’est une présence si forte, si éblouissante qu’elle fige le regard et fait monter une prière à la gorge ; et qu’il faut au poète lui trouver un nom plus juste, fleuve ne suffisant plus ; qu’il faut dire sacré, divin, seuls mots assez hauts pour lui correspondre. Le fleuve serait-il le symbole d’autre chose que lui-même ? Il l’est peut-être pour certains contemporains de Hölderlin (qui ne verront aussi dans les dieux grecs que de belles images) ; mais pour l’enfant qui joue, l’adolescent qui voyage, il n’y a pas de symboles. La rencontre a lieu hors de toute pensée dissociante, hors de tout cadre philosophique ou religieux : rigoureusement immédiate comme la foudre. Le fleuve n’est pas le symbole de l’Illimité, mais son porteur, son signe ; l’Illimité est dans le fleuve comme Jupiter dans le taureau ou la pluie d’or, quand le désir l’a saisi d’ensemencer une mortelle. Ainsi l’âme de Hölderlin fut ensemencée par l’Illimité.

Et quand il aura connu l’exaltation et le déchirement de l’amour, quand il se sera vu définitivement refuser l’accès au monde des autres, quand, à trente et un ans (ayant publié un roman, tenté à trois reprises d’achever une tragédie, médité Platon, Kant et Fichte, analysé sous la forme la plus rigoureuse les problèmes poétiques), quand il se retrouvera une fois de plus précepteur, à Hauptwyl, à l’étranger (et cela durera tout juste trois mois), rien, à cet égard, n’aura changé, ne se sera altéré en lui ; il écrit à sa sœur : « … Tu resterais saisie comme moi devant ces montagnes scintillantes, éternelles, et, si le Dieu de la Puissance a un trône sur la terre, c’est sur ces souveraines cimes. Je ne puis que rester là comme un enfant, et m’étonner et me réjouir en silence, quand je suis dehors, sur la plus proche colline… »

C’est encore, ce sera toujours immédiatement, antérieurement à toute réflexion, à tout vouloir, au désir même, que le monde bourré de sa charge de sacré l’assaillira, indubitable, indéchiffrable. L’hymne Patmos commence avec cette brusquerie même :

Certes, il est nécessaire d’essayer de comprendre comment, dans quel sens, la pensée de Hölderlin a accompagné, creusé, sous les figures de la Grèce et de ses dieux, de la Patrie et du Christ, cette expérience fondamentale ; mais sans jamais se permettre d’oublier que toujours, chez lui, et plus décisivement même à mesure que le temps passe, le malmène, le trempe, l’« initie », comme il dira, le poème naît de cette stupeur devant la chose la plus étrange : que le plus lointain apparaisse dans le plus proche sans cesser d’être le plus lointain.

 

Hölderlin, à quinze ans, écrit au diacre qui lui a enseigné les rudiments du latin (et c’est la première lettre que nous connaissions de lui) comme à un directeur de conscience qu’il prie de l’aider dans son désarroi : avec une lucidité surprenante, il lui confesse osciller perpétuellement d’un extrême à l’autre, sans jamais trouver la mesure. Il exprime ainsi un autre aspect fondamental de son expérience : l’instabilité, provoquée par une alternance d’attractions adverses. Dans un poème écrit deux ans plus tard, Mon Propos, il fait apparaître devant nous l’une des deux figures essentielles de cette instabilité. D’abord, sans doute touchée comme on l’a vu par l’Illimité, son âme s’élance vers les hauteurs merveilleuses où l’Illimité, pense-t-elle, règne pur : bientôt, trop sûre de sa faiblesse, elle retombe, « rendue au sol ». Cette figure de l’élan et de la chute dessinera longtemps pour Hölderlin la seule relation entre le Ciel et la Terre :

Très tôt néanmoins, il découvre que l’essor comporte un danger, et le retour au sol des bienfaits. L’Illimité auquel il tend peut détruire ; la Limite dont il est impatient, quelquefois sauve. (C’est ainsi qu’Hypérion condamne l’existence trop bornée des Allemands, mais que Hölderlin loue son ami Landauer d’avoir su trouver le « juste milieu » : c’est ainsi que, dans Le Rhin, Rousseau est tout ensemble celui qui parle « avec une plénitude sacrée et le désordre du divin délire », et celui que le « poids de ciel » engage ensuite à préférer

C’est ainsi que, déjà, l’adolescent qui rendait un compte si lyrique de son excursion à la Teck avait rêvé tour à tour de l’extase de l’ascension et du bonheur du retour aux « asiles ». Selon une expérience profonde du poète, toute orientation essentielle peut être négative ou positive ; c’est une question de proportion, littéralement : de mesure.)

 

L’autre figure, plus essentielle encore, de l’instabilité, est celle de l’oscillation entre la Patrie et l’Étranger, entre le foyer et le lointain, qui explique la fréquence, du début à la fin de l’œuvre, des images de mouvement, de départ et de route : chemins, fleuves, oiseaux, marins, voyageurs, partout, rendent sensible ce destin de l’âme poétique. Et les deux pôles de son voyage seront presque invariablement la Grèce et la Souabe natale ; sous un autre aspect, l’Orient (l’Asie la plus proche, l’origine de notre monde) et l’Occident (le « Couchant du Temps ») ; sous un autre encore, le Sud (lieu du feu où la passion absorbe toutes limites), et le Nord (domaine du froid où prévaut la Raison dissociante).

Il suffit de relire la lettre que le poète de vingt-trois ans, en juillet 1793, écrit à son ami Neuffer, pour sentir à quelle profondeur étaient descendues en lui les images de la Grèce qu’il découvrait alors dans Phèdre et Le Banquet (comme il n’allait pas cesser d’en puiser chez Homère, Pindare ou Sophocle). La prose musicale de cette lettre, comme celle d’Hypérion même, est éclairée par la lumière d’un monde où les dieux (Hölderlin n’en doute pas) sont présents d’une si juste présence que chaque journée peut être cette « fête de la vie » qu’il rêve de « fêter mythiquement » à son tour. Aussi son âme, sans cesse, revole-t-elle vers la Grèce comme vers le feu désiré :

C’est au début de Patmos ; la même année, L’Unique s’ouvre sur cette question :

Là encore, nous sommes aussi loin que possible de toute curiosité érudite, de toute passion humaniste, de tout choix délibéré. Hölderlin méditera longtemps, et avec quelle profondeur, sur la Grèce ; mais il ne l’aurait pas fait, ni de cette manière, s’il n’avait été d’abord emporté, ravi (au sens le plus fort).

Jeune Grec moderne, Hypérion désespère de voir la splendeur d’Athènes ruinée, et la beauté de Diotima, réincarnation de cette splendeur, menacée : « Ô Bellarmin ! qui donc peut dire qu’il se tient ferme, quand la beauté même mûrit à la rencontre de son destin, quand le divin même doit s’humilier et partager le sort des choses mortelles ! » La même plainte, sous des formes différentes, traverse presque tous les grands poèmes. Le temps où nous errons est un désert, une nuit sauvage ; les dieux se sont retirés dans la sphère de l’Immuable. Mais cette nuit est-elle sans espoir ? La Grèce antique est-elle le paradis définitivement perdu, et la Patrie seulement cette Allemagne avide, calculatrice, infâme, où « les dons de chaque année tournent en malédiction, et les dieux fuient », comme le déplore Hypérion ?

Non. Les fleuves, les montagnes de la Souabe, tout proches, Diotima vivante elle-même disent autre chose ; ce sont les signes, les traces du divin ; si le poète leur reste fidèle et les regarde avec un regard pur, peut-être trouvera-t-il le chemin qui traverse la nuit. Et s’il peut y avoir un nouveau jour, ce sera celui où se relèveront les dieux, dieux grecs et dieu de l’Occident, dieux de l’origine et dieu de la fin, transfigurés, réconciliés entre eux et avec les hommes, dans une paix surnaturelle :

Celui qui est allé à l’étranger, là où les dieux sont tout proches et peut-être si proches qu’ils consumeraient l’imprudent, peut donc revenir maintenant à sa patrie et, dans l’ombre qu’elle lui offre, veiller, et par la persévérance de sa veille, aider à ce mystérieux retour.

La méditation sur le rapport vital entre la Grèce et ce que Hölderlin nomme volontiers l’Hespérie, c’est-à-dire non seulement la Souabe ou la Germanie, mais l’Occident moderne, est au centre même de l’œuvre. Et, du fait que, chez ce poète, tout se tient, la comparaison entre ces deux pôles doit être entendue comme comparaison, non seulement des poétiques, mais encore des destins des peuples et des individus.

D’abord accablé, comme Hypérion, par la splendeur sacrée de la Grèce, perfection qui semblait inaccessible, Hölderlin a ensuite compris (c’est explicite dès l’essai de 1799 intitulé De quel point de vue considérer l’Antiquité) que l’Occident pouvait aussi accéder à sa grandeur propre, pourvu qu’il trouvât sa propre voie ; ce à quoi il parviendrait non en imitant aveuglément les Grecs, mais en méditant sur notre rapport avec eux, sur ce que nous avons de commun et sur ce qui nous en sépare.

Cette paix surnaturelle, cet accord suprême entre la terre et le ciel, entre les dieux et les hommes, qu’appelle la fin de Fête de Paix, il semble bien qu’ils soient restés à l’horizon du poète comme la plus belle image que l’on puisse rêver :

Ainsi parle et s’interrompt brusquement un poème très tardif qui commence sur les mots isolés Le Vatican…

Mais il est sûr qu’après le retour de Bordeaux, des deux directions opposées (et pourtant complémentaires) entre lesquelles Hölderlin voit l’esprit osciller, l’élan enthousiaste vers le feu de l’Illimité et le repliement sobre sur la Mesure (couple de directions à l’égard duquel Grecs et Occidentaux ne peuvent avoir la même attitude, comme le précisera la célèbre lettre du 4 décembre 1801 à Böhlendorff), il est sûr que le poète insistera surtout sur la seconde. Comment s’en étonner ? Après la séparation d’avec Diotima (qui est adieu au bonheur de l’amour), après l’échec du projet de revue (qui est renoncement à toute communication avec le monde littéraire), Hölderlin est entraîné de plus en plus irrésistiblement vers l’Instable ; plus l’Illimité se fait pressant, plus il insiste sur la nécessité des limites (ainsi Baudelaire, à la fin de sa vie, dans Mon Cœur mis à nu, se répète comme une formule d’exorcisme : « Hygiène. Conduite. Méthode », et note : « Une sagesse abrégée. Toilette, prière, travail », et note encore : « Obéis aux principes de la plus stricte sobriété »…). Comment tendrait-il vers l’Illimité, celui que l’Illimité a frappé sous la forme de la folie ? Nul doute que le poète, en ces étranges années, ne se soit retourné (mais désespérément) vers son centre, replié sur son foyer ; mais n’oublions pas qu’il prône la limite avec d’autant plus d’insistance que la puissance de l’Illimité, sous son aspect négatif, lui est plus présente. En ce sens, on peut dire que jamais le Divin n’a été plus proche de lui qu’au moment où il cherche, contre le divin, l’asile de la « sûre simplicité », qui lui sera accordé, quand il sera redevenu pareil à un enfant, mais à un enfant qui a « en même temps la profonde sagesse de ceux qui ont fini de vivre » (comme l’a écrit Bernard Groethuysen), chez le tutélaire menuisier de Tübingen. N’avait-il pas écrit d’ailleurs, en retouchant L’Archipel :

Dans ce même poème Aux Miens écrit par un jeune homme de seize ans et où j’ai cru pouvoir surprendre la naissance du poète, aussitôt que l’enfant, saisi par le surgissement du fleuve, a demandé à son frère de prier, il ajoute :

Parmi les signes du monde, les figures que dessinent élan et rechute, départ et retour, dans le déchirement de l’âme qui sait que l’Illimité peut être la plus haute joie ou la ruine, mais que le Limité aussi peut signifier tantôt une vie juste, tantôt la mort vivante dans l’excès de séparation, le plus important peut-être est que se soit maintenu cela que ces deux mots privilégiés désignent : simplicité (Einfalt), innocence (Unschuld), ou encore « le Pur ». Un camarade d’études de Hölderlin se souvient qu’« à son côté, il n’y avait pas de place pour la bassesse ». Et Hölderlin adulte peut faire siennes les paroles de Jason qu’il traduit de Pindare vers 1803 : « … Mais vingt ans j’ai passé et ni une œuvre, ni un mot, un souillé, ne leur ai dit, et je suis revenu à la maison… » Ce serait encore peu de chose d’avoir passé toute une vie à méditer (et à éprouver) la proximité insaisissable du divin, si cela s’était accompli ailleurs que dans la simplicité sans un pli, ouverte, de l’innocence ; mais plutôt faut-il penser que l’un n’eût pas été possible, n’eût pas été vrai sans l’autre.

C’est à partir de 1800, dans ces années où Hölderlin semble arraché de plus en plus durement à l’équilibre auquel il n’a cessé d’aspirer depuis qu’il a pris, tout jeune, la mesure de ses contradictions, où il ne peut plus se fixer nulle part, jusqu’à ce qu’il se reconnaisse « frappé par Apollon » et se retrouve dans le cruel destin d’Œdipe, c’est sous ses coups de plus en plus rapprochés qu’il atteint, paradoxalement, l’innocence, la simplicité les plus réelles ; tout ce qui avait encore alourdi son œuvre auparavant : l’emphase empruntée des poèmes juvéniles, l’harmonie trop étale d’Hypérion, la tension excessive de la période de Hombourg (peut-on aller jusqu’à dire le trop bel équilibre de certaines Élégies et de certains Hymnes ?), tout cela disparaît, comme après dépouillement de couches de moins en moins extérieures apparaît l’inentamable noyau. C’est alors qu’au moment de partir pour Hauptwyl, si anxieux soit-il, Hölderlin écrit à sa sœur : « Je crois n’avoir besoin que d’une paire de bottines, c’est tout » ; qu’un an plus tard, arrivé à Bordeaux, chez le consul d’Allemagne où il devrait, une dernière fois, jouer le rôle humiliant du précepteur, il avoue à sa mère : « Mon logement est presque trop magnifique. Je serais content d’une sûre simplicité. » Et quand il est rentré dans sa patrie, en dépit de la folie qui l’a saisi, c’est alors seulement qu’il a le droit de dire, énigmatiquement, que ce qui fait maintenant sa joie, c’est « que tous les sites sacrés soient assemblés autour d’un site, et la lumière philosophique » autour de sa fenêtre. On dirait bien à présent, comme le pense Heidegger, que le voyageur est enfin arrivé au but.

Il écrit aussi :

C’est le cœur, ce n’est pas la pensée que la longue douleur a rendu transparent, et tel que la lumière s’y éprouve la plus vraie, celle qui baigne les poèmes incomparables de ces années ; ainsi :

Et l’on ne peut pas éviter d’achever sur ces vers si souvent cités où se condense miraculeusement l’essentiel :

Aujourd’hui, grâce aux recherches patientes, pénétrantes de commentateurs auxquels on ne saurait reprocher parfois que des partis pris ou un excès de système, on tend à tirer de cette œuvre, rigoureusement unique dans la poésie occidentale, un surcroît de savoir ; ce ne peut être un bien qu’à condition de ne pas perdre de vue cette innocence où elle demeure, de ne pas oublier que :

C’est-à-dire non pas où abonde la connaissance, mais plutôt où il y a dénuement et doute.