EN RELISANT
LE CLAIR ET L’OBSCUR

(Jean Paulhan)

Que Jean Paulhan manque gravement aujourd’hui, en ce moment précis de l’histoire, que manque l’autorité de sa justesse parmi les phraseurs, l’autorité de sa justice parmi les fanatiques, que manque dans notre ciel sa subtile balance, ce n’est pas mon propos de le dire ici, mais je ne peux m’empêcher d’y penser avec tristesse et crainte.

 

Je n’aurais pu le suivre partout où il s’aventurait et j’étais beaucoup trop embarrassé pour ne pas fuir sa personne, qui ne mettait pas précisément à l’aise. Mais je sais qu’il y aura toujours des lecteurs pour revenir à ses petits livres, ainsi qu’on revient à ce que la littérature a produit non pas de plus magnifique, de plus bouleversant, mais de plus précieux, de plus discrètement substantiel : par exemple, certains « livres de bord » de poètes, les textes de Rilke sur la poésie, ou ces Lettres, tout récemment parues en français, de Hofmannsthal, ou le Zibaldone de Leopardi.

Ainsi Le Clair et l’Obscur (paru ici même en avril-mai 1958). J’en ai aimé d’abord ce que j’aime toujours chez Paulhan, qu’il parte du plus simple, du plus banal, et qu’allant de là à l’essentiel, il ne se croie pas tenu pourtant de hausser le ton ni de torturer le langage (leçon aujourd’hui peu suivie).

« Pour ingénieuses ou puissantes — et même exactes dans leur ordre — que soient les tentatives d’explication et de libération de l’homme qui ont été poursuivies de nos jours (je songe d’abord, est-il besoin de le dire ? à Marx et à Freud ; mais ce serait aussi bien à n’importe quel système philosophique), chacun peut voir qu’ayant d’abord dissipé pas mal d’idéologies et de mythes elles butent à un certain moment, au cœur de l’homme même, sur un obstacle qui ne se laisse analyser, ni peut-être même examiner : irréductible. » Ignorant et incertain comme je le suis, je devais être frappé par cet aveu qui n’aurait eu, venant d’un ignorant, qu’une valeur restreinte, et qui prenait ici un grand poids : à la fois parce qu’il venait d’un homme infiniment subtil et admirablement informé, et que cet homme n’était inféodé à aucun système. Moi aussi, dans les tâtonnements, encombré de toutes mes insuffisances, de tous mes doutes et scrupules, j’avais buté sur cet obstacle, et jamais ne l’avais pu franchir. Il m’était finalement apparu comme la source même de toute poésie. Comment Paulhan l’affronterait-il, voilà qui ne pouvait me laisser indifférent.

 

Il l’affronterait en tout cas sans détours et sans emphase, avec la « sainte sobriété » dont Hölderlin avait souhaité faire la règle du poète moderne.

Deux incidents d’apparence à la fois bizarre et futile servent de point de départ à sa réflexion ; deux incidents par lui vécus. Le premier date de la guerre de 14. Pris entre deux feux, en plein combat, et perdant pied soudain dans ce désordre, ce délire, Paulhan n’avait eu qu’à briser une glace à coups de soulier pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, pour retrouver le réel avec un sentiment, pour le moins inattendu, de plénitude. Et alors : « Tout s’était passé — j’en eus du moins l’impression — comme si notre monde se trouvait accolé à quelque autre monde, invisible à l’ordinaire, mais dont l’intervention, en ces périodes décisives, pût seule le sauver de l’effondrement. »

La seconde fois, les circonstances étaient moins violentes, moins exceptionnelles, en fait : pas exceptionnelles du tout. Jean Paulhan se trouve rentrer d’une soirée un peu tard et, ne voulant pas éveiller sa femme déjà endormie, se contente d’allumer un court instant, puis s’efforce de gagner son lit sans bruit, dans l’obscurité. Or, à son grand étonnement, il lui apparaît qu’il a suffi de ce hasard pour qu’il redécouvre un lieu, cet atelier, que l’usure de l’habitude lui avait fait perdre ; qu’il a suffi que l’apparence de ce lieu se brise, parte en morceaux, pour que lui soit rendu le réel, tel qu’un primitif, pense-t-il, l’éprouve. Or : « C’était le contraire d’un rêve, c’était à l’opposé d’une pensée. »

Et quant à moi, cherchant à comprendre la poésie, n’était-ce pas immanquablement ce que je finissais par me dire, qu’elle n’était, en tout cas, ni rêve ni pensée, mais quelque chose de plus ?

 

Arrivé là, Paulhan ne perd pas la tête, mais n’hésite pas davantage à rapprocher sa modeste expérience de plus nobles épreuves. Il constate que le mystique doit, lui aussi, bien qu’à un autre niveau, traverser l’obscurité, la privation, pour que la vraie richesse et la vraie lumière lui soient accordées ; que le choc pratiqué dans la méthode zen ne modifie non notre savoir, mais notre vie ; qu’enfin, dans mainte discussion, futile ou grave, ce qui la tranche n’est pas une raison meilleure que l’autre, mais tel argument frappant, telle « preuve par le fait », hors de toute raison.

Que toute pensée, comme Paulhan l’affirme ensuite, comporte sa contre-pensée, que tout savoir soit inséparable du doute, et que de là nous ne puissions sortir, que nous puissions en revanche fort bien y sombrer, je ne crois pas que ce soit seulement ma paresse d’esprit qui m’inclinait à le croire ; pas seulement, non plus, d’avoir longtemps fréquenté Musil, qui ne disait pas autre chose et que Paulhan n’admirait pas pour rien. C’était plutôt, dans ma grande incertitude, une sorte de conviction insaisissable, dérobée, que je n’osais ni ne pouvais exprimer — et que je trouvais dans ces pages merveilleusement confirmée.

 

« J’avance à petits pas », écrit Paulhan. Mais le certain est qu’il avance, toujours aussi tranquille, pudique, courtois envers son lecteur. Imaginant ce que serait un monde où tout nous serait clair, ce monde rêvé par les philosophes, le palais de Hegel à quoi Kierkegaard trouvait le seul défaut d’être inhabitable et d’obliger le philosophe à se contenter d’une niche à côté, il constate que ce devrait être nécessairement un monde « entièrement profane », et qu’« on ne sait quelle allure sacrée » est au contraire mêlée à toutes nos expériences de la déchirure, du manque et de l’obscurité, à toutes les expériences qui font périodiquement, en nous ou hors de nous, s’écrouler ces palais. Allant encore un peu plus loin, il s’aperçoit que la façon dont il avait essayé de cerner son expérience en écrivant : « Je pensai, je sentis que… » était fausse ; qu’il lui eût fallu dire plutôt : « Les choses s’imposèrent à moi, me bousculèrent » ; non pas « j’éprouvai », mais « je fus éprouvé par ». Autrement dit, que s’il avait enfin, enfin pu échapper au labyrinthe des preuves, à la vaine infinité du savoir, c’était pour s’être heurté à l’obstacle irréductible, à l’obscur, d’où naît la lumière, à la faille qui suscite la plénitude. Paulhan va-t-il nommer Dieu ? Il a prévenu cette question : « Faut-il parler de Dieu, de la Vérité, du Réel ? Pourquoi pas ? Cependant il n’est pas un de ces mots qui n’appelle son contraire. Peut-être faudrait-il dire, à la façon de certains Orientaux, cela. Mais l’on songera plutôt au mot mystérieux d’Aristote : “L’âme est tout ce qu’elle connaît”, à la maxime de Spinoza (que répétera Hegel) : “L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses”… » Et il écrit, la même année, à Marcel Arland : « Les traces de déraison qu’on relève dans le monde tel qu’il est sont agencées si ingénieusement qu’elles donnent grande envie de croire à un Dieu, dont il ne m’est jamais arrivé, à dire vrai, de sentir la PRÉSENCE (c’est pourtant par là que tout devrait commencer), je veux dire la présence PERSONNELLE. »

Il pourrait y avoir là un drame secret : tout est si vite repris — même ce qui fut, un instant, irréductible — dans les mailles de la pensée !

Mais l’essentiel, c’est ce sur quoi le texte s’achève : « Sans doute est-ce le trait des aventures de l’esprit qu’on n’y parvienne à la clarté qu’à travers la nuit, à la fixité qu’à travers la métamorphose. Mais ce serait peu : à la condition d’être soi-même le champ de la nuit et de la métamorphose. » C’est à quoi Paulhan revenait sans cesse. Comment un poète ne verrait-il pas là la leçon la plus nécessaire, celle à ne jamais oublier, en même temps qu’il y trouve la confirmation de son unique certitude ? Et certitude, de nouveau, est encore trop dire. Car ce serait un peu trop simple — s’il ne fallait pas justement errer sans cesse dans cette nuit, si ce n’était pas une vraie nuit ; dire que de l’obscur naît le clair ou n’importe quoi d’équivalent n’est rien qu’un dire de plus, et nous retombons dans le piège ; mais traverser le champ de la nuit donne en effet une chance de voir le jour, de l’entrevoir, au risque de le reperdre ; et le langage de la poésie est bien celui où l’on est au-delà des rêves et des pensées, où il advient que, réellement, nous atteigne une clarté réelle ; encore faut-il, comme Paulhan l’avait si bien compris, comme nous autres l’oublions trop, qu’on ne le cherche pas, qu’on ne s’en prévale pas.

 

Mais peut-on ne pas chercher, ou feindre qu’on ne cherche pas ? Et quand on est arrivé à ce point de l’histoire du monde, à ce point du savoir, qu’est-ce qui peut encore nous surprendre, quel soc nous déchirer vraiment ?

 

Autre question : peut-on ne jamais choisir ?