EDMOND-HENRI CRISINEL

L’ACCESSION À LA LUMIÈRE

En automne, il arrive que la lumière paraisse non plus éclairer les choses, non plus les faire briller, mais sortir de leur cœur, comme si les choses elles-mêmes n’étaient plus que lumière, essayant de nous faire comprendre comment l’esprit métamorphose le monde et parviendrait, peut-être, à rendre transparente jusqu’à la pensée de la mort. Il semble souhaitable à quelques-uns d’accéder à cette clarté du regard qui permet de pressentir, parfois, les insinuations du monde. Mais les chemins qui pourraient aboutir à de telles visions ne sont pas définissables, et il n’y en a pas qu’un ou deux. On néglige trop souvent, dans le jugement qu’on porte sur les autres, cette diversité des chemins, et qu’ils peuvent être obscurs, difficiles et détournés. On se refuse à croire qu’il y ait des accessions ardues, d’autant plus que d’ordinaire personne ne se soucie d’accéder à autre chose qu’à l’obscurité confortable du quotidien. La dernière fois que j’ai vu Crisinel, c’était précisément par une journée d’automne pareille à celle où je repense à lui maintenant avec un infini regret. Depuis des semaines je lui proposais de venir avec moi revoir ces pays de la Côte que nous aimions justement parce qu’ils semblaient nous parler de cette lumière. Il s’y était résolu après de longues hésitations qui m’étonnaient, mais je fus plus inquiet encore de le voir traverser les campagnes comme un fantôme. Je ne le savais pas encore, les hantises qui, toute sa vie, tendirent à le séparer de la lumière (mais pas seulement à l’en séparer), revenaient ; il m’en fit l’aveu ; j’en mesurai mal la menace. Tard dans la soirée, Marcel Poncet nous ramena dans sa voiture ; c’était une guimbarde, qui roulait vite. Poncet, la nuit, ne distinguait pas bien les bords de la route, et son fils, tout le long du parcours, lui signalait à quelle distance approximative il s’en trouvait, comme quand on fait des manœuvres délicates : « Un mètre ! Un demi-mètre… » Dans le fond de la voiture, Crisinel, très droit, respirait une rose qu’on lui avait donnée ; il nous contait, avec un sourire crispé, que son horoscope lui promettait la mort dans un accident de voiture. Ce fut peut-être quinze jours plus tard qu’il mourut, sans que l’on pût savoir, et cela ne nous regardait plus, comment s’était déroulé son dernier combat avec les hantises.

Je crois justement que c’est parce qu’il marchait presque toujours dans l’ombre avec l’incertitude de sa route, parce qu’il ne vivait pas de la même vie que les autres, parce qu’il était blessé dans son âme, qu’il poursuivit avec tant de tremblante obstination une lumière plus pure que nous ne pouvons l’imaginer. L’esprit de la faute pesait sur lui ; mais c’est la menace des Juges intimes, la présence quasi perpétuelle et difficilement tolérable de ces hautes faces noires dans sa pensée qui le rendaient, par contrecoup, si sensible aux plus fines nuances de la terre et à ce qui est trop fragile pour ne pas être essentiel. Il s’avançait sur une étroite passerelle au-dessus d’un abîme, et plus haut étaient ces montagnes sombres, ces orageuses, ces foudroyantes présences ; mais, ainsi dangereusement aventuré, il apercevait par éclairs (son œuvre est intermittente et rare) les merveilles d’un monde illuminé par une clarté précieuse comme l’or ; en racontant, dans Alectone, avec la plus grande simplicité, les tribulations de son âme hantée, arrivée enfin à un état de repos et sans doute alors à une espèce de bonheur précaire, il devait voir la lumière, car il nous l’a rendue visible.

Mais d’autres fois l’épuisement de la solitude l’avait fait se retourner vers en bas et écrire :

Comme il est bien caché, maintenant, cet ami qu’on voyait passer hâtivement dans les rues de Lausanne, pareil à une sorte d’échassier frileux et apeuré ! Comme on voudrait entendre encore une fois sa voix, ne fût-ce que la nuit, dans les cloisons, de la manière que notre mélancolie attribue aux disparus !

LE TRAVAIL DU TEMPS

Naturellement, après vingt ans (ce chiffre que j’ose à peine écrire, comprendre moins encore), la figure de Crisinel s’est éloignée un peu plus. Les premières images qui me reviennent si je pense à lui sont des fragments : ses doigts qui tremblent sur un paquet de Laurens orange, la grande canne déposée au vestiaire de l’« Escale » ; et puis le nom de Keats, ou peut-être un volume de Keats (à couverture bleue ?) sur une table. Ce sont deux images essentielles, complémentaires, presque suffisantes. Crisinel n’était pas « tranquille », il frémissait comme une feuille aux moindres atteintes du monde extérieur, et seule l’huile des mots quelquefois l’apaisait. Toute beauté, dans cette fragilité, cette inquiétude, était d’autant plus saisissante, et mystérieuse.

Il est question de rééditer son œuvre. J’espère bien. Pourtant, quitte à faire se retourner dans leur tombe Edmond Jaloux et Albert Béguin qui ont été ses plus illustres défenseurs (et grâces leur en soient rendues !), si je devais me charger de cette tâche, je n’hésiterais pas à modifier complètement l’aspect de ce livre, en prévenant l’ouvrage du temps qui ne nous laisse parfois que des débris d’œuvre, mais sans choix. Je composerais un tout petit volume où ne subsisteraient intactes que les deux proses, Alectone et Nuit de juin, auxquelles se joindraient, comme des fragments retrouvés dans les sables, deux quatrains autonomes (Ma route est d’un pays… et Ô rebondissements…) et quelques autres extraits de l’Élégie, un ou deux sixains du Veilleur, enfin Cloches de mon église, et rien d’autre.

Ai-je l’air prétentieusement sévère, et pour quelqu’un qui me fut cher entre tous ? Oublie-t-on le tri féroce que vingt années suffisent à faire dans la surabondante production des milliers d’écrivains que nous sommes ? Je trouve tout au contraire admirable que Crisinel survive, ne serait-ce que par ces quelques dizaines de pages, à des années si dures et si bouleversées, lui le plus frêle et le plus effacé, à côté de combien de noms en Suisse romande : je n’en vois guère plus de quatre ou cinq, en cherchant bien. Mais je crois qu’il grandirait encore d’être réduit au plus pur de son chant.