À l’écart de la vaine rumeur littéraire, comme dans l’angle le plus sombre d’une chambre, se tient depuis un demi-siècle cet homme silencieux et droit, plus noble et plus endurant qu’aucun autre. (J’ai dit la « vaine » rumeur en pensant à toute une part inutile de la littérature — sa plus grande part — que le temps balaie à mesure ; pas si vaine tout de même en ce sens qu’elle vaut à qui l’entretient des avantages immédiats et tangibles dont Gustave Roud aura été privé toute sa vie ; ce manque-là aussi exige l’endurance.)
Endurant, donc, à l’insécurité matérielle, mais plus encore à l’insécurité spirituelle de qui n’est jamais certain de ne pas s’égarer dans des chimères, ou d’être suffisamment fidèle à ses visions et à ses choix.
J’ai toujours vu dans cette vie obstinée et discrète le modèle exemplaire d’une aventure purement intérieure. Il y a, on ne le sait que trop, l’écrivain qui cherche le succès, n’importe quel succès ; il y a celui, plus respectable, qui met ses dons au service d’une cause ; mais il y a aussi celui qui poursuit une expérience solitaire, à l’écart, dans l’ignorance ou le refus des modes, celui qui peut avoir l’air de poursuivre un rêve égoïste, désuet ou même aberrant. Or, voilà que peu à peu, lentement certes (et cette lenteur aussi doit être patiemment subie), l’aventure solitaire se révèle rayonnante (même si ce rayonnement, ici, est plutôt sourd et doux ou voilé) ; l’œuvre qui en naît trouve ses lecteurs, elle leur parle, elle leur devient nécessaire, bienfaisante, et cette fois, non pour une heure, mais durablement.
De quelle espèce d’aventure s’agit-il donc ? À première vue, en feuilletant des livres de Roud, le Petit Traité de la marche en plaine, Pour un moissonneur, Feuillets, on serait tenté de croire qu’il a écrit les « Géorgiques » vaudoises, tant la campagne, avec ses travaux et ses fêtes, y est merveilleusement présente. Mais cette campagne est le lieu, et en partie l’aliment, de passions et de visions qui n’ont rien de rustique. Aussi peut-on définir l’aventure de Gustave Roud comme la poursuite de visions reçues indépendamment de tout exercice mystique comme de toute intoxication, et telles qu’elles en arrivent à changer le cours d’une vie.
La découverte, amère, d’une fatalité de solitude, de l’impossibilité de connaître le « bonheur humain », tel du moins qu’il apparaît au-delà des vitres au rôdeur, voilà ce qui jette le jeune poète sur les routes de son pays ; mais ainsi blessé, rudement, ses yeux se dessillent : il voit ce que les autres vivent sans savoir, il voit plus loin. La beauté de la matière, oui, nullement une beauté abstraite, la beauté des corps, des visages, du corps terrestre, du ciel couleur de regard humain, leur harmonie parfois révélée un instant dans un paysage, le poursuit, l’obsède ; à tel point qu’il ne peut plus croire qu’elle ne soit que beauté au sens commun, c’est-à-dire ornement dépourvu de sens. La beauté, au vagabond qui se sent si souvent misérable, désigne avec insistance, encore que de façon détournée, un chemin ; peut-être est-il malaisé de comprendre où ce chemin conduit, et l’inquiétude qu’il puisse vous avoir égaré subsistera toujours ; néanmoins, c’est un chemin, c’est une ouverture, et comment ne pas s’y engager ? Si cette beauté aperçue par instants seulement était le reflet d’une autre, plus profonde ; si ce monde où il n’y a aucune place pour le poète était, en réalité, malgré l’éloignement des dieux, tout imprégné aujourd’hui encore de leur substance ? Si le vagabond démuni y voyait plus clair, à sa façon, que le penseur ?
J’ai vu tout récemment, à l’écran, des météorologues travailler ; ils recueillaient régulièrement, en divers points du globe, les traces de ces puissances à demi invisibles, capricieuses, redoutables quelquefois, que sont les vents, le froid, l’humide ; ils rassemblaient ces signes, les reportaient sur des cartes où d’autres, quand ce n’était pas une machine, traçaient ensuite le bref visage d’un moment de leur ciel. Les poètes, depuis le début des temps, travaillent eux aussi, mais isolément, à la carte de notre ciel intérieur, plus imprévisible et plus mobile encore. Cette carte où il faudrait que la mort même eût ses repères.
Quand le chemin que suit le vagabond paraît, à la faveur de ses entrevisions, prendre un sens, le vagabond se mue, sinon en pèlerin (il faudrait pour cela un but, un itinéraire fixés d’avance), du moins en quêteur, comme au temps du Graal. Breton aussi, toute sa vie, a cherché 1’« or du temps ». Si tel visage, tel angle de forêt, telle pente des prés a paru ouvrir une perspective sur l’ordre secret du monde, sur un ordre au moins possible, il faut bien sûr y revenir, les scruter inlassablement, ne pas les laisser échapper au souvenir. Des perspectives seulement, mais plus précieuses qu’aucun bien. Il arrive toutefois, et c’est une des difficultés étranges, rebutantes, de cette tâche, que les signes fuient justement l’excès d’attention, que les visions se refusent à qui les désire trop ardemment…
L’œuvre de Gustave Roud, à travers une description sans cesse reprise, retouchée, de l’année paysanne, c’est, au fond, la relation de cette recherche inquiète, plus souvent déçue que comblée. Et c’est en quoi elle est moderne, en dépit d’une forme traditionnelle, celle du poème en prose modelé tour à tour par Baudelaire, Mallarmé et Claudel.
Lorsqu’on referme le dernier livre de Gustave Roud, le Requiem, on a le sentiment tout de même que quelque chose a été atteint, et conquis, dans un suprême effort de tout l’être. C’est ce qui rend ce livre si poignant. L’œuvre commencée sur un cri d’adieu (adieu au monde et, paradoxalement, adieu à la poésie qui semble tout de suite impossible), s’achèverait ainsi sur un hymne, comme le cheminement de Rilke a voulu aboutir à la Dixième Élégie.
Le poète que son existence souvent plus qu’à demi spectrale a rapproché des morts parvient ici, grâce aux larmes, à refranchir la distance temporelle, à rejoindre, dans la plus haute et la plus humble vision, le jardin de l’enfance : « De deuil en deuil, il a fallu toute une vie, toute ma vie pour recevoir enfin ce don immérité : le secret qui va nous joindre. » Ce secret, c’est que dans le cœur décanté lentement par la souffrance, il n’y a plus de séparation, plus de distance, plus de mort. Moment admirable, hauteur où aucune œuvre en notre pays ne s’était jamais hissée. Mais qui ne redouterait qu’il n’y eût là qu’un moment de grâce, payé de nouveaux doutes, d’autres angoisses ?
Alors, en ce mois de plein hiver où j’écris, je pense à l’homme de grand âge et de parfaite dignité autour de qui, comme autour de tout vieillard, se multiplient les absences. J’éprouve le vide aggravé de la grande maison, le froid de ses parties d’ombre ; et, malgré les présences secourables, la solitude approfondie. Je vois la fenêtre familière et, au-delà des vitres, la page de neige du jardin. Puissent-ils s’y inscrire encore nombreux, les signes fidèles : ne serait-ce qu’une feuille sèche ornée de givré, à défaut d’un pas humain, ou ces traces d’oiseaux qui prouvent le ciel : viatique d’un autre Voyageur d’hiver…