Je crois bien avoir plus écrit (dans journaux et revues) sur l’œuvre de Francis Ponge que sur celle d’aucun écrivain français vivant, de sorte que, revenant aujourd’hui sur cet objet, je courrais le risque de me répéter ; plus gênant encore : il me semble quelquefois que l’outil critique m’est tombé des mains (pour des raisons qui n’intéressent, et encore ! que moi), et que j’ai tout avantage à ne pas essayer de le ramasser, plutôt que de m’en servir d’une main trop faillible. Cela dit, être absent de ce Cahier, quand nos liens ont été si étroits et durables, me paraîtrait mal venu. Ai-je toutefois quelque chose à dire qui ne soit pas inutilement, prétentieusement personnel ? Une récente nuit d’insomnie — mais ce sont nuits de mauvais conseil peut-être —, il m’a paru tout de même que oui. Entre beaucoup de choses qui me sont alors venues à l’esprit à propos de Ponge et en sont, malheureusement ou non, dès le réveil ressorties, je me souviens seulement d’une espèce de plaisanterie que je me risque à confier à ces pages, sous le couvert de cette nuit blanche, et qui se réduit à ce lambeau de phrase : « Les morphèmes, oui, bien sûr ; mais, quant à moi, j’aime autant Polyphème… » Cela voulait dire, sans doute, que je n’avais jamais lu Ponge en savant ou en dévot du langage pour le langage ; quant à Polyphème ? Plutôt que de celui d’Homère ou d’Ovide, il devait s’agir du héros de Góngora (« … Montagne était de membres éminente… »), en tout cas pas de celui qu’eût éventuellement évoqué quelque poète lyrique, surtout pas, par exemple, ce Rilke que, très jeune, à une terrasse de Saint-Germain-des-Prés, lors de ma première rencontre avec Ponge, Mermod présent, j’avais avoué comme l’un de mes préférés ; sans qu’aussitôt, chose au fond surprenante, l’auteur du Parti pris des choses ne cherche à me redresser le goût ! Polyphème, donc, à cause du grand Don Luis de Cordoue, de sa hardiesse poussée parfois jusqu’à l’insolence, de l’extrême tension de ses vers et d’une sorte de défi, à travers eux, de l’or le plus solaire au noir le plus funèbre ; à cause d’un enthousiasme initial qui me semble commun à ces deux poètes ; et à cause, enfin, de la mythologie, qui me reconduirait aux textes de Ponge parmi ceux que je préfère, « Le soleil », bien sûr, ou « La chèvre » :
… Et il ne faut pas la presser beaucoup pour tirer d’elle aussitôt un peu de ce lait, plus précieux et parfumé qu’aucun autre — d’une odeur comme celle de l’étincelle des silex furtivement allusive à la métallurgie des enfers — mais tout pareil à celui des étoiles jaillies au ciel nocturne en raison même de cette violence, et dont la multitude et l’éloignement infinis seulement, font de leurs lumières cette laitance — breuvage et semence à la fois — qui se répand ineffablement en nous.
Je veux dire qu’en de tels textes, porté par l’enthousiasme à culbuter les barrières quelquefois un peu étroites qu’il s’était d’abord à lui-même imposées, Ponge me paraît, par un chemin très différent de celui de Char mais aussi « absolument moderne », avoir quelquefois rejoint, sans qu’on puisse parler de retour en arrière, ce que la mythologie signifie encore de plus vivant pour nous, une espèce de source abrupte, fraîche — au bord de laquelle je m’avise que Du Bouchet, certains jours, pourrait le croiser.
Et c’est tout naturellement conduit par le cyclope à l’œil unique (« émule presque de l’astre majeur ») que je revois Ponge aujourd’hui, à pas loin d’un quart de siècle en arrière, revenant avec nous de l’île de Capri (dont il avait aussitôt su voir, sous l’éphémère ornement hôtelier, les assises sans âge, et sans doute les chèvres, justement, plus que les touristes) dans la brave petite voiture de Christiane Martin du Gard, heureux comme un écolier d’un prix que l’Italie lui avait alors chaleureusement décerné, plein d’une extraordinaire avidité de voir et emporté par l’enthousiasme, en ces lieux précisément guère éloignés de la Sicile de Polyphème, dans les rues étroites de Naples où l’étonnait l’angle abrupt de la lumière tombant sur les étals de fruits (de terre ou de mer) ; ému aux larmes, à Capodimonte, lui si peu chrétien, par la petite Crucifixion de Masaccio, ou émerveillé par le pape Farnèse du Titien (dont il se souviendra d’ailleurs longtemps après — à propos de Fautrier — « donnant des conseils de malice et d’assassinat à ses neveux debout près de son haut fauteuil ») ; puis lui, Ponge, retrouvant dans les vergers et les vignobles de la Campanie encore fumants de faunes, de nymphes, de sibylles, la vieille ivresse mythologique comme entrelacée à la vie la plus quotidienne, telle que l’Italie seule, peut-être, nous en redonne quelquefois la mystérieuse image. Polyphème, oui, l’enthousiasme au sens originel, oui, un Ponge à l’état naissant, en quelque sorte, tel qu’on le retrouve par exemple aujourd’hui à travers deux petits livres récemment parus mais plutôt anciens, la Petite Suite vivaraise de l’été 1937 et la Nioque de l’avant-printemps de 1950 : applaudissant, mais virilement, au monde, notant de prime saut ce qui l’éblouit (sans lui monter à la tête), ce qui le maintient non seulement debout, très droit, mais en mouvement, en mouvement volontiers fringant, fougueux, conquérant. Ce Ponge incomparable du choc initial. (« Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie », mais chez lui c’est plutôt un tambourin, le tambourin du verre d’eau par exemple.)
Ou alors celui du grand texte abouti, comme, j’y reviens, « La chèvre », où se conjuguent souverainement l’observation aiguë et une vision élargie, qui ne craint même plus ce dont Ponge naturellement se défie toujours : lyrisme, mythologie, pourvu qu’ils contribuent à l’éclat radieux de la parole, dans un équilibre entre fougue et maîtrise qui réconcilie ses deux « côtés », le côté Chardin et le côté Fautrier, à première vue difficilement compatibles.
Entre les deux, entre le cueilleur des premières notes et le compositeur du poème non pas clos, mais accompli, il m’arrive d’abandonner en route — et à ses exégètes infatigables — celui dont il me semble, quelquefois, qu’il s’éprend un peu trop de ses ratures.
Mais ce n’est que pour mieux le retrouver lui, capable, comme son fier modèle cordouan, de la rose et du rocher, devenu un vieil homme un peu fragile, dans son antre modeste de la rue Lhomond, toujours aussi incapable d’aucune plainte, sinon d’aucune protestation, en bon Nîmois, râblé, aussi Romain que Nîmois — et à ses côtés depuis toujours, ou légèrement en retrait, parfaitement belle et noble comme j’imagine depuis des lectures d’enfant (1936) Virgilie, la compagne fidèle que Coriolan nomme dans Shakespeare « mon gracieux silence » (et à lui-même après tout le rôle de Coriolan ne messiérait pas) : Odette, pareille à un grand cygne — oui tous les deux fiers et fragiles dans cette gloire et ces ombres du grand âge, qu’ensemble je désirais saluer ici avec une déférente amitié.