Avec la suite de poèmes intitulée À la lumière d’hiver (pp. 73-97 du livre de ce nom), j’ai essayé encore une fois de dire l’une des rencontres essentielles qui sont souvent à l’origine du travail poétique et qui restent un de mes rares biens. Il s’agissait, il fallait trouver le moyen de rendre sensible une sorte de redécouverte de la nuit, de l’espace et de l’air nocturnes, un étonnement profond d’être là, qu’être là fût possible, un instant de joie, une reconnaissance. Un homme, le plus souvent (comme la plupart des autres) étranger ou indifférent au monde, le retrouvait comme une présence, et c’était pour lui un véritable réveil. Peut-être, en d’autres temps, aurais-je été capable de dire cela en quelque sorte tout de suite, sans m’y efforcer, sans y penser ; parce que j’aurais été, en ces autres temps, moins éloigné du monde, plus souvent favorisé par ce genre d’entrevision ; et respirant en lui, j’aurais eu moins de peine à trouver mes mots. À présent, je savais qu’il en allait autrement. J’avais été coupé de ce monde (« nous avons presque perdu la parole à l’étranger », écrit Hölderlin dans Mnémosyne) ; c’était un peu comme quand le soleil ne brille plus que par intermittence : la terre refroidie produit moins. J’étais plus loin du soleil, plus loin du feu qu’autrefois : aventure commune, probablement inévitable.
Il a fallu que je me force à reprendre ce travail, abandonné après un premier échec à l’automne de 1974. C’est encore une marque de l’âge : le travail n’est plus imposé, ou donné, par l’émotion intense qui le déclenche, il aide à rejoindre une émotion plus ou moins lointaine et qui menace de s’effacer, il a donc quelque chose de moins naturel et quelquefois, du coup, d’amer, sinon de désespéré. Enferme-toi dans ta chambre, ferme les yeux, bouche tous les orifices des sens, fais le vide en toi, romps les amarres : pour que revienne une lumière hélas d’autrefois, et peut-être à jamais perdue. Alors, on se demande si ce ne sont pas les mots qui vont prendre l’initiative (comme je l’ai dénoncé souvent, jeune, chez des poètes âgés, alors que l’on voudrait que ce fût tout le contraire, qu’il y eût chez eux toujours plus de simplicité et de vérité grâce à plus de maîtrise — mais si le cœur se glace ?). Dans ces poèmes, je crois que ce n’est pas tout à fait le cas. C’est plutôt la rêverie qui m’a guidé, à laquelle je me suis laissé aller, en me contrôlant moins que d’ordinaire. Faute de mieux, et trahissant le modèle que je m’étais proposé, à la lecture des haïkus, d’une poésie sans images, je me suis laissé emporter au fil des images ; j’ai laissé renaître en moi la métaphore de la nuit comme une sorte de princesse noire, dans la proximité de laquelle se réveillaient les plus vieux et naïfs désirs. Puis, quand je l’eus laissée passer, comme une étrangère, mais non comme un mensonge, car cette rêverie est profonde en chacun de nous, ce fut comme si son passage avait rouvert en moi quelque chose — une sorte d’œil intérieur, si l’on veut ; et pendant quelques jours, le monde au-delà de ma fenêtre, dont je m’étais détourné, qu’il me semblait même quelquefois avoir vidé de sa substance en écrivant à son propos, est redevenu vivant, poreux, surprenant ; c’est-à-dire que les images sont redevenues possibles, et la poésie à travers elles ; comme si la lumière s’était de nouveau rapprochée, comme s’il faisait moins sombre et moins froid. Presque aussitôt s’est produit un mouvement singulier, inattendu, suscité peut-être en partie par l’image de la neige et des oiseaux au ventre blanc qui s’était formée en moi, associant les idées de « passage », de « vol » et de « pureté » : un mouvement au-delà de notre monde, une traversée de la frontière du visible ; et c’est alors que j’ai vu les âmes des morts comme des bêtes blanches s’abreuvant à une eau éternelle. Maintenant, je me méfie à nouveau de l’élan qui m’a porté alors. Ce qui me gêne en lui, c’est qu’il m’ait emporté de l’autre côté, dans l’invisible ; parce que cela ressemble à une fuite.
Dans la suite du travail de ce mois de novembre 1975, les images de nature quasi religieuse, ou métaphysique, se sont multipliées, disant l’attente, l’espoir, d’une eau éternelle, d’un « blé inépuisable ». N’était-ce pas de la faiblesse, et retomber dans le piège de l’illusion ?
De nouveau, cependant, je revoyais avec bonheur la lune monter au-dessus des zones troubles pour redevenir une espèce d’hostie froide.
Entre deux moments de travail, j’ai écouté un quintette de Mozart, l’un des plus beaux (le K. 516) ; c’est cela qui a suscité le poème Écoute, vois… qui est entraîné par un élan plus étrange. En l’écoutant, mais cette écoute s’accordait avec le paysage d’hiver que j’avais sous les yeux, il me semblait voir deux troupes blanches — d’âmes, d’oiseaux ? — montant et descendant à la rencontre l’une de l’autre, dans une sorte d’ébriété heureuse. À la suite des images qui avaient dominé les pages précédentes, il n’est pas étonnant que le nom de Lazare me soit venu alors à l’esprit. Puis, brusquement, cette course a perdu son caractère surnaturel pour retrouver le mouvement de l’amour terrestre, de l’amour heureux. De toute façon, les liens s’étaient renoués, le passage était redevenu libre entre vivants et morts, hommes et choses, amant et aimée. C’était une refloraison de la liberté — qui ne saurait être qu’échange, circulation des biens, chute des barrières. Les mots liens et passage se sont écrits côte à côte. Une liberté qui serait le renouement des liens authentiques, attachement et non détachement.
Enfin, sans que je me demande pourquoi sur le moment, j’ai souhaité que vienne la neige (elle ne l’a pas fait, du moins ce mois-là). Et il est vrai que c’est un météore magique, l’un de ceux qui ont gardé le plus de pouvoir sur nous (celui de nous faire redevenir des enfants émerveillés et joyeux). Sans doute la neige persistante ou son effondrement en avalanches peuvent-ils faire horreur. Mais la première neige reste une apparition surnaturelle, la venue d’une divinité, un bonheur léger et pur. Les enfants se plaisent à passer près d’une cascade, à s’éclabousser de l’eau des torrents (la cascade pareille à une ruche, à un essaim d’eau) ; ils l’éprouvent sur la peau comme une multitude de piqûres fraîches, de baisers innocents (et les arbres au premier printemps ne sont pas sans analogie avec cette poussière d’eau). Contempler, ou traverser, une chute de neige offre un plaisir assez proche, mais atténué : le mouvement est plus lent, le contact plus doux, et tout se passe en silence. La neige serait du silence qui tombe. (De l’eau qui se change en laine ?) Il s’agit, accordé à la saison qui le procure, d’un plaisir d’ordre plus spirituel. On pense inévitablement à un plumage d’oiseau blanc (à l’effraie, qui éclaire non moins silencieusement, mais de plus en plus rarement, tel pan de nos nuits), à un lainage qui recouvre, cache, protège (qui peut aussi ensevelir, mais on n’y pense pas ici, où la neige est si légère qu’elle a souvent l’air de monter du sol, ou si peu durable qu’elle est seulement une merveille brève — comme si la terre traversait au printemps le verger des dieux, la queue d’une comète froide). On pense aussi à du silence, ou à des paroles dites à voix basse, pour endormir, pour laver, pour guérir. S’imaginant alors que l’on traverse et surprend un entretien de défunts, mais heureux, ou d’anges. Lenteur, silence, ou à peine un chuchotement ; descente, comme celle des graines au printemps. (Graines stériles. Tendres cristaux, étoiles frêles. Gouttes aux larmes changées en flocons, en fleurs, par le froid. L’eau n’est pas blanche, elle est transparente ; sous l’effet du froid, elle blanchit et devient plus douce, étrangement. Étoiles douces, proches. Je sais que je pourrais errer longtemps dans ce paysage.)
Au moment du travail sur cette suite de poèmes, parti d’une redécouverte de l’air nocturne qu’en fin de compte ils n’ont pas su dire, je crois que j’ai souhaité cette chute de neige comme une autre bénédiction, un apaisement analogue au sommeil, à ce manteau de sommeil ou de nuit qui est évoqué deux fois auparavant. Tu as retrouvé une parole à peu près juste, maintenant tu auras droit aussi à un vrai silence, qui ne sera pas un tarissement, à un vrai sommeil, qui ne sera pas la mort. Je crois que c’était bien cela, une tranquillité, une sérénité soudaine qui se posait comme une main sur la page. Et c’est grâce à cet apaisement qu’a pu reparaître, à la place de l’étrangère, la compagne proche, fidèle comme le soleil derrière tous les écrans qui nous le voilent et néanmoins elle aussi, comme moi, comme la terre, condamnée à disparaître « avec le temps ».
Que devrais-je arriver à dire, à la suite de ces poèmes ? Qu’ils se sont une fois de plus envolés trop vite, élevés trop haut au-dessus des limites des jours, faisant ainsi miroiter ailleurs un mirage qui détournerait des tâches plus urgentes, ou plus fécondes, ou plus justes ? Ou au contraire, qu’ayant saisi une fois de plus un ensemble de signes, je devrais enfin en tirer des conséquences plus nettes, une foi plus ferme ?
Le mot « amour », le presque imprononçable, me vient maintenant à l’esprit, flotte, tournoie autour de moi comme un oiseau. Je comprends bien qu’il y a eu dans ce travail, pour le rendre possible, un élan d’« amour », c’est-à-dire un mouvement positif, généreux, chaleureux, vers le dehors, loin de moi, hors de mes froides pensées et de mes craintes ; un élan qui s’est porté d’abord vers l’inaccessible, l’étrangère dont on aura pourtant connu au moins le passage, celle dont la beauté est dispersée sur de nombreux visages, la beauté qui reste à mes yeux un mystère et que l’on ne pourra jamais cesser d’imaginer, de poursuivre en secret, d’évoquer parfois ; non pas une beauté idéale, abstraite, plutôt une lumière qui s’incarne étrangement dans le corps féminin et que Baudelaire a dite mieux que personne (« ma nymphe ténébreuse et chaude »), une lumière qui parle à l’être tout entier jusque dans ses profondeurs, qui l’électrise, le change, l’arrache à lui-même — et met le feu à la lyre, la fait vibrer, chanter comme pour lui répondre, comme si la beauté elle-même, la femme, était une lyre, cachait une lyre, et qu’il fallût se faire lyre pour lui répondre. Si la beauté n’était pas éparse autour de nous comme le sont les feux dans les champs à la fin de l’hiver, il ne pourrait y avoir aucun chant d’aucune sorte, celui-ci n’étant qu’une réponse — dont Hölderlin a rêvé qu’elle se multiplie, jusqu’à se refaire chœur, « chant général », harmonie totale.
Puis mon élan s’est donc retourné vers le plus proche, vers des lieux que ce passage semblait avoir ranimés — comme celui du printemps arrache à la terre encore froide de nouvelles verdures, une herbe fraîche, une « parure » ; je les ai aimés eux aussi de nouveau, accueillis, je suis redevenu plus juste envers eux, plus ouvert. Enfin, il m’a semblé que je pouvais retrouver l’amour quotidien, familier, le plus difficile, le presque impossible, celui que presque personne n’accomplit jusqu’au bout ; mais celui qui, si l’on en était capable, rendrait seul la vie, non seulement vivable, mais rayonnante. En fin de compte, il m’a semblé que tout aboutissait à cela. « Sans la charité, je ne suis qu’une cymbale retentissante », il n’est pas indifférent que Baudelaire cite ces mots dans Mon cœur mis à nu. Mais si cet « amour » lui-même n’était qu’une méthode pour donner un sens à ce qui n’en aurait décidément aucun ? Si je ne vais pas jusqu’à penser sérieusement cela, c’est que cet « amour », pas plus que la « poésie », ne peut être feint ; s’il est feint, il cesse d’être, comme la poésie. Ce qui me ramène à la constatation réconfortante, signifiante, d’une vérité sensible, éprouvable en dehors des preuves de la réflexion, par l’épreuve, justement, de la vie — d’une vérité toujours prête à abandonner la poésie comme le sang est prompt à quitter le corps ; donc, d’une redoutable, presque effrayante impossibilité de tricher qui serait en même temps la glorieuse pierre de touche de la parole juste.
Faudrait-il, dès lors, confondre poésie, amour et jeunesse, parce que c’est le temps où l’une et l’autre vous sont donnés de l’extérieur, sans qu’on ait à les solliciter, à les poursuivre d’aucune manière ? Pour l’une et l’autre, tout se réduirait-il à un don gratuit, où la volonté n’aurait aucune part ? Que deviendrait alors la vie de l’homme quand il ne serait plus en proie à une passion plus forte que sa volonté ou sa raison ? Plus rien qui rayonne, qui vaille la peine d’être vécu ? J’ai toujours nourri de la méfiance à l’égard d’une idée de la vie qui supposerait la tension, l’extase, le feu perpétuels, ou ne fût-ce qu’une succession de bonds passionnés, hors des limites ; parce que cela ressemblerait trop à une ivresse plus ou moins artificielle, entretenue bientôt fatalement à coups de drogue (ou alors il faut passer vite, comme Rimbaud). Il me fallait donc bien accepter que la volonté, la raison, la patience viennent collaborer avec la passion, suppléer aux intermittences du feu, corriger l’éloignement progressif des astres.
Une patience illimitée… Le travail presque absurde, chaque matin repris, si possible, de changer le mal en bien, ou en moindre mal ; de réparer la demeure, comme les insectes leurs forteresses démantelées par la pluie ; de remettre de l’ordre ; de guérir. Tout poème qui ne serait pas donné de l’extérieur doit-il être considéré comme « faux », et condamné de ce fait ? Ou n’y aurait-il pas, là aussi, un accord à trouver entre le dedans et le dehors, la grâce et le travail, plutôt que de s’acharner, de s’épuiser à les opposer ? Si l’on ne peut pas constamment être dans l’enthousiasme, porter un dieu en soi, brûler de sa proximité, on peut s’imposer les gestes que sa proximité inspire et règle — ainsi qu’on garde la chambre de l’absent en état de l’accueillir s’il revient, si par miracle il revenait. Il me semble que, dans cette tâche (sans lui donner une coloration religieuse, l’apparence d’un office, d’une liturgie, aucune solennité), il n’y aurait pas, ou presque pas, de mensonge. Si l’obscurité vient, on est alors comme quelqu’un qui allume une bougie, faute de mieux.
Cette espérance est peut-être trop modeste, trop prudente ; je comprends que, plus jeune surtout, on en souhaite de plus folles. Mais comme il est difficile, même celle-là, de la préserver, de la nourrir, de lui être fidèle.
Des graines pour replanter la forêt spirituelle.