An 22 du règne de Kolban le Roux.
2
Deux mois… Cinq jours ? Quatre ? Combien d’heures ?
Où est ma montre ?
On m’a tiré ma montre ?
Combien de temps lui restait-il pour récupérer la statuette ?
Cette question allait et venait dans son esprit, toujours aiguë à son apparition, mais systématiquement chassée par le bain des impressions inédites dans lequel il baignait.
Réfléchis.
Bazar, réfléchis, par la Terre Mère !
Il n’avait pas mal et, alors que la fièvre aurait dû émousser ses sens, il lui semblait percevoir le monde qui l’entourait – ou, tout du moins, certains de ses éléments – avec une acuité nouvelle.
Il entendait les nuances des grincements des planches des chariots et de leurs roues sur leurs axes, du bruit sec des cahots – plus sourds à droite – et du vent dans la toile. Il y avait d’autres véhicules proches, et chacun produisait des sons caractéristiques. Différents poids, différentes qualités de bois, d’acier et d’exécution par les artisans qui les avaient fabriqués… Les cris des hommes (en réalité, semblait-il, de beaucoup de femmes… c’est vrai qu’on les embauchait en série en prévision de ce voyage) se mêlaient à ceux des bêtes en un brouhaha dans lequel il discernait parfois un timbre particulier. Aussi, des rires et des exclamations tendues, et quelques mots récurrents : « Roulez », « Encore », « File », « Là » – tiens ? Plus souvent que « Ici ! », c’est marrant – et, surtout, « attention ! »
Attention à quoi ?
Aux vagues, peut-être. Leur bruit et leur odeur étaient tels que Sylve avait l’impression de les voir : gigantesques, s’écrasant sur le pont et manquant renverser les bousines.
Je suis en train de rater la marée !
« L’émersion du pont est une des merveilles des baronnies » - Grand Livre de la Géographie Évolutive de Civilisation, chapitre trois, sous-chapitre A : « Géographie et géologie de la baronnie flottante ».
Première fois que je voyage, et je loupe une merveille des baronnies !
— Attention ! Jonas !
Celle-ci avait-elle emporté quelqu’un ? Il sentit de l’eau couler sur son visage et tressaillit. Avaient-ils été renversés ? Il tenta de se relever mais quelque chose le maintenait sur le dos. Il lutta de toutes ses forces et son échec l’informa qu’elles étaient maigres.
Peur.
Peur, peur, peur !
Il ne pouvait pas perdre sa puissance et son agilité. C’étaient ses plus grandes qualités avec l’observation, et il n’avait déjà plus d’yeux ! Mais une nouvelle réalisation – comme elles étaient fugaces ! – le détourna de son angoisse : l’eau n’avait ni texture ni odeur. Pas de poisseux salé, pas de parfum putride et suave de suinte-pelouse caractéristique de ces côtes. Sylve avait vu des gens se noyer dans l’eau douce, cependant, alors il jugea tout à fait rationnel de se débattre encore un peu, avec le même défaut de résultat. Après cela, il lui sembla couler. Et, paradoxalement, respirer plus aisément. Il n’aurait jamais cru que la noyade puisse être si agréable. Tout était confortable, qu’il s’agisse de sa couche ou de l’absence de pensées cohérentes. Depuis trop longtemps, il dormait sur l’humus, et la réflexion ne menait qu’à une incompréhension angoissée. C’était bon, d’être dépourvu de facultés mentales. Il se demanda si c’était ainsi que se voyait le père Petiot, à l’époque, quand le reste du village le réduisait avec une gêne teintée de jugement mesquin à un vieillard délirant. Quand il finissait sa septième bouteille, s’effondrait en pleine rue en riant bêtement, bavant dans sa barbe et souillant parfois ses chausses, ressentait-il cette plénitude et cette hauteur d’âme que conférait le détachement profond des réalités ? Les méprisait-il, alors, autant qu’eux le méprisaient ?
Lacian… Loquet était porté sur la boisson, lui aussi. Pas à ce point, évidemment. Un ivrogne n’aurait jamais été si malin, et Sylve l’aurait chassé de la cour de son employeur. Jamais ils ne se seraient rapprochés… Jamais il n’aurait eu d’ami qui n’avait pas été choisi par les circonstances. Il lui sembla entendre la voix de son camarade : « Décoince-toi, mon guerrier ! Je ne suis pas aussi agile que toi, mais quand même ! Regarde, je le repose à sa place : voiiiilà, ni vu ni connu, le moche et cher bibelot retrouve son empla– OUPS ! Haha ! Oooh, je plaisante ! Il n’a rien ! » Il aurait dû se douter que Loquet ne lui causerait que des ennuis. N’aurait pas dû lui offrir son amitié, encore moins sa confiance. Il lui manquait. Il voulait le revoir. Il voulait rendre justice à Landor, à son employeur et à lui-même. Où est la statuette, Loquet ? Je te retrouverai, je te ferai payer, tu sais. Toutes ces fois où je n’ai rien dit quand tu outrepassais tes droits, toutes les fois où je t’ai aidé. J’aurais pu t’arrêter. Tu es libre parce que je l’ai décidé. Parce que tu m’as forcé à le décider. Je ne serai plus si naïf. Où es-tu, Loquet ? J’ai besoin de toi.
— Quelle statuette ?
Quoi ?
Une voix de femme avait interrompu le flot de ses pensées et d’autres, masculines, lui répondaient sans qu’il parvienne à distinguer le sens de leurs paroles. Il voulut préciser : « L’idole des Sherpans. Prononcez cherpent, pas serpanne, on n’est pas à Grish, ici ! Pas encore » mais un grattement dans son cerveau (il n’avait jamais réalisé, jusqu’alors, qu’un cerveau pouvait gratter) le retint. Pas assez tôt pour l’empêcher de déclarer : « Loquet l’a prise », mais il n’était pas certain d’avoir suffisamment articulé pour dévoiler quoi que ce soit. À ses propres oreilles, la phrase avait sonné en amalgame confus de voyelles. Peu importe, conclut-il en espérant se noyer de nouveau rapidement. Loquet prenait des tas de trucs, ce n’était un secret pour personne.
— Baron des malandrins, lança une voix amusée.
Ce petit ton agaça tant Sylve qu’il décida d’ignorer ces gens.
Mais c’était difficile, car ils parlaient beaucoup. La plupart des mots, à l’intérieur du chariot, étaient plutôt bienveillants : « doucement », « tenez », « voilà ». Des bouts de phrases surgissaient également, comme « ira bien », « en sécurité » (ces derniers furent, une fois, interrompus par un sec « pour l’instant ») mais la plupart étaient interrogatifs : « bien sûre ? », « une fois arrivés ? », « faire de lui ? »… Sylve se satisfit de plonger tout le monde dans la perplexité, et décida de se complaire dans cette perception aussi restreinte qu’aiguë de son environnement.
La conscience de sa propre existence, réalisa-t-il après coup, s’était, elle, fait la malle. Il saurait bientôt qu’on l’avait porté, dévêtu, lavé, piqué, tranché, couturé, nourri et hydraté. Mais, pour l’instant, il n’y avait que des sons, sensations, parfois visions – une masse brune, deux ronds noirs ourlés de doré – et odeurs difficiles à interpréter.
Une fois, s’était répandue une telle puanteur qu’il avait failli – il espérait – vomir. Il avait eu mal, aussi. Au ventre. Et cela lui avait permis de constater que la souffrance latente, elle, faisait partie de son quotidien, qu’elle avait juste tout à coup décidé de le submerger. Ce n’était pas très grave. Déjà parce que l’odeur était bien plus pénible que la douleur, ensuite car il n’était pas resté lucide assez longtemps pour se plaindre.
Et le tumulte des sensations avait fini par s’éteindre. Très progressivement, ou tout au moins l’avait-il perçu ainsi. Petit à petit, la relaxante cacophonie entrecoupée de digressions déplaisantes avait été remplacée par un bourdonnement moelleux et une plénitude vaporeuse qu’il n’avait pas ressentie depuis il ne savait quand, mais assez durablement pour apprécier la nouveauté.
Autre première : il s’était réveillé reposé.
À l’École, les élèves quittaient leur plumard dès l’aube, sauf le jour de la fête du Couronnement où on leur accordait quelques heures de temps libre – qu’ils passaient plus souvent à bouquiner ou jouer à la douzaine qu’à pioncer – et de la semaine de foire au château de Landor au début de laquelle l’aube n’était plus l’heure du lever mais celle du départ. Depuis ses huit ans, Sylve s’était offert en tout et pour tout cinq grasses matinées, dont trois quand il avait manqué crever de la fièvre saline. Il avait ensuite repris ses devoirs, les genoux encore tremblants.
Si on lui avait posé la question, à l’époque, il ne se serait pas déclaré fatigué. Monsieur Brisan disait bien : « le jour éclaire la besogne, et l’oisiveté est le loisir des défunts ». Sylve était jeune et costaud, habitué à trimer, et n’allait pas se plaindre du cadre de vie au château de Réor, entre la bonne bouffe, les vins fins et les draps de soie. Mais là, tout de suite, après un long (long comment ?) sommeil, il découvrit, pour la première fois de son existence, la quiétude.
Il en fut si surpris que sa tête tourna. Par réflexe, il tendit un bras pour rétablir son équilibre.
Il lui fallut une paire de secondes pour réaliser que son membre n’avait pas bougé.
Il réessaya, consciemment cette fois, râlant intérieurement contre la maladie qui l’avait laissé aussi faiblard qu’un greffier de trois jours.
Quoique.
Il ne se sentait pas fragile. Plus maintenant. Juste : son corps ne répondait plus. Et il y avait, autour de lui, un bruit à la con qui l’empêchait de se concentrer.
Il se tendit, retint sa respiration et lutta de toutes ses forces contre une bouffée de flippe.
Réfléchis.
Le pommeau de sa hache lui avait défoncé le flanc. Ses abattis, eux, allaient très bien. Est-ce qu’il avait succombé à ses blessures ? Est-ce qu’un esprit avait des bras ? Pourquoi pas, s’il pouvait sentir les odeurs ?
Fleur de juve. Thym. Charbon brûlé – juste un reste. Sueur. La mienne. Tabac froid.
Si un esprit avait des bras, il devait pouvoir s’en servir !
C’est complètement con.
Non, je suis vivant. J’ai seulement…
Pourquoi sa côte ne lui faisait-elle plus mal ? Si elle était pétée, il aurait dû en avoir pour des semaines !
Je ne suis pas resté des jours dans les vapes, j’aurais plus faim que ça.
Réfléchis.
Je sens du mou sous ma tête, mais rien d’autre.
Je ne sens plus mon corps !
Bien. Pas de panique. Serre la main.
Juste. Serre. La foutue. Paluche.
Ça faisait drôle, de devoir conscientiser un geste automatique. Enfin, drôle… Ça faisait baliser. Décidément, Sylve allait de découverte en découverte ! Flipper trois fois en quelques jours, dont une avec une envie de rigoler comme un demeuré. Heureusement, sa gorge ne répondait pas.
Tu paniques, l’avertit son cerval, lui fonctionnel. Inspire un grand coup.
Putain, j’essaie ! Mais si mes poumons sont paralysés ?
Tu respires. Trop vite, pas assez amplement, mais tu respires. Allez, mec, un petit effort : inspire, expire, inspire, expire… Plus doucement.
Il y a un bruit sourd. C’est super pénible, et je n’arrive pas…
Ne fronce pas les sourcils. Ouvre tes paupières. Tu auras plus d’éléments pour piger ce qui se passe de travers si tu y vois cl…
— Vous êtes dans les appartements de la Guilde des Épiciers. Est-ce que vous vous rappelez comment vous vous êtes retrouvés là ?
Il ouvrit grand les mirettes et découvrit, étonnamment net compte tenu des circonstances, le visage de la guerrière aux yeux dorés. Elle précisa :
— Clignez une fois des paupières pour « oui », deux fois pour « non ».
Sylve s’efforça de faire taire les battements de son cœur (oh ! le bruit sourd !) et obéit. La donzelle poursuivit :
— Vous aviez une hémorragie interne. Qui s’infectait. Il a fallu percer, drainer et recoudre, puis vous bourrer de médicaments. Vous êtes resté inconscient trois jours. C’est peu. Vous êtes très résistant.
Deux mois et deux jours pour récupérer la statuette, calcula Sylve, et son souffle reprit un rythme normal.
Rien de tel que des maths pour garder l’esprit clair.
— Résistant et bien gaulé. Au propre et au figuré ! ajouta une voix masculine.
Jeune. Gros accent de Landor. Intonation paysanne, qu’on essaie de cacher.
— On s’en doutait, mais ça fait toujours bizarre de désaper un type et de découvrir des muscles. « Découvrir » dans le sens « Y a un truc, là ? J’avais jamais remarqué. »
— Parle pour toi, répondit la donzelle avec un sourire.
— Eh ! Tout le monde a pas fait médecine !
— Pas besoin de faire médecine pour deviner qu’un factotum nu vaut bien une planche d’anatomie. Tu te rappelles des noms de muscles que je t’ai appris ?
— Ouais, ouais… Grand dentelé, grand oblique, psoras iliaque…
Psoas, rectifia Sylve mentalement.
— Psoas, émit la donzelle.
— Bref ! interrompit le Landorien. Factotum égal gros muscle et grosse résistance. On a pigé.
— Voilà. Je suis presque déçue qu’il ait voulu de l’eau. On m’a toujours affirmé qu’ils préféraient crever que demander un service personnel. Il faut croire que la fièvre libère l’arbitre.
Il y avait tant de mépris dans cette dernière remarque que Sylve lança à la donzelle un regard furieux. Ses regards furieux faisaient généralement leur effet. Pas de bol, elle ne réagit pas.
Est-ce que mes mirettes ont bougé ?
Oui.
Est-ce que mes sourcils se sont froncés ?
Bougredaube, je suis…
— Vous n’êtes pas infirme, le rassura-t-elle d’un ton pas rassurant. Nous… Je vous ai administré une potion, lorsque votre fièvre a baissé. Vous me pardonnerez, j’espère, ce manque de courtoisie : j’ai lutté pour vous empêcher de m’éviscérer quand vous étiez moribond. Je ne tiens pas à ce que vous vous baladiez dans ma roulotte en bonne santé.
Cette furie m’a drogué ! Empoisonné !
Et maintenant ?
Il clignait des paupières pire qu’un accro au pince-pupilles, ce qui aida la guerrière à lire dans ses pensées :
— De deux choses l’une : soit nous vous laissons dans cet état jusqu’à notre retour à Landor, où nous vous livrerons aux autorités compétentes en leur signalant que vous avez éliminé un employé de la Guilde des Épiciers, et tenté d’assassiner une de ses cadres et son héritier…
De quoi ? Quel héritier ?
— … Soit nous discutons afin d’arriver à un arrangement qui nous satisfasse tous. Plus exactement : qui nous satisfasse et ne vous conduise pas au gibet. Dans ce cas, je vous demanderai de ne pas crier. Nous ne craignons pas que vous avertissiez qui que ce soit, tous les bâtiments qui nous entourent nous sont réservés. Mais je n’aime pas qu’on me vrille les tympans, et ça m’ennuierait qu’on s’imagine que je torture mes prisonniers.
Connasse !
Lâche !
Non. Du calme.
Réfléchis.
Il avait besoin de savoir : ce que ces tarés voulaient de lui, où il se trouvait précisément… La donzelle le fixait avec impatience.
— Un clignement pour « oui », deux pour « non », instruit la voix amusée du Landorien.
Sylve cligna une fois des mirettes et la guerrière haussa les siennes, afin de bien marquer sa lassitude, avant de pivoter sur son siège et de trifouiller dans un objet que Sylve, coincé comme il l’était, n’identifia comme une boîte en bois que grâce au bruit du contenu sur ses parois. Elle se retourna vers lui avec une seringue.
Pas. De. Panique.
— Pas un cri, Monsieur. Ça ne m’amuserait pas de tuer un homme impuissant, mais je n’hésiterai pas à vous trancher la gorge. Vous pensez qu’on m’arrêtera pour ça ? Que j’aurai des ennuis avec la justice ?
Évidemment que tu n’en auras pas, sale grognasse parvenue !
Il cligna deux fois.
— Ça va piquer un peu.
Elle se pencha vers lui et enfonça l’aiguille dans son cou.
Foutue chierie !
« Piquer un peu ? » Connasse ! Il aurait hurlé si sa gorge n’avait pas été paralysée.
Et s’il n’avait pas été un factotum.
Un factotum n’est pas blessé par son adversaire. Et si, à sa grande faute et son profond déshonneur, il l’est, il n’aggrave pas son manquement en le lui signalant.
Il poussa une plainte aiguë quand ses cordes vocales récupérèrent leurs fonctions.
D’accord. Peut-être qu’un factotum défroqué gémit, parfois.
La donzelle crut bon de préciser :
— Vous devriez pouvoir parler, maintenant.
Il tendit une paluche pour attraper son bras. Pas une envie de la buter, mais celle de la remettre à sa place : je ne sais pas où je suis ni qui me menace, je mourrai sans doute si je te défonce la gueule, mais, petite conne, tu vas piger avec qui tu joues !
Ses membres reposaient encore le long de son corps. Son action avortée ne lui avait permis que de tourner la tête et de constater, en périphérie de son regard, que son lit était rond. La guerrière sourit.
— Je ne peux toujours pas bouger, articula-t-il d’une voix rauque à force de ne plus l’exercer.
Sorcière !
Elle haussa les épaules :
— Vous utilisez vos mains pour discuter ?
Oui, en fait. Carrément. J’utilise mes mains pour discuter en silence. Je n’ai que des bases, pas comme mes pairs qui bossent dans la diplomatie, mais tu n’as pas besoin d’être au courant !
— Ma Dame, une conversation équitable ne saurait reposer que sur l’égalité de ses participants.
Le jeune homme éclata de rire. Ou bêla, pour être plus exact. Sylve avait rarement croisé un gonze plus vulgaire. Il réussit à tourner la caboche vers lui.
C’était un gars mince aux membres élancés, très brun, très « Landor », avec ses tifs longs, épais et graissés, à peu près disciplinés en grosses nattes, qui rappelèrent à Sylve le village de son enfance, rempli de pécores crados qui croyaient se pouponner en se tartinant de bas produits puants.
Face bronzée. Vie au grand air. Mais traits fins, à part ce gros pif.
Gros et tordu. Foutre de dilué ! On dirait qu’il veut se planter dans le pavé !
Le gonze était assis à califourchon sur une chaise, ses avant-bras maigrichons posés sur le dossier – mais oui, on a vu, tu es très nonchalant. Sur sa poitrine, visible à travers les pans de sa chemise légère, trois poils se battaient en duel. Lorsqu’il adressa à Sylve un sourire désinvolte…
Caractéristique d’un type à l’abri du besoin depuis des années.
… il dévoila deux rangées de chailles parfaitement alignées, mais dégueulassées de taches de tabac. L’instant d’après, il donnait un coup de dents dans une chique, et des gouttes de bave noirâtre souillaient ses lèvres fermes.
Tout à fait immonde.
Mais ce mélange de bourgeoisie insouciante et de paysannerie vulgaire ne se rencontrait pas tous les quatre matins.
Parvenu lui aussi, conclut Sylve, avant que la voix de la donzelle ne l’arrache à ses observations :
— Vous ai-je laissé supposer, Monsieur, que l’équité était au programme ?
Toujours ce mépris sur le « Monsieur ». C’était bien la peine d’être retenu prisonnier par des compatriotes, si c’était pour tomber sur un pécore crado qui se carrait le cul de tout et la seule Landorienne éduquée qui ne pouvait pas blairer les factotums.
— Si votre nez vous gratte, faites-moi signe et je prendrai sur moi de vous soulager.
C’est ça ! Remets-en une couche !
Aïe.
Bon sang.
Bouffonne ! Maintenant, mon pif me gratte vraiment !
Il grimaça et le chiqueux ricana encore.
— J’ai une seconde seringue, le rassura la donzelle. Pour vous libérer définitivement. Mais nous souhaitons d’abord discuter avec vous.
Sylve attendit la suite, mais, constatant qu’elle désirait une réponse docile, marmonna :
— Ma Dame, je vous écoute.
— Vous vous êtes introduit nuitamment dans une roulotte appartenant à la Guilde des Épiciers. Vous avez tué un de nos gardes, blessé trois autres, et attenté à la vie d’une de nos cadres, insista-t-elle en se désignant elle-même du pouce. Ces délits nous autoriseraient à vous renvoyer à la Terre Mère, et personne ne nous reprocherait de vous rendre le voyage très douloureux. Mais, contrairement à ce que vous ont sans doute répété vos maîtres, nous ne sommes pas des meurtriers. Nous vous laissons donc une chance de vous expliquer : pourquoi cette folie ?
Fermeté de ton. Ou, du moins, tentative. Tu n’es pas une si bonne actrice, ma jolie.
Un factotum sur les routes. C’est inattendu et tu ne piges pas. Et tu as les jetons. Puissante guilde ou pas, tu te pisses dessus à l’idée de te mettre l’École à dos.
Enfin… Il y a peut-être autre chose.
Mais je vais m’autoriser un minimum d’autosuggestion.
— Ma Dame, répondit-il, l’on m’a fait l’honneur de me pourvoir d’une mission.
— Vraiment ?
Un doute, mais pas de défiance marquée.
— Ma Dame, vraiment. Loquet… Le baron des malandrins – vous ne saurez, je pense, ignorer sa réputation – a dérobé une statuette au sein d’un temple de la Terre Mère, loués soient ses bienfaits. Mes pairs, dans leur infinie sagesse dont j’espère me montrer digne, m’ont offert mandat de la récupérer.
— Depuis quand les factotums sont-ils employés pour autre chose qu’assurer le confort de leur maître ?
— Ma Dame, depuis toujours ! Vous êtes, si votre accent ne m’abuse, une citoyenne de notre honorée Landor. Vous ne pouvez ignorer que l’École forme des espions. Et je vous prie de bien vouloir considérer, ajouta-t-il car il ne pouvait plus s’en empêcher, que nous ne subissons le joug d’aucun maître. Nous nous mettons, avec dévouement et plaisir, au service d’employeurs.
Qui nous payent avec plus d’argent que tu n’en aurais jamais touché si tu n’avais pas sucé des arpents de queues pour obtenir un tel poste.
Elle grimaça un sourire moqueur avant d’insister :
— Vous êtes un espion d’élite, alors. Pourtant, vous vous jetez, blessé, dans la caravane de la plus puissante guilde de Civilisation.
— Ma Dame, il me fallait me procurer un laissez-pass…
Stop.
Ta gueule.
Ne finis pas cette phrase. Ou bien trouve un moyen de la transformer en un truc utile !
Il n’avait pas de laissez-passer. Évidemment que, s’il avait été en mission officielle, l’École, ou le gouvernement, lui en aurait filé un ! Il s’abreuva mentalement d’injures en repensant à Loquet, qui l’avait un jour qualifié de guerrier d’intérieur. Une âme grise rompue aux affaires internes des grandes maisons, d’une culture à faire pâlir d’aigreur un gratte-papier des Hautes Archives, mais con comme une huître dès qu’il s’agissait d’affronter ce qui se déroulait hors des murs des châteaux, parce qu’il n’était pas censé, de sa vie entière, en avoir besoin.
Allez. Adapte-toi. Ça, on te l’a appris.
Qu’aurait fait Loquet ?
« Il me faut bien offrir un peu de vérité à mes mécènes, c’est à celle-ci qu’ils mordent avant d’avaler mes calembredaines. »
— Ma Dame, je me vois confronté à la profonde honte de vous avou…
Il stoppa net.
Allez, un petit effort.
Tu peux parler comme tous ces peigne-culs !
— Je suis, reprit-il, en partie responsable. Du larcin. La statuette était sous ma responsabilité et Loquet l’a déro… volée, en dépit de ma vigilance. Remplacée par une copie. La supercherie n’a été découverte que le mois passé. Je me suis porté volontaire pour récupérer l’idole, en marge de l’enquête officielle, afin de laver mon honneur. L’École a eu la bonté d’accéder à ma demande, à condition que je n’use que de mes propres ressources pour la satisfaire.
Comme c’était simple !
Comme tout avait facilement pris forme, une fois donnée l’impulsion du premier mensonge ! Comme c’était naturel !
Est-ce que c’était comme ça pour toi, la première fois, baron des malandrins ? Alors que tu n’étais encore qu’un pécore ordinaire, avec le nom de tes pouilleux ancêtres et le prénom qu’on avait choisi pour toi ? Est-ce qu’il a suffi de cette trique intellectuelle pour créer Loquet ?
Est-ce que ça suffira pour moi ?
La donzelle, en tout cas, avait bien fermé sa gueule. On aurait dit qu’elle envisageait de le trépaner afin d’extraire les secrets de son âme.
Bon courage, gueuse !
Ce fut le péquenaud tabagique qui prit la parole :
— Tu connais Thélban Acremont ?
— Mon Sieur, bien entendu.
Un silence, puis le gonze ajouta, comme s’il parlait à un demeuré :
— Détaille.
— Mon Sieur, il est… l’héritier de la Guilde des Épiciers. L’estimé Miel Acremont, son chef en activité, l’a désigné, le jour de ses dix-sept ans, ce qui fit de lui le second plus jeune légataire officiel de la direction d’une guilde dans toute l’Histoire du monde civilisé. La première était Aribe Louet, désignée au cours de sa treizième année afin de détourner l’attention des opposants du chef de la Guilde des Teinturiers. Elle ne fut finalement assassinée que deux années plus tard. Thélban, lui, n’est pas un épouvantail. On le prétend intelligent… brillant, même. Il s’est établi à Montès, où il a donné preuve de l’étendue de son ambition : il est, aujourd’hui, proche du plus jeune fils du baron. D’aucuns craignent qu’il ne le manipule. Il se murmure également que ses conflits répétés avec Deloncio de Montès, le fils aîné et héritier, finiront par sonner sa perte. Les autorités de Capitale s’émeuvent de l’aisance avec laquelle un roturier est parvenu à contrarier les desseins d’un porteur d’emblème, mais Thélban s’acquitte de tant d’impôts, et se montre si servile envers la couronne, qu’il leur est, pour l’instant, plus utile s’il reste en vie. Il a vingt-quatre ans et six mois. Les hauts-statisticiens lui donnent une vingtaine de saisons de plus à vivre dans le cas où il poursuivrait sa politique actuelle. Mais il est probable que les événements le contraindront à s’assagir : la santé mentale de Miel Acremont décline, comme celle de son aïeul et de son trisaïeul avant lui. Nul n’ignore que Thélban dirige déjà officieusement la Guilde. Lorsque la nouvelle sera officialisée, il deviendra le plus jeune chef de l’Histoire des baronnies, et le seizième à avoir accepté ce titre avant la mort de son prédécesseur. Oh, et Miel est son père. C’est la troisième fois, seulement, qu’un chef de guilde transmet son nom à l’un de ses descendants de chair. Les deux premiers étaient Janto Rény, de la Guilde des Banquiers, et Jondry Bercier, de la…
— Vacherie ! Tu as bouffé une encyclopédie ? s’exclama le garçon, mais Sylve avait capté la surprise dans son regard et, surtout, celui de la donzelle.
C’est rare d’en savoir autant sur une guilde.
Est-ce que j’ai bien fait de leur balancer ces connaissances ?
La guerrière réorienta la conversation :
— Nos ennemis ont envoyé un mercenaire pour l’éliminer.
Sylve prit quelques instants pour analyser l’info.
« Nos ennemis ». Soit elle ignorait qui, en particulier, soit elle gardait l’identité pour elle. Cela n’expliquait pas pourquoi elle lui avouait tout ça.
« Qui vous envoie ? » avait-elle demandé dans la roulotte.
Oh.
Il ouvrit grand la bouche, et secoua la tête aussi efficacement que la drogue le lui permettait.
« Les Banquiers ? Ou peut-être les Cavistes ? »
Non, non, non.
Ce serait très mauvais.
« Est-ce que vous êtes seulement malade ? Ou avez-vous pris une potion ? »
Tu as bien vu que j’étais malade, pauvre conne ! Tu m’as découpé !
— Ma Dame ! Jamais un factotum ne s’abaisserait à…
Ce fut le chiqueux qui se chargea de l’interrompre :
— Mais on s’en fout.
Pardon ?
— … Parce que tu vas nous aider à le choper.
PARDON ?
— Mon Sieur, je ne saurais…
— Tu as un meilleur moyen de nous prouver ton innocence ?
La donzelle toussota et reprit la parole :
— Nous trouverons le tueur. Et, s’il s’avère que c’est vous, craignez notre justice, car les guildes n’oublient jamais. Mais le talent de nos enquêteurs ne protégera pas Thélban en cas d’attaque. Pire, si notre ennemi se sent acculé, il risque de la précipiter. Nous employons des guerriers émérites, mais aucun d’entre eux n’arrive à la cheville d’un factotum.
De la flatterie ? Plutôt une constatation qui lui arrachait la langue. D’ailleurs, son ton quand elle poursuivit son éloge puait le mépris.
— Vous avez failli me tuer alors que vous brûliez de fièvre. Je n’ai pas l’habitude d’être ainsi mise en difficulté. Je respecte le talent et j’entends donner au vôtre l’occasion de briller. Travaillez pour nous et, non seulement vous vivrez, mais vous repartirez à la poursuite de votre idole avec assez d’argent pour acheter tous les indics de Civilisation.
Sylve ne put s’empêcher d’être tenté. Ce serait s’abaisser que de ramper devant le chantage de ces peigne-culs, mais les guildiens chiaient de l’or à chaque pet, et ceux-là avaient besoin de lui. C’était inespéré. Problème : le compte à rebours qui rythmait sa fuite…
— Ma Dame, mon Sieur, je ne saurai vous servir, décida-t-il faiblement.
La donzelle pinça les lèvres.
— Il n’y a qu’une seule bonne réponse à notre demande, et ce n’est pas celle-ci.
— Ma Dame, vous ne saisissez point, je le crains, la nature de mon refus. Mon désir est de vous satisfaire, mais je ne le peux. La statuette sera exposée durant les cérémonies de Fauchaison de la secte des Agrestes. Je ne dispose que de deux mois pour la retrouver.
Et deux jours, et au moins douze heures.
Elle ne sembla pas émue.
— Raison de plus, asséna-t-elle, pour éliminer rapidement notre assassin.
— Et puis, comme ça, on aura une raison de te rendre ta hache, ajouta le Landorien crasseux.
— Mon Sieur, de me rendre ma… ?
— Ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance d’étudier de si près de l’acier servien, confirma son interlocuteur avec un sourire qui, bien que taché de tabac baveux, parvenait à être assez charmant. J’ai entendu dire que ça coupait un arbre d’un seul coup, et qu’on pouvait le coller dans un feu de forge sans le roussir. J’ai bien envie de tester.
Elle a passé ton putain de test, tocard, au moment où j’ai fendu en deux le crâne du bestiau qui te servait de garde !
— Mon Sieur, sauf le respect que je tiens à vous témoigner, je doute que vous soyez en mesure de soulever une arme de cette qualité.
Haha.
Moi aussi, je peux faire des blagues.
Tu aimes mes blagues, ducon ?
Ni le pécore ni la donzelle ne relevèrent, et Sylve se demanda si sa pauvre vanne avait été mauvaise à ce point.
Ou peut-être qu’elle aurait juste été plus efficace si j’avais fait gaffe à mon langage.
Les gueux, même pleins de pognon, ne risquaient pas de tomber sous le charme d’une parole soutenue.
Mais j’ai déjà fait un effort de langage pour quelqu’un. Quelqu’un dont je pensais qu’il le méritait. Et est-ce que ça a changé quoi que ce soit ?
En vérité, Sylve n’était pas d’humeur à la rigolade. Pire : dominer la panique commençait à s’avérer compliqué. Il était paralysé. Prisonnier de gueux qui, en plus de ne pas pouvoir le blairer, se payaient sa gueule, balançaient des commentaires sur la taille de ses muscles et de son chibre, possédaient le pouvoir de le buter si l’envie les grattait, et à qui il en avait donné des raisons ! Il ne savait pas s’il avait pénétré les profondeurs de Grish ou s’il était toujours coincé sur la côte, et n’avait aucune idée d’où dégotter un laissez-passer s’il parvenait à échapper à ce duo d’enfoirés. Et que ferait-il de sa liberté, après quatre jours de recherches perdus à délirer, et une guilde en plus de l’École à ses basques, dans une société remplie de bonnes femmes dont on disait qu’elles jugeaient la virilité si débectante qu’elles se faisaient un plaisir d’en débarrasser les hommes qui les regardaient de traviole ? Bien sûr, il ne craignait pas l’agression de gonzesses, fussent-elles en groupe. Mais même un factotum devait dormir. Même un expert baissait parfois sa garde. Il n’avait plus de valoche, plus de couvertures, plus d’armes et, réalisa-t-il, ne portait, pour tout vêtement, que son calebute. Combien de temps lui faudrait-il pour récupérer un minimum d’outils et d’argent avant de reprendre ses recherches ? La proposition de ses geôliers semblait tout d’un coup assez rentable.
Demeurait le problème de la fierté.
Il avait suffisamment perdu pour ne pas pisser sur ce qui lui restait.
Il avait la gerbe, et le vertige. Une nouvelle attaque de fièvre, ou juste son corps qui protestait d’être cloué à une couche de grabataire. Son dos lui faisait un mal de chien, la douleur à son flanc se réveillait, ses muscles le tiraient, il sentait pointer une crasse de crampe… et son pif le grattait ! Désespéré, il fit un gros effort de langage et lâcha :
— J’ai toujours besoin d’un laissez-passer.
— Vous l’avez, dit la femme. Si vous êtes des nôtres. Les guildes n’utilisent pas de permis individuels, mais signent des contrats avec les ambassadeurs de Grish.
Il pinça les lèvres, pria la Terre Mère de ne pas rougir…
Ignorant.
Guerrier d’intérieur.
et déclara :
— Ma Dame, mon Sieur, je vous aiderai. Si vous m’autorisez à mener mon enquête, en parallèle.
— Vous ferez ce qu’il vous plaira de votre temps libre, et on vous l’accordera selon notre bon vouloir, répondit-elle, sans pitié, avant de fouiller dans la boîte.
Elle en sortit la dernière seringue et l’approcha ce coup-ci de son biceps. Ça piqua, mais moins.
À se demander si cette connasse n’a pas fait exprès, la première fois !
Il sentit d’abord des fourmis dans le bras, puis dans son épaule, son torse, direction les guiboles… Il pouvait suivre le trajet de l’antidote et, malgré le joli merdier dans lequel il s’était fourré, le scientifique en lui ne put s’empêcher d’apprécier la sensation. Le liquide atteignit son flanc et…
Foutre de la Terre Mère !
Trois jours. Pas suffisant pour remettre des côtes en état, même lorsqu’elles étaient bandées, surtout après un drainage d’infection et une position allongée prolongée.
Crasse !
Il était au moins parvenu à ne pas gueuler. Il bougea les doigts et laissa échapper un souffle.
De décontraction musculaire, décida-t-il. Pas de soulagement.
Lorsqu’il réussit à se redresser sur l’oreiller, le pécore se leva et se posta en appui à gauche de la donzelle. Un mouvement bien crétin, de la part d’un bourge maigrichon.
Les mirettes bandées, je te repérerais à ta puanteur de tabac ! À mains nues, je saurais te fendre le crâne comme celui de ton bestiau !
Et Sylve sentait déjà revenir ses forces.
Il pourrait bientôt leur sauter à la gorge. Les buter tous les deux sans leur laisser l’occasion de couiner, chaparder du matos, et se barrer.
Mais le voulait-il ?
Les deux rançonneurs le regardaient sans crainte. Il y avait même, dans l’œil perçant du gonze, une pointe de défi.
— Tu nous feras pas de mal, affirma-t-il avec son épouvantable accent de pécore trop gâté, et Sylve réprima l’envie de lui prouver qu’il avait tort. Douloureusement.
Il se contenta de répondre d’une voix suave, en frottant ses bras de ses doigts encore gourds, histoire de chasser les dernières fourmis :
— Mon Sieur, vous semblez si sûr de vous.
Le sourire de son interlocuteur s’élargit.
— Je suis pas ton Sieur, Monsieur. Je ne suis pas un Sieur du tout, et tu le sais très bien. Je suis Lévain, le maître des potions. Et elle, ajouta-t-il en désignant la guerrière : c’est Constance, la responsable de notre sécurité.
Sylve haussa les sourcils.
Constance ?
Il voulut réagir mais Lévain ne lui en laissa pas l’occasion :
— Eh oui, on est très sûrs de nous. Tu as plus besoin de nous qu’on a besoin de toi. De toute façon, si jamais tu étais suffisamment demeuré pour l’oublier, on a pris nos précautions.
Il fouilla dans sa poche et en sortit une petite fiole.
— Bois ça, ordonna-t-il.
— Qu’est-ce ?
— Le remède.
Le cœur de Sylve rata encore un battement, mais il repoussa une nouvelle fois la panique et attendit bravement.
— En plus du fluide paralysant, dit Lévain… Avec le fluide paralysant, en fait – parce que je suis un très bon chimiste et que Constance veut éviter les interactions médicamenteuses – on t’a administré de la soustraction. C’est un poison qui prend son temps.
Cette fois, c’est une bouffée de colère qui envahit Sylve. Ils n’avaient pas osé ! Ces gueux ! Ces sans-couilles d’empoisonneurs !
— Chaque jour, quelqu’un – tu ne connaîtras son identité qu’au moment où il se présentera – te donnera ta dose. Avale-la à temps, et tu ne sentiras même pas les effets.
— Mon S… débuta Sylve avant de se reprendre et de souffler entre ses dents : Si je ne sens rien, comment saurais-je que vous ne bluffez pas ?
Lévain lui adressa un sourire de benêt :
— Mais tu le sauras jamais ! C’est la beauté du truc ! Peut-être qu’en fait, c’est le poison que je te donne, maintenant, ajouta-t-il en agitant la fiole. Peut-être que j’ai menti : on ne pouvait pas le combiner à ton traitement. Ou peut-être que ça nous amuse juste que ce soit toi qui l’avales. [Il referma les doigts sur le prétendu antidote le ramena vers sa poitrine de fiotte imberbe.] Tu n’en veux pas ?
Sylve plongea son regard dans celui de la raclure et tenta d’y lire autre chose qu’intelligence aiguë et perversité vulgaire. Quand il n’y parvint pas, il tendit une main polie vers la fiole, la déboucha et engloutit le contenu d’un trait.
Détermination.
Courage.
Élégance.
Dans ta gueule !
Lévain souriait toujours, cette fois amicalement. Mais Constance avait moins l’esprit à la déconnade que son collègue.
Constance.
Il y a trois ans, les émissaires de Landor à Montès étaient revenus avec une information rapidement confirmée par Capitale.
Une jeune noble désargentée avait rejoint la très roturière et très riche Guilde des Épiciers.
C’était la fille d’un grand militaire de Landor. Un héros de la dernière guerre. Un chevalier-mire tombé en disgrâce à cause de ses positions libérales. Mais son nom n’avait jamais cessé d’être prononcé avec respect.
— Constance d’Eminor ? demanda-t-il enfin.
Les mirettes de la donzelle s’étrécirent dangereusement.
Le mariage de cette intrigante avec le futur plus jeune chef de guilde de Civilisation avait fait la joie des commères et l’inquiétude des ambassadeurs. Sylve insista :
— Ou devrais-je vous appeler Constance Acremont ?
Elle grimaça :
— Vous devriez m’appeler ma Dame, et éviter de provoquer une personne qui tient votre vie entre ses mains.
Tout le monde savait que les chefs de guildes ne transmettaient leur nom qu’à leurs successeurs. Mais ça n’avait jamais empêché aucun conjoint de le brandir quand il en avait besoin. Sylve changea de stratégie :
— Ma Dame, je souhaite seulement saisir les raisons qui poussent une noble héritière de Landor à recourir à de si vils procédés.
Lévain regagna sa chaise d’un pas nonchalant. Le spectacle avait l’air de bien le faire marrer. Une fois assis, il cracha un gros glaviot en direction d’un pot destiné à cela. Le mollard noirâtre s’écrasa misérablement à côté.
— Merde, fit-il.
Mais il ne leva pas son cul pour nettoyer. Constance ignora la scène et fusilla Sylve du regard :
— Si vous restez suffisamment longtemps avec nous, Monsieur, vous apprendrez à mentir. En attendant, n’essayez pas. [Lorsqu’elle se fut assurée de lui avoir cloué le bec, elle ajouta :] Vous ne trouverez personne, ici, noble ou gueux d’origine, disposé à sacrifier la Guilde pour sauver ceux qui la menacent, et certainement pas au nom de principes irréfléchis.
Sa voix tremblait légèrement et Sylve, touché malgré lui par cette fragilité soudaine – je suis un romantique à la con ! – osa insister :
— Ma Dame, sacrifier la Guilde ? Ou son chef ?
Elle cligna des mirettes, comme si la question lui semblait complètement con. Pourtant, les guildes se relevaient toujours de la mort de leurs dirigeants. Tous avaient des adjoints. Parfois, même, ils nommaient des régents « au cas où ». Perdre un chef était emmerdant, et pouvait s’avérer coûteux en pognon autant qu’en main-d’œuvre, si les guildes ennemies ou les clans rivaux en profitaient pour exercer leur travail de sape, mais aucune raison d’en chier une pendule. Personne n’était assez abruti, de toute façon, pour vouloir trop ébranler l’un des fondements de Civilisation. La Dame d’Eminor sourit finalement et lui répondit, pour la première fois, avec la douceur propre à son sexe :
— Tous les employés ici présents aiment Thélban, affirma-t-elle. Les gueux parce qu’il leur offre la possibilité de quitter leur condition, les mi-hommes parce qu’en plus de cela, il les protège. Les cadres parce qu’il est juste et n’hésite pas à leur faire confiance. Et moi. Pour toutes ces raisons. Qui, contrairement à ce que racontent vos commérages de cour, font que je l’ai épousé.
***
— Je ne m’étonne point que la donzelle ait été si nerveuse, dit Sylve, qui enfilait une chemise d’un bleu profond en ignorant de son mieux les décharges que lui lançait son flanc dès qu’il bougeait d’un poil de cul.
Ça faisait drôle, de porter des vêtements ni gris, ni coupés comme des uniformes, mais il n’eut pas le temps de s’attarder sur l’expérience. Le chiqueux venait de froncer les sourcils avec ce qui ressemblait à du jugement.
Je n’y crois pas.
Ce pécore puant me prend de haut !
Et il ne s’en cache pas !
Il attrapa la veste de cuir léger que lui tendait avec réticence une mi-femme aux iris jaunes.
Aïe.
Saloperie de côte fêlée !
De deux hostiles répugnants, choisissons le plus regardable : il ignora la bestiole pour interroger Lévain des mirettes. Le Landorien crasseux parut hésiter, puis répondre quelque chose qui n’illustrait pas sa première pensée :
— Évite d’appeler Constance « la donzelle », conseilla-t-il. D’ailleurs, évite d’appeler qui que ce soit « donzelle », ici.
Il cracha un nouveau glaviot sans égard pour les dalles de pierre. À sa décharge, la baronnie flottante se déployait conformément à sa réputation de paradis des ingénieurs : sans le moindre espace terreux. Depuis qu’ils avaient quitté la pièce où on l’avait rafistolé, Sylve n’avait crapahuté que dans des corridors murés qui puaient les épices et le tabac.
C’est fou comme un mélange de bonnes odeurs peut imiter à merveille un parfum de chiasse.
Sylve savait qu’il était de mauvaise foi, mais il avait pris l’endroit en grippe dès le début.
Landor était un pays de grands espaces. Même dans les grosses villes, les bâtiments avaient rarement plus de deux étages, et la forteresse du baron surplombait des arpents de champs. Ici, seule la largeur des couloirs permettait de piger qu’on était bien dans des rues, et pas à l’intérieur d’une maison. Il fallait se tordre le cou pour apercevoir une bande de ciel crénelée de balcons, avec parfois un bout de l’anneau, et tout communiquait. Il ne comprenait pas comment Lévain faisait pour se repérer alors que lui-même, qui avait survécu aux épreuves d’orientation en forêt de l’École, ne savait même pas quand ils quittaient une baraque pour pénétrer dans la suivante.
Ces gens vivent les uns sur les autres. Dehors, dedans, toujours la foule et les échos assourdissants de son accent strident… Pas un poil d’air sain, malgré un vent de tous les diables à cause de ces murs à la con. Ça devait tomber comme des mouches à l’époque des grandes épidémies !
Lévain l’avait accompagné jusqu’aux « vestiaires », un placard à balais rempli de caisses, où il avait pu se décrasser, constater la propreté de la cicatrice au-dessus de son foie et la teinte moins morbide de l’hématome, finir de se raser avec des vrais outils faits pour ça et appliquer un gel musqué sur son crâne pour discipliner ses boucles, avant d’être déguisé en guildien.
— Est-ce réellement une baronnie matriarcale ? s’enquit-il en ajustant la veste sur ses épaules. Cet endroit m’évoque plus un repère de sang-mêlé.
— Matrilinéaire, corrigea le jeune homme. Pas matriarcale. Elles se targuent de traiter tout le monde pareil.
Sylve garda une tronche de marbre pendant que son esprit éclatait de rire.
« Tout le monde pareil » ? Il n’avait jamais voyagé des masses, mais sa fonction lui avait donné l’occasion de rencontrer un paquet de monde. À l’École, d’abord, où les élèves venaient de toutes les couches de la société, durant son service à la cour du château de Réor, ensuite, qui l’avait confronté aux discours des plus conservateurs aux plus libertaires – les plus libertaires qu’on pouvait se permettre à Landor. Il avait beaucoup entendu parler d’égalité, mais n’en avait jamais vu le reflet, pas même dans les mirettes des palanquées de faux-culs qui en faisaient une devise. Peu de chances qu’elle apparaisse dans une baronnie dont nul n’ignorait qu’elle avait été fondée par des criminelles en lutte ouverte contre les autorités religieuses dont, il faut bien l’avouer, les membres les plus véloces les persécutaient léger.
— Quoi qu’il en soit, poursuivait Lévain, oui, c’est une baronnie créée par les femmes, pour les femmes et, si tu n’en as pas plus croisé qu’ailleurs, c’est juste que nous sommes dans les quartiers qu’on nous a alloués. Et il serait temps d’en sortir, parce que le boulot ne va pas se faire tout seul.
Sylve aurait bien claqué la paluche du pécore lorsqu’elle s’approcha de son menton, mais il maîtrisa sa gêne autant que sa révulsion quand son empoisonneur fit pivoter sa caboche dans un sens, puis dans l’autre, avant de faire un pas en arrière et d’admirer le changement.
— Pas mal, marmonna-t-il pour lui-même avant de s’adresser, à plus haute voix, à la mi-femme : Pas mal. Il est beau gosse. Meïli, tu le trouves pas beau gosse ?
Ladite Meïli cracha au sol et Sylve en profita pour se dégager des doigts puant la chique.
— Meïli ! protesta Lévain, d’un ton qui montrait bien qu’elle aurait pu lui mollarder à la gueule qu’il n’en aurait rien eu à carrer.
Mais Sylve s’en moquait autant.
Beau gosse ? Il repensa à Loquet :
« Tu n’as aucune conscience de tes qualités physiques, Sylve ! Si la vanité te pose un problème, dis-toi qu’en pratique, ta bouille d’aventurier et ton corps de… ton corps de factotum pourraient te servir, dans la vie, autant que ton expertise ! »
Il jeta un œil au haut miroir qui lui faisait face. Débarrassé de ses hardes défouraillées, son reflet rappelait en effet celui d’un de ces gentilshommes de fortune, avec leurs mâchoires carrées, leurs barbes de trois jours et leurs allures faussement négligées. Il ne lui manquait que la grande gueule… et quelques onces. Même Lévain, plutôt court sur pattes pour un natif de Landor, devait baisser les mirettes pour accrocher les siennes.
Le chiqueux trifouillait maintenant dans sa veste. Il en sortit une broche qu’il lui lança. Sylve l’attrapa d’une main.
D’argent, écartelé d’or et d’azur. À la colombe triomphante portant la sauge, armée et lampassée de gueules.
Le blason de la baronnie de Grish.
Le laissez-passer offert aux Guildes, une fois franchi le pont.
Il l’épingla à sa chemise et Lévain, qui aimait manifestement beaucoup donner des conseils, intervint encore :
— Fixe-le plutôt à l’intérieur de ta veste. Tu aurais l’air con, à te pavaner avec, et ça inciterait les gentes du coin à te chercher des misères. Elles n’apprécient pas trop les étrangers.
Sylve s’exécuta.
— « Tout le monde pareil » ? murmura-t-il, avant de se tendre.
Ne t’excuse pas.
Ne t’excuse pas, ils te mépriseraient pour ça. Ces gueux aiment l’insolence !
Effectivement, Lévain lui sourit et, pour la première fois, ce rictus brunâtre était sans ironie. Sylve ne sut pas trop s’il devait s’en féliciter. Il ne bossait pas pour ces gens, il était leur prisonnier. Il n’avait pas envie de les provoquer, mais ne voulait pour rien au monde en faire des copains.
Deux mois.
Tiens bon.
Lévain toussota pour attirer son attention.
Ou, en tout cas, tu espères me faire croire que c’est pour ça. M’est avis que ça t’emmerde surtout d’avoir été sympa.
Ta patronne te tient par les couilles. Tu ne seras pas dépaysé.
— Je doute que qui que ce soit tente de te le piquer, et encore plus qu’il y arrive, poursuivit le pécore. Mais on n’est pas là pour jouer les gros bras. Pour ton information, c’était la broche destinée à Cardy.
— Cardy ?
— L’homme que tu as assassiné.
Assassiné ?
L’homme ?
Toute trace de respect, et même d’intérêt, disparut du visage de Lévain lorsqu’il conclut :
— Essaie de t’en montrer aussi digne que lui.
***
Tocante contre son cœur, hache contre sa cuisse.
Même déguisé en guildien, Sylve se sentait enfin droit dans ses bottes.
Lévain, qu’il suivait à la vue et à l’odeur, ne lui avait pas rendu son stylet (« Prise de guerre. Je l’ai filé au plus gradé des gardes que tu as assommé »), mais il n’en avait pas besoin pour retrouver ses marques.
Ils étaient dans un village, paraissait-il. Mais Sylve n’identifiait que des voies murées et bordéliques succédant à des bâtiments murés et bordéliques, parfois séparés par des places murées et bordéliques. Les seules différences avec les quartiers alloués à la Guilde étaient les affiches politiques, judiciaires et publicitaires sur les murs, et la quantité croissante, invraisemblable et quelque peu angoissante de gonzesses.
Jamais il n’avait été à proximité d’autant de donzelles, à part lorsqu’il accompagnait les autres écoliers au lupanar… et encore !
Beaucoup de citoyennes étaient enceintes, quasiment toutes armées, d’épées, mais aussi de quelques haches plus lourdes que la sienne – il avait menti à Lévain, plus tôt dans la journée : l’acier servien était d’une légèreté remarquable, c’était la parfaite répartition des poids entre la lame et le manche qui lui donnait sa puissance – et même de quelques masses d’armes. Sylve avait déjà croisé des guerrières à Landor, et avait évité assez de meurtres entre furies et d’attaques d’espionnes pour savoir que les nobles dames planquaient souvent du fer dans leurs dentelles. Mais cet étalage était… exotique. Tout comme la présence du beau sexe à des places inhabituelles : les marchands haranguant la foule, les porteurs d’eau pliés sous leurs charges, les messagers crapahutant entre les flâneurs, les maçons aux faces blanchies de calcaire et aux dos cassés par le labeur… jusqu’aux soldats en patrouille. Les gueuzes, pour se passer des hommes, n’avaient pas eu d’autre choix que d’apprendre des tâches qui ne leur étaient pas naturelles.
Mais, plus que leurs muscles, plus que l’acier brandi, leurs attitudes conféraient à l’endroit une agressivité ambiante que jamais Sylve n’avait ressentie. Têtes hautes, mentons vaillants, regards insolents… une assurance digne de chevaliers jusque chez les artisanes, qui travaillaient pour certaines, les inconscientes, avec un polichinelle dans le tiroir, et se pavanaient dans la rue, les cheveux collés aux tronches par une sueur musquée qui perlait sur leurs muscles volumineux.
Obscène.
Obscène comme ces tignasses flottant librement, ou coupées si court qu’on pouvait discerner des nuques !
Obscène comme ces épaules et ces jambes dénudées, ces ventres gravides à l’air et ces culs moulés dans les étoffes, quand bien même on n’aurait pas voulu les voir – car certaines des matrones impudiques étaient d’une cuvée impropre à la consommation depuis un bail, sans parler de celles qui n’avaient jamais aiguisé d’appétit.
Les hommes du continent se repéraient à leurs gaules.
Littéralement. Quelques-uns tenaient leurs chapeaux devant l’entrecuisse, d’autres suaient par litrons, et certains, très visiblement, essayaient avec un succès variable de conjurer des images mentales rébarbatives tout en maintenant leur regard droit.
Lévain, lui, s’en branlait complètement. Soit qu’il ait été élevé dans un bastringue, soit qu’il fut doté d’une maîtrise du feu de dieu, il matait sans vergogne ni crainte que son corps le trahisse.
— Garde la queue nonchalante ! lui avait-il suggéré en se marrant alors que Sylve posait les mirettes sur une gueuze d’à peine quinze piges qui roulait du cul, se demandant quand il faudrait venir la sauver d’un gonze qu’elle aurait trop excité.
Il était facile de différencier les visiteurs des habitants. Ces derniers, quoique pour la plupart de bonne constitution, étaient un tel ramassis de tarlouzes – parfois littéralement, observa-t-il avec horreur en en croisant deux qui se tenaient la paluche – qu’il révisa son jugement sur l’ambassadeur commercial qu’il avait croisé au château de Réor. Tous semblaient… déguisés. La plupart portaient des barbes courtes, coupées pour souligner leurs mâchoires, alors que d’autres cachaient sous une impressionnante quantité de poils des visages qu’on devinait trop fins. Contrairement à la simplicité des tenues de la plupart des dames, c’était, chez les Messieurs, un festival de bottes compensées et d’épaulettes, qui mettaient en valeur leurs attributs virils dans une parodie grotesque.
Sylve observa un gonze qui barbouillait un mur de colle pour y placarder des avis de recherche – des membres d’une secte coupeuse de couilles, déchiffra-t-il. Comme quoi, certains clichés ne venaient pas de nulle part !
Au moins, les autorités essayent de les arrêter.
L’afficheur portait une chemise sans manches qui dévoilait des bras exagérément musclés mais replets. Des formes à visée esthétique, acquises en maltraitant son corps à coups de sports vaniteux, et non en l’utilisant, que ce fût au combat ou aux travaux manuels.
C’est écœur…
Un souffle se fit entendre à sa droite et il se retourna. Il y avait là deux mi-femmes aux membres trop longs, dont une crachait une fumée bleue suspicieusement étincelante, au grand plaisir d’un groupe de gniards émerveillés. Il écarta les mirettes.
— Il y a une certaine tolérance, ici, fit la voix de Lévain, et il pivota la tête pour le confronter.
— Mon S… Lévain. Il s’agit là de magie ! Si le roi savait…
— Le roi sait. Et je pourrais en faire autant avec des poudres. Scientifiquement.
— Mais ce n’est pas ce qu’elles font.
— Prouve-le, ricana le pécore. Et dénonce-les. Ça nous fera de l’animation.
Sylve avait autre chose à glander que balancer les contrevenants, mais n’aimait pas trop qu’on se paye sa gueule. Cependant, il semblait que les moqueries étaient, avec les remarques acerbes et les crachats dégueulasses, tout ce que Lévain savait produire. Il lui rappelait les gosses avec qui il avait grandi. Grossiers, nombrilistes… des bêtes, qui s’abaissaient encore en dessous des mi-hommes et aimaient s’en prendre à ceux qui avaient eu assez de couilles pour sortir de leur condition. Mais ce petit gueux était suffisamment malin pour s’être hissé au rang de cadre de guilde. Quelle était son excuse, pour toujours se complaire dans une telle vulgarité ?
Il sentait bien que le chiqueux le provoquait, mais avait du mal à deviner pourquoi. Il était à sa merci, et devait même, pour l’instant, se reposer sur lui pour une chose aussi simple que se repérer. Pourquoi s’aliéner un prisonnier dont la vie de son patron pouvait dépendre ?
Il fut distrait par le son d’un violoncelle. Un air guilleret…
La balade du Fringuant. Chanson traditionnelle de Landor. Composition à cordes pincées, qui se joue généralement sur une guitrene. Cet instrument-là… Une sacrée qualité. Un Brenius. Ou au moins un Carnissi.
… auquel l’artiste réussissait à donner de la gravité. Une profondeur, même.
Une émotion si…
Sylve laissa ses arpions le porter en direction de la musique, négligeant Lévain qu’il sentit lui emboîter le pas en silence.
Enfin.
Je lui aurais fait sauter la trogne, à ce sale con, s’il m’avait empêché de profiter de ça.
Il marcha une minute avant d’identifier la source de la mélodie.
Ils se trouvaient dans un jardin, ou plutôt une cour murée remplie d’arbres et, quand le soleil baigna son visage, il inspira profondément. Malgré l’enceinte, la sensation du vent sur sa peau et les multiples odeurs du verger – car il y avait là des fruits consommables – lui fit un bien immense. Il reconnut le parfum des poires, des fraises et d’un agrume qui ne poussait pas à Landor à cette saison
La sidule, ou petite grenaille.
et compris pourquoi les végétaux étaient importés ici à prix d’or.
Cette pensée, cependant, fut chassée par la musique. Maintenant qu’il en était aussi proche, il se sentit le besoin impérieux d’écouter en silence. Il donna une pichenette à un insecte qui bourdonnait trop près de son oreille, et identifia sans s’y intéresser les remarques admiratives de personnes – trois à droite, autant à gauche, au fond du jardin – qui l’avaient vu zoquer la bête sans y jeter un œil. Il passa sous une branche d’un arbre à longues feuilles rosées – connais pas. Sent le miel. Un cousin du Résinia – et le musicien – la musicienne – fut enfin dévoilée.
Tout d’abord, elle ne fut qu’un amas de cheveux noirs, tant ces derniers captaient le regard. Elle les portait longs, raides, et libres à l’exception d’un bandeau de perles ocre. Ses doigts sveltes pinçaient les cordes d’un violoncelle dont elle avait abandonné l’archet sur un banc de pierre. Elle avait la peau très pâle, les membres gracieux, et un visage très jeune, d’une grande délicatesse malgré son nez légèrement crochu qui, loin de l’enlaidir, soulignait la perfection qui l’entourait. Ses lèvres teintées de rose affichaient un fin sourire qui illuminait ses traits. Sylve n’avait jamais beaucoup regardé les femmes. L’idée même de détailler ces corps et ces visages lui paraissait incongrue, et il ne s’y résolvait que sous l’impulsion des autres Messieurs, et dans le but de parfaire son expertise plutôt que de se régaler. Mais, comme il lui semblait inconcevable d’ignorer la beauté de la musique, il lui parut inadmissible de ne pas contempler une telle créature. Elle haussa un sourcil délicat, cligna des paupières au-dessus de ses jolis yeux noirs et tourna lentement la tête dans sa direction. Croisa son regard. Marqua un arrêt. Ses doigts hésitèrent sur les cordes. Ses lèvres, qu’il devinait douces et humides, s’entrouvrirent et il retint son souffle lorsque sa voix grave résonna entre les murs blancs :
— Attention à la fente !
Le temps reprit son cours normal quand Lévain lui arracha à moitié le bras. Il faillit brailler comme un goret quand la douleur lui déchira le flanc. Des éclairs dansaient encore la gigue devant ses mirettes lorsqu’il se dégagea d’un mouvement qui aurait envoyé valser le chiqueux s’il lui avait lâché le poignet. Lévain cria :
— Aïe ! Mais aïe ! Sans déconner !
et Sylve le libéra immédiatement.
— Mon Sieur, je… vous prie d’accepter mes plus humbles excuses. Il m’est apparu que…
— Il t’est rien apparu du tout, c’est bien le problème ! Et arrête de m’appeler « mon Sieur » !
— Allons, allons, Lévain, fit la femme. Que d’agressivité envers un homme que tu as empoisonné.
Reproche de façade, mais amusement véritable. N’essaie même pas de le cacher.
Grande complicité avec Lévain.
Sylve salua la nouvelle hypocrite d’une de ses plus belles révérences de factotum.
Pied en avant, pointe seule au sol, flexion, agiter le chapeau de gauche, puis en haut, puis de droite.
Pas de chapeau, mais ce n’était pas la première fois qu’il devait s’en passer. Il fit claquer ses doigts avec une élégance virile issue d’années de pratique. La jeune femme battit des mains pour souligner son appréciation :
— C’est pittoresque ! s’exclama-t-elle.
Sincérité de l’admiration.
Mais l’excitation est feinte.
Elle s’amuse toujours.
Donc, en gros, elle se paye ma gueule.
Pourquoi est-ce que je trouve ça charmant ?
— Ouais, confirma Lévain. Pittoresque. Autant que les fentes. [Il jeta un regard acéré à Sylve :] Ne me dis pas qu’on ne t’en a jamais causé ?
Grand Livre de la Géographie Évolutive de Civilisation, chapitre trois, sous-chapitre A : « Géographie et géologie de la baronnie flottante » : « Malgré la remise en état régulière de ses pavés, le sol de la baronnie flottante demeure instable. En témoigne la formation constante de “fentes”. Ces zones humides, échappant aux efforts de l’homme pour les éliminer, constituent des pièges redoutables, capables de dévorer en quelques secondes les voyageurs inconscients. Des légendes avancent que c’est à elles que l’on doit en réalité nombre des disparitions imputées aux autorités de Grish durant le Siècle Noir ».
Sylve avisa l’emplacement sableux auquel Lévain l’avait soustrait. C’était un vague trou bouillasseux, de deux pieds de diamètre à tout casser.
— Lévain, je vous remercie pour votre assistance, et vous prie de pardonner la violence de ma réaction. Vous admettrez cependant, je le suppose, que ceci ne présentait que peu de risque de m’engloutir.
Le chiqueux garda la mine sombre lorsqu’il décrocha une poire d’une branche basse.
— On a investi des fortunes en médicaments, vêtements et poison sur vous, déclara-t-il en mordant le fruit juteux. Ce n’est pas pour que vous alliez stupidement vous péter une jambe. Mais de toute façon… Bougez !
Il lança le reste de la poire vers la fente et tout le monde fit un pas de côté. Sylve suivit le mouvement.
— Lévain ! soupira la musicienne.
Le fruit s’écrabouilla sur la fente, qui s’effondra immédiatement. Le sable et la pulpe disparurent dans un tourbillon. Quelques secondes plus tard, il ne subsistait qu’un trou que l’on devinait, même à distance, profond. Sylve amorça un pas en avant, mais Lévain le retint de nouveau, cette fois d’une simple main sur l’épaule.
— C’est pas fini.
Il y eut un bruit sourd.
Et le sol craqua.
En quelques secondes, la faille quintupla de volume, engloutissant feuilles mortes, pavés, et un buisson.
— Céleste, renchérit Lévain avec son sale sourire provocateur.
Étonnement, la jeune femme sembla apprécier, mais Sylve avait tout d’un coup d’autres préoccupations.
Céleste Armanville ?
La plus grande musicienne de Civilisation ?
La sœur de Thélban Acremont ?
Loquet avait tant bavé sur ces deux-là !
« Tu penses que je suis un vicieux, Sylve. Si, si, ne le nie pas. J’ai vu ton regard quand je bécotais la demoiselle de Lugnon. Mais les jumeaux Armanville ! Terre Mère, ce qu’on raconte ! »
La musicienne haussa les yeux et passa une main délicate dans les épaisses tresses grasses de Lévain avant de se lover contre lui. Elle ajouta avec un soupir :
— Ne casse pas la baronnie, s’il te plaît. Les citoyennes n’apprécieront pas, et je doute qu’elles soient aussi sensibles que moi à ton charme.
« Sérieusement, Sylve ! Je ne sais pas si une telle audace mérite des applaudissements ou des huées. La rumeur dit que cette dévergondée fricote avec son frangin ! »
Eh bien ! s’exclama mentalement Sylve en observant le couple le plus mal assorti qu’il avait jamais rencontré. Apparemment, même Loquet a parfois des informations à la ramasse !
C’était presque satisfaisant.
Il en oubliait cette histoire de fentes. Mais une voix le ramena à la réalité :
— Elles semblent sèches mais, si vous les regardez attentivement, vous apercevrez une brillance caractéristique. Il est rare de les trouver dans les rues, car les citoyennes entretiennent le pavement, mais méfiez-vous tout de même. Ouvrez bien l’œil dans les jardins, et faites tout particulièrement attention si vous vous approchez de la côte ou des plages intérieures.
Le jeune homme qui venait d’intervenir avait des cheveux noirs, courts et raides, et une barbe légère sur un visage triangulaire. Il portait une de ces stupides chemises décolletées à épaulettes, dans le pur style des fiottes grishiennes, et ses manières efféminées remettaient une couche de ridicule. On aurait dit une souris déguisée en lion. Il s’avança vers Sylve à petits pas précieux – qu’est-ce que c’est encore que ce mec ? – et inclina la tête pour accrocher ses mirettes, un vrai sourire de satyre aux lèvres. Derrière lui, à moins d’une lame de distance, se tenait Racine.
Tu es là, mon salopard.
Ne crois pas que je t’ai oublié.
Il est temps de t’étudier un peu mieux.
Trentaine ? Quarantaine ? Plus ? Merde, j’ai rarement autant galéré. Peu importe, c’est un détail. Regard étroit. Aussi fixe que ta dégaine. Un balai dans le cul qui doit tromper pas mal de monde. Mais je les vois, tes micromouvements. Je vois que tu parcours le jardin des mirettes et que rien ne t’échappe.
Garde du corps.
Donc…
Sylve rendit son regard à la jeune lope et s’inclina :
— Sieur Acremont.
Thélban plissa les mirettes, qu’il avait déjà étroites, à l’image du reste de sa physionomie.
Nez fin, lèvres délicates, peau lisse, membres plutôt gracieux, air vaguement intelligent… Quel gars ordinaire !
— Monsieur le factotum.
Lévain intervint :
— Guéri, à notre merci, et apte au service. Fais juste gaffe à ses côtes.
— Est-il à la hauteur de sa réputation ?
— Il a battu Constance alors qu’il était blessé et à moitié délirant. Je crois que même Racine ne s’en serait pas sorti. Ils l’ont eu par la ruse.
— C’est malheureusement la stratégie favorite de nos ennemis.
Un mouvement à droite.
Sylve pivota sur ses appuis et flanqua une mandale dans la face de son assaillant.
Déséquilibré.
Il se retourna complètement et acheva l’homme d’un mouvement de coude qui l’envoya dans les jambes d’un second adversaire, ce qui lui permit, d’un bon coup de talon, de défoncer le diaphragme du troisième.
Juste en dessous. Ne pas le buter.
Aïe.
Mes côtes !
Connards ! Qu’est-ce qu’il vous faut ?
Il entendit le gonze chercher un souffle poitrinaire, et aurait pu deviner sa panique même sans celle qu’il lut dans les mirettes de numéro trois…
Saisie. Éminence thénar sur os temporal.
… avant de le flanquer au tapis.
Le gars s’écroula, le regard vitreux, alors que Sylve, d’un balayage, mettait au sol un dilué à la gueule de poiscaille et à la peau visqueuse.
Mes côtes, par la Terre Mère !
La chose tomba dans un vieux « floc », et Sylve ne prit pas la peine de sortir sa hache. Une pogne sur la dague, il posa la plante de son pied sur le torse offert. Le dilué, vaincu, écarta les pattes – palmées – et un « clap-clap » appuyé retentit dans le jardin.
— Quatre adversaires armés et pas une goutte de sang ! Bravo !
Thélban.
Sylve fit un pas en arrière et tourna ostensiblement le dos à sa victime. C’était le moment de se la raconter un peu :
— Ils avaient des armes ?
Céleste rit.
Un son cristallin.
Lévain l’imita.
Un grognement de cochon.
Thélban lui sourit.
— Eh bien, Monsieur le factotum. On dirait que nous n’allons pas vous laisser crever.