An 17 du règne de Kolban le Roux.
— Petite perte.
Lacian sourit en renversant le pion de Sylve. Plus qu’une demi-diagonale entre son général et son dernier baron. De là, atteindre son roi ne serait plus qu’une formalité. Bien sûr, Sylve avait aménagé des pièges. Trois des coins du pentagone étaient à lui, et il occupait une bonne partie du centre. Mais les pièces de son adversaire, qu’il avait d’abord crues dispersées, tissaient une foutue toile d’araignée sur les cases triangulaires. Lacian obtiendrait la victoire au prix des trois quarts de ses pions, mais elle serait à lui, sans le moindre doute possible, s’il ne rectifiait pas le tir dès le prochain coup.
— Tu trembles, mon guerrier ? s’enquit le ménestrel en s’étirant le dos.
Il n’avait toujours pas l’habitude de jouer assis par terre, et changeait de position – en tailleur, à genoux, de traviole sur le cul – toutes les trois minutes. Sylve, lui, aimait ça. C’était une des rares situations qui lui permettait de regarder un autre gus dans les mirettes sans avoir à les lever.
« Mon guerrier »… Je te jure !
Petit con. Tu es bien le seul qui peut me parler comme ça sans perdre une oreille.
Sylve se marra intérieurement, mais ne répondit pas. Lacian n’attend que ça. C’était un putain d’adversaire. Combien de temps parviendrait-il encore à le battre ? Depuis un an qu’ils jouaient presque tous les jours, il ne menait que de quatorze pour cent. Une proportion qui s’amenuisait chaque mois. « Le champ de bataille est un divertissement d’érudit », répétait Madame Indulgence. Lacian n’en était pas un. Il n’avait pas étudié les parties archivées, ne connaissait pas toutes les bottes et coups fourrés, et ses stratégies tournaient plus ou moins autour des quatre fondamentales, celles qu’on enseignait à tous les gamins nobles : offensive, défensive, élitiste ou sacrificielle. Mais il les mélangeait et, surtout, en changeait sans arrêt, ce qui en faisait un joueur très difficile à saisir. Les facultés d’adaptation de ce fils de pute étaient sacrément déstabilisantes, jusqu’à ses attitudes, qui variaient de manière chaotique : en cet instant, il se montrait provocateur et séducteur, ce qui, contrairement à ce que pouvait laisser penser son image publique, était une rareté. Lacian tentait, Lacian distrayait, Lacian draguait… mais pas lorsqu’il faisait une partie de champ de bataille. Non, dans ces moments-là, il devenait froid, calculateur… Bref : tout à fait sérieux. Il s’était même pris la gueule, le mois passé, avec le Sieur de Ciste, à ce sujet. Le vieux noble, croyant lui faire une faveur, avait osé proposer un tournoi sans mise. Sacrilège ! Le jeu était, avec la religion, un des rares sujets sur lesquels Lacian ne déconnait pas.
Alors qu’est-ce qu’il t’arrive, aujourd’hui ?
Sylve envisagea d’avancer sa dame. C’était le mouvement le plus intelligent ou, à ce stade, le moins débile : il lui permettrait de gagner du temps, et d’utiliser son drac pour bouffer le dernier chevalier de son adversaire. Pas moyen que Lacian s’en sorte avec uniquement des éléments défensifs, quel qu’ait été son plan vicelard. Il s’accorda tout de même un balayage de mirettes du plateau.
Oh.
Les trois guildiens qui restaient à Lacian. Apparemment en soutien de sa propre dame, mais en réalité…
Embuscade.
Petit enfoiré.
Si j’utilise ma dame, en deux coups ils encerclent mon drac, au troisième ils me le prennent.
Oh, le tordu !
Sylve sourit.
Lacian également.
Sylve hésita. S’il plaçait son général entre celui de son adversaire et son roi, Lacian n’aurait pas le choix et devrait bouger ses guildiens.
Et toute sa stratégie serait flanquée par terre.
Ce qui ne m’assurera pas la victoire, et je prie la Terre Mère pour qu’il ne m’ait pas collé un autre piège du genre quelque part, parce qu’avec juste mon drac en pièce offensive, je serai bien dans la panade…
Mais il gagnerait du temps.
Il bougea le général.
Lacian sourit encore plus, et ses dents blanches illuminèrent son visage viril. Ce charme était la principale raison pour laquelle le seigneur de Réor l’hébergeait depuis tout ce temps.
Le talent poétique et la foi ont bon dos. Personne ne résiste à ce mec.
Personne n’essaie.
— Joli, Sylve ! s’exclama enfin le ménestrel. Ne te l’ai-je pas toujours dit ? Les guildiens sont l’autorité la plus puissante de Civilisation !
— Tsss, tsss, se contenta de désapprouver Sylve. [Le regard vermillon de son vis-à-vis pétilla et il n’eut besoin de rien de plus pour le faire enchaîner :] Sieur ménestrel, voici un exemple de blasphème qui te fera pendre plus sûrement que tes fantaisies religieuses.
Lacian grimaça. Il n’était pas vexé. Pas vraiment. Plus…
Déçu.
Déçu du coup bas.
Sylve remercia ses facultés de factotum de l’empêcher de rougir, et dut les mobiliser quand Lacian pencha la tête en arrière et éclata de rire.
— Sylve, Sylve ! s’exclama-t-il entre deux hoquets, ses boucles blondes dans la figure. Ne sois pas gêné ! C’était une bonne vanne, par la Terre Mère !
Sylve conserva sa mine neutre, et se demanda comment le ménestrel avait compris ses sentiments. Il n’avait rien laissé paraître sur sa tronche, il en était certain. Ce qui signifiait que le petit malin avait deviné ce qui se passait dans son crâne.
Des gens étaient morts, pour avoir menacé un factotum. Et rien ne menaçait plus un factotum que de se savoir percé à jour.
Tu as de la chance de ne pas être mon ennemi, Lacian.
Le ménestrel réordonna sa tignasse, mais une mèche folle lui échappa et se mit à danser devant ses mirettes dès qu’il bougeait la tête. Or, il ne tenait pas en place. Sylve, qui avait l’habitude de rectifier l’alignement de tous les couverts et de redresser le moindre cadre pas droit, avait envie de la glisser lui-même derrière son oreille.
Oui. Fais ça. Ça va pas du tout être gênant.
Quoique… Il n’était pas certain que Lacian s’en serait formalisé.
Depuis des mois qu’ils s’étaient rapprochés… Ou, plus exactement, que le gonze lui avait collé aux basques pour mieux l’observer comme un animal exotique et, à force d’humour et de provocations, avait fini par lui arracher un sourire…
Quand il m’a parlé des caisses que lâche mon employeur dès qu’il fait froid, se rappela-t-il, réprimant un nouveau désir de ricaner. Je devrais avoir honte.
… Depuis des mois, donc, ce mélange de virilité et de gentillesse du ménestrel n’avait jamais cessé de le surprendre. Lacian avait le menton carré, le regard fier, était plus large d’épaules que quelques chevaliers, et souvent plus vulgaire qu’un patron de bar à putes. Mais il était aussi… attentif aux gamins (il avait relayé Dame Douce auprès de Justan et Bienséance, au mépris des quolibets), capable de laisser couler ses larmes au son de ses propres mélodies (son interprétation faisait dresser les poils des plus bourrins de l’assemblée), et, entre deux vannes, d’une écoute plus sincère que bien des confesseurs. Sylve n’était pas sûr de toujours apprécier ce contraste, mais il participait à sa fascination. Il fallait bien l’avouer : le ménestrel était le premier humain, depuis son arrivée à l’école et sa rencontre avec Madame Indulgence, puis Martan, à soulever son intérêt. Mieux : à lui donner envie de le connaître.
Parce qu’il a l’air de se cogner comme de sa première chiasse de ce qu’on pense de lui.
— À quoi rêves-tu, mon guerrier ?
— Sieur ménestrel, à toi-même.
Lacian sourit de nouveau. Les lèvres fermées, cette fois.
— Vraiment ?
— Je songeais à ton influence en ces murs.
Normalement, quand un factotum te posait une question du genre, tu commençais à baliser. Sylve ne croyait pas une seconde que Lacian fut un espion. Un arriviste, oui, qui compensait un talent discutable, par un bagout de tous les diables. Mais fayotter n’était pas considéré comme un défaut dans sa profession, et les artistes qui y parvenaient avec une telle grâce voyaient toutes les portes s’ouvrir devant eux. Reste que, innocent ou pas, il était de bon ton d’au moins faire semblant de flipper face à la suspicion d’un gars dont la parole ne serait jamais remise en cause, et qui pouvait vous faire flanquer en taule, ou vous buter lui-même si l’idée lui passait par la trogne. Lacian, lui, se contenta de tendre le bras pour attraper un bonbon sur une table basse, puis de jongler avec, entre ses doigts, puis ses dents et sa langue, avant de répondre :
— Elle m’a beaucoup rapporté. En monnaie sonnante, et en amitiés.
Sylve se racla silencieusement la gorge.
Ne le laisse pas te flatter !
— Mes pairs déploreraient ce résultat.
— L’École en a quelque chose à foutre de moi ? Je suis honoré.
— Sieur ménestrel, cesse donc tes agaceries ! L’École déplorerait le temps que je passe, dans ma chambre, à jouer avec un saltimbanque au lieu d’affiner l’usage de ma hache, de réviser ma littérature et mon héraldique, d’accumuler de nouvelles connaissances au sein de la bibliothèque que mon employeur met généreusement à ma disposition, de pratiquer mes gammes…
— Sur ce dernier point, je peux t’aider.
— Ha ! Sieur ménestrel, pardonne l’honnêteté qui m’assaille, mais tu n’ignores point que mes talents musicaux surpassent les tiens.
— Mais tes concerts sont chiants comme la bruine, Sylve !
Ces mots lui coupèrent la chique, et Lacian éclata de nouveau de rire.
— Sieur ménestrel, comment oses-tu ? s’exclama enfin Sylve.
Mais le cœur n’y était plus.
— Lacian, Sylve. Sans déconner ! Mon nom est Lacian, pas « ménestrel ».
— Je ne fais que te témoigner mon respect.
— Non ! Tu m’affubles d’un titre et d’une fonction qui nient mon individualité.
— Oh ? À ce point ?
— Oui, à ce point ! Et ma personnalité est mon plus grand talent, mon guerrier ! Alors reconnais-la. Admets mon caractère, distingue ma flamboyance ! Allez, allez !
— Ça va bien, oui ?
— Oh ! « Ça va bien, oui ! » Une phrase spontanée ! Un idiome ! Terre Mère, Sylve, un idiome ! Non, ne rougis pas ! Sois fier ! Tiens, prends un bonbon en récompense !
Le bras de Lacian passa de la table basse aux lèvres de Sylve, et manqua flanquer en l’air le plateau du champ de bataille.
— Attention ! protesta Sylve en riant malgré lui. [Au lieu de repousser la main tendue, il cacha son visage.] Écarte-toi, espèce d’inverti ! Que t’arrive-t-il, aujourd’hui ? Tu n’as aucune limite !
— Repousse les tiennes, Sylve ! Celles du langage, et les autres !
Il continua de se défendre mollement, et, quand le bonbon parvint à sa bouche, l’ouvrit. Les doigts de Lacian effleurèrent à peine ses lèvres avant de se retirer, et il décida d’oublier le frisson qui l’avait parcouru.
Terre Mère ! Il a raison. Je suis d’une pudeur de jouvencelle !
— Repousse les conventions, Sylve. Regarde le monde, regarde les gens pour ce qu’ils sont ! Comment je m’appelle ?
— Tu es imposs…
— Comment je m’appelle, Sylve ?
— Lacian ! Lacian, par la Terre Mère ! Là, es-tu satisfait ?
— Oh oui ! Oui, Sylve, je le suis ! Tu admets qui je suis, bientôt tu me reconnaîtras !
Sylve n’était pas certain de piger en quoi appeler Lacian par son nom, qui lui avait été imposé, en disait plus sur son être profond que se référer à sa fonction, qu’il avait choisie. Mais il était bon de rire, et d’oublier un peu les usages, dans l’intimité de cette chambre, avec ce gonze allumé qui avait le don d’abattre les barrières autour de lui.
Lacian se reconcentra sur le jeu et déplaça un de ses guildiens.
— Général à terre, commenta-t-il en retirant la pièce du plateau.
Sylve enchaîna en mettant son roi à l’abri. Le ménestrel accompagna sa réflexion d’un grattement de menton, puis fit reculer un pion qui, le général pris, ne lui servait plus à rien :
— Mais sérieusement, Sylve, murmura-t-il. Ne t’inquiète pas de mon influence. Je n’ai pas l’intention de passer ma vie à la cour de ton employeur.
Sylve suspendit un instant son geste au-dessus de son drac et, en déplaçant enfin la pièce, espéra que Lacian ne s’en était pas aperçu.
Bien sûr qu’il n’a rien vu ! Il faut que j’arrête de parer ce gars de qualités surnaturelles. Il n’a pas des yeux de factotum !
Il parvint à afficher une belle neutralité pour répondre :
— Tu as de plus gros poissons en vue ?
— Haha, pas vraiment ! Je n’anticipe pas les opportunités, je les saisis. Mais tu as remarqué que quelques nobles commencent à me regarder de travers, et le couteau dans le dos ne me va pas au teint.
— Les rumeurs dont tu fais l’objet sont intolérables. Mon employeur, loués soient son nom et sa sagesse, ne saurait rémunérer ses artistes qu’avec le plus grand discernement !
— Bah ! J’ai l’habitude des jaloux ! Mais le voyage fait partie du métier. Je reste parfois quelques mois, ou plus, dans un coin, quand j’y suis particulièrement bien accueilli, ou que les gens m’intéressent suffisamment, mais, tôt ou tard, il me faut repartir à la recherche de nouvelles inspirations. [Il lui jeta un regard furtif.] Ne t’inquiète pas, mon guerrier, il me faudrait bien des mois avant de me lasser de toi. Et je reviendrai te voir !
Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? voulut cracher Sylve, mais il sentit un poids se soulever de sa poitrine.
— Tu as une bien haute image de toi… Lacian, dit-il à la place.
Le ménestrel releva la tête, et planta ses mirettes vertes dans les siennes. Il n’y avait plus de provocation, dans ce regard. Juste une sympathie réelle.
J’ai un pote.
Non. Pas un pote. Bazar, j’ai un véritable ami ! Je ne sais même plus depuis combien de temps…
Les lèvres de Lacian s’entrouvrirent et Sylve y demeura suspendu.
— Perte.
De quoi donc ?
Il abaissa les mirettes sur le plateau. La dame de Lacian, profitant du chemin libéré par le guildien, avait balayé son baron.
Les pièces en embuscade n’avaient pas eu pour but de menacer son général, mais bien de protéger la dame qui l’empêchait maintenant de prendre le drac de son adversaire.
Et l’obligeaient à ouvrir la voie.
Son roi était sans défense. Dans deux coups, il aurait perdu.
Petit vicieux.
Lacian ricana.
Foutu salopard.
Sylve retira son roi du plateau.
— Armistice, annonça-t-il, et il pouffa à son tour avant de réaliser…
Six parties d’affilée que Lacian gagnait.
Après s’être fait latter aux deux précédentes, pour avoir aligné une palanquée de tactiques grossières, et de tentatives plus ou moins adroites de déstabiliser son adversaire.
Depuis seize ans que Sylve estimait maîtriser le champ de bataille, il n’avait jamais connu un tel renversement.
Nul besoin de se livrer à de savantes statistiques pour deviner qu’on l’avait testé.
Ce fut donc avec un mélange de choc et d’admiration qu’il articula :
— M’as-tu laissé gagner la partie d’avant ?
— Moi ?
— Toi ! Et la précédente ? As-tu sacrifié deux victoires pour mettre au point une tactique qui profiterait des fragilités de mon jeu ?
Et de mes faiblesses mentales ?
Brillant enfoiré !
Lacian lui adressa un autre de ses sourires blancs, et saisit un nouveau bonbon.
Tes chicots ne vont pas refléter longtemps le soleil, à ce rythme-là.
D’un geste lest, il lança la sucrerie dans sa bouche, et ricana :
— Voyons, mon guerrier ! Je suis un tenant de l’ancienne foi, et tu sais fort bien qu’il nous est interdit de tricher. Ne te blâme pas : j’ai employé un jour cette technique, avec succès, face à un joueur de métier, et elle n’a fonctionné que parce qu’il me sous-estimait. On ne le répétera jamais assez, mon guerrier, et c’est valable dans la plupart des métiers : la naïveté est une faute professionnelle.