C’est à ces histoires-là qu’on doit les larmes qui nous montent aux yeux dès Bar-le-Duc, quand nous prenons les chemins de la mémoire qui furent longtemps les chemins de la guerre. Monter à la mémoire, pour moi qui suis né à quinze ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire à un grain de sable, à un très court instant, à pas même une génération de l’achèvement du très long conflit entamé en 14, c’est monter à la guerre. Presque cent ans après, laissant à leur sommeil les cinq gars du hameau qui sont tout ce qui reste de nos aïeux brisés, j’ai donc rejoint l’Allemagne, dont je ne connais pas la langue. Sans larmes mais en portant les noms d’or sur les plaques. Je suis à Cologne, je voudrais bien désormais penser dès Bar-le-Duc, non pas pleurer. Il se peut que j’aie à faire cela, le lien entre l’émotion de madame Jean et le détachement des étudiants des programmes Erasmus qui visitent Dachau comme nous Pompéi, emplis de révérence et de solennité, avant que tout cela ne sombre. Je regarde le garçon allemand qui me fait face, je l’ai saisi par la nuque, il est bien entendu que c’est de plaisir qu’il s’agira entre nous. Je le dévêts en silence, nous sommes aux premières mesures d’une cérémonie du corps. Je vais faire de ce corps l’objet de ma jouissance, il me mettra hors de moi, mais je mesure comme jamais que chacune des étapes du chemin qui nous mène à l’étreinte, à la sueur, aux larmes, à la salive, au foutre, peut tourner au calvaire, s’ouvrir sur la souffrance, la contrainte et la force, résoudre en sang l’espoir qu’on y avait placé. Cela ne tient à rien d’autre qu’une intention soudaine servant, en lieu d’un désir plus ou moins ordonné, une ambition retorse, un besoin d’absolu, une chimère folle où se glacent les sens, parfois une simple idée.

 

Maintenant je veux savoir son nom, car il est entendu que le tumulte historique qui agite ma raison, et peut-être la sienne, sera, ce soir, endigué, contenu dans les limites que nous lui fixons dans l’ordinaire des jours pour pouvoir continuer à avancer, dans les livres et dans l’art, dans les prières, les vœux et les regrets. Je veux savoir ton nom – et mon geste retient, pour un instant encore, la chemise entrouverte. Name ? Andreas. La chemise est au sol. Andreas torse nu devant moi, avec comme un déséquilibre entre les deux épaules, quelque chose de noueux, au centre, qui renferme la force, un tableau peu aimable mais si précisément construit que je redouble d’envie et d’attention. Ce n’est pas un corps d’aujourd’hui mais un corps de peinture, c’est-à-dire un corps de toujours, venu des très vieux temps. L’époque où nous sommes ne consent à les voir que dans les musées, les détaille chez Caravage, les discute chez Greco, sans songer qu’ils venaient de la rue où ils se tiennent toujours, d’autant plus émouvants de revenir à nous dans de telles lumières…

 

Comment vais-je poser ma main sur ton corps, Andreas ? Il se rapproche un peu et ôte ma chemise, nous sommes pleins et prêts. De nous être longtemps retenus, dans un silence et une contemplation suspendus à la surprise et au plaisir, provoque à cet instant une sorte de tumulte, et nous nous empoignons, par les bras, par la nuque, par le torse et les reins. Voilà comment tu prends mon corps, Andreas : de toutes parts, car l’ivresse t’a gagné comme elle m’a gagné moi, et j’accepte les acrobaties que ton ardeur soudaine m’oblige à faire. Tête penchée en arrière, mains cherchant un appui, trouvant un mur, bientôt le sol, quelle souplesse ! et tes dents se plantent dans la peau de mon ventre, un peu de brutalité sourd de tes agissements, elle me va, elle cadre avec ton torse et ton silence, et je comprends que là tu voudrais bien m’ouvrir, non tant en métaphore, d’un coup de rein, mais déchirer ma peau en espérant trouver, derrière la peau, le muscle et les irrigations ce que cache mon âme française et apaisée. Voilà comment je prends ton corps, Andreas : allongé sur le sol je ramène ta bouche qui traînait sur mon ventre, je la hisse à la mienne puis j’encercle ton dos, m’arrime à tes épaules, serre à en perdre haleine l’heureuse tresse de muscles où gît ce que tu es, où bat ce que tu veux. Si je pouvais tout entier t’absorber dans un désir dément de gagner ton essence et ta vitalité, ficher dans mes entrailles cette magnificence sans âge et sans destin, j’aurais sans doute gagné, et l’Histoire avec moi, un peu de cette paix si douce à nos épaules quand nous la rencontrons.

 

Voilà comment nous nous mêlons : ceci est notre corps, prenons-le pour en jouir, prenons l’autre pour aimer et retournons au vent. Mais s’il fallait que je noue Andreas autour d’une colonne, le hisse sur une croix, l’enterre, l’emmure vivant ou le jette au cachot, comment m’en saisirais-je ? Mais s’il fallait qu’au fond d’une tranchée d’Argonne, une rue de Stalingrad, nous nous rencontrions pour nous éliminer, à mains nues et sans larmes, où irions-nous d’abord : au cœur, au souffle, à l’âme ? Cette phrase de Julien Gracq dans ses Manuscrits de guerre : « Peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire que deux troupes s’approchent l’une de l’autre avec quelque chose de la curiosité ambivalente de l’amour. »

 

Je laisse Andreas dans la nuit de Cologne, là où je l’ai trouvé cet après-midi même, sur l’incertain parvis qui isole la cathédrale du pêle-mêle urbain qui l’entoure, indéchiffrable mais plutôt gai, insolent, oublieux semble-t-il du déluge de fer par quoi se termina, ici comme à peu près partout dans le pays, la geste meurtrière, l’épopée délirante des pères et mères nazis de mon amant d’un soir. Je rentre me nicher sur les terres de calcaire où je me suis fixé, d’où j’ai osé descendre pour aller voir un peu d’où nous venaient ces guerres, le pays des Allemands, Deutsch Land.