Je fais parfois aussi des choses moins insensées, plus ouvertement touristiques. Je suis ainsi allé à Malte pour voir, de mes yeux voir, le tableau de Caravage qu’abrite l’oratoire de la cathédrale Saint-Jean de La Valette, La Décollation de saint Jean-Baptiste. Ce n’est pas sans rapport avec Andreas. C’est une œuvre saisissante, une leçon de ténèbres. Je n’ajouterai rien à la glose imposante qui entoure et parfois recouvre Caravage, je suis censé ne pas aimer la peinture, au dire de mes amis ! Ceci pourtant : cette toile de très grand format (3,61 × 5,20 m), datant de 1608 (soit deux ans avant la mort du peintre), représente l’épisode rapporté en Matthieu 14, 3-12 : « 3. En effet, Hérode avait fait arrêter et enchaîner Jean et l’avait emprisonné, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe ; 4.car Jean lui disait : “Il ne t’est pas permis de la garder pour femme.” 5. Bien qu’il voulût le faire mourir, Hérode eut peur de la foule qui tenait Jean pour un prophète. 6. Or, à l’anniversaire d’Hérode, la fille d’Hérodiade exécuta une danse devant les invités et plut à Hérode. 7. Aussi s’engagea-t-il par serment à lui donner tout ce qu’elle demanderait. 8. Poussée par sa mère, elle lui dit : “Donne-moi ici, sur un plat, la tête de Jean le Baptiste.” 9. Le roi en fut attristé ; mais, à cause de son serment et des convives, il commanda de la lui donner 10.et envoya décapiter Jean dans sa prison. 11. Sa tête fut apportée sur un plat et donnée à la jeune fille qui l’apporta à sa mère. 12. Les disciples de Jean vinrent prendre le cadavre et l’ensevelirent ; puis ils allèrent informer Jésus. » En réalité, Caravage a choisi d’illustrer l’ellipse que l’évangile introduit entre les versets 10 et 11 du chapitre. Point de tête sur un plateau, donc, mais une exécution comme éclairée par la lune, suspendue juste au-dessus de la veille et au-dessous du sommeil, dans un de ces entre-deux où le poids du réel est, décidément, indécidable. Les mains et les regards des témoins et acteurs de la scène convergent vers Jean-Baptiste étendu dans son sang, dans la cour de la prison. À gauche une servante tendant le plat qui recueillera la tête, une vieille femme se couvrant les oreilles, le gardien désignant le plat, puis tout à fait à droite deux prisonniers penchés assistant à la scène à travers les barreaux de leur cellule, enfin au beau milieu le bourreau penché sur la victime, poignard dans la main droite qui a fait son office, ramenée derrière le dos, et cheveux du Baptiste dans la gauche pour achever de décoller la tête du tronc. Il faut donc en convenir : la mort vient lentement ; elle n’est sans doute pas aussi silencieuse que dans les livres d’histoire, fût-elle de l’art ; si elle est, indéniablement, le fait d’une volonté elle est aussi le fruit d’un geste. Et la toile enregistre le travail du bourreau comme celui de la mort, incarnés tous les deux dans l’entaille profonde par où goutte le sang qui se résout en nom, puisque Caravage a signé du sang du saint, lui qui ne le faisait jamais. On ne saurait mieux faire pour situer les enjeux…
Entre la fin du verset 10 et le tableau tel qu’on le voit, Jean-Baptiste a été mis à terre, sans doute par le bourreau, peut-être aidé par le gardien, encore qu’on ne l’imagine guère tremper dans ces manœuvres. Il est trop bien vêtu, ce que ni le bourreau ni le saint ne sont qui sont quasiment nus. C’est d’ailleurs sur leur peau qu’accroche le peu de lumière qui éclaire la scène. Je reviens à ce sentiment très fort de suspension qui émane du tableau. Une fois Jean-Baptiste terrassé, le bourreau penché à le toucher lui a ouvert la gorge, puis s’est un peu levé, et le tableau commence. Il y a sur le visage du saint une sorte de souffrance concentrée, sur celui du bourreau une sorte de détachement paisible, mais pas la moindre trace de haine, de vindicte ou de peur. Ce qui doit être sera, est, puis a été, et nous voilà. Andreas de Cologne avait un corps très proche de celui du bourreau. Dans la cérémonie d’amour nous risquons toujours tout. J’étais sûr du plaisir que nous nous donnerions, et sûr aussi qu’il aurait eu la même délicatesse pour me trancher la gorge que pour me pénétrer, qu’à cela une vibration eût suffi à nous précipiter. Et la servante muette, la petite vieille affolée et le gardien soumis auraient formé cortège pour quitter le tableau et regagner le verset 11, laissant Andreas avec mon corps sans tête et un reste de sang bientôt bu par la terre.
Et s’il avait fallu que je tue Andreas ? Où aurais-je puisé le détachement souverain qui anime le bourreau, dans quelle raison d’État, quel consentement aux lois, divines et séculières, quelle croyance en Dieu, enfin, quel égarement ? À moins que mes yeux d’homme, mon savoir et mes peines, ma condition et mes craintes, une mélancolie portant au fatalisme et une perception du monde infiniment plus verticale et brutale que la nôtre aient donné à mon geste une nécessité, cruelle mais salvatrice, quand bien même avant de le tuer eussé-je goûté aux creux les plus tièdes d’Andreas dans le repli ombreux d’un cachot pourrissant ? Aucune morale, vraiment, ou bien celle des bourreaux, des assassins, de leurs mentors et des guerriers qui depuis que le monde est monde tranchent et percent et bombardent et lardent et coupent, éclatent, ou signent en conscience des ordres de tuerie ?
Impossible de trancher, si j’ose dire. Je m’étonne parfois d’être le siège de telles interrogations, pour la plupart fruit de l’héritage et non de l’expérience propre, alors que tout autour de moi concourt au paisible endormissement des sens, y compris par l’espèce d’érotisation diffuse qui gagne un terrain chaque jour plus étendu. Il ferait mieux de s’envoyer en l’air tranquillement avec des grands gars tout simples, se disent ceux de mon entourage qui trouvent que je travaille du chapeau. En réalité, le grand gars tout simple est une projection, une idée de gens compliqués qui baisent sophistiqué. Andreas et moi sommes de grands gars tout simples qui avons mené notre affaire très simplement, et le détour que j’ai fait par le déplacement à l’étranger, le poids de l’histoire qui m’encombre, l’image d’un corps peint voici quatre cents ans constituent l’ordinaire de ces relations qui se passent de mots et doivent impérativement s’incarner dans le temps, généralement bref, qui leur est imparti, si elles veulent avoir une chance de laisser une trace qui puisse être de quelque utilité dans la suite de nos jours. Autrement dit, si j’ai choisi Andreas pour m’aider à comprendre quelque chose aux strates d’histoire qui s’accumulent en moi, à ce qui traverse le pinceau de Caravage, à ce qui se joue dans l’âme quand les corps se rejoignent, il vaut mieux que nous fassions ensemble un tout petit peu plus que de tirer un coup. Et mieux il m’aidera à mener cette réflexion, mieux je l’aiderai à avancer de son côté, quelle que soit la fin qu’il poursuive avec moi, dont évidemment j’ignore tout.