Parfois je descends aussi du plateau calcaire où je vis pour des destinations plus triviales, me ravitailler, voir du monde, trouver un garçon à aimer, toutes choses quasiment impossibles à concrétiser sur ces hautes terres où ne souffle que le vent qui en été rabat ces longues graminées qu’on appelle cheveux d’ange, en hiver clôt le monde en apportant la neige. De toutes les incongruités que génère la vie que nous nous fabriquons, d’un accord de moins en moins commun, de plus en plus tacite, certes, mais que nous fabriquons, la floraison des longues galeries marchandes à la périphérie des villes n’est pas la moindre, mais elle n’est pas, tant s’en faut, la plus accablante, car il s’y est rapidement inventé des usages plus ou moins détournés qui relèguent de temps à autre leur fonction commerciale au second plan, ce qui est une victoire, modeste mais réelle, sur le rôle d’hommes économiques auquel nous assigne le dieu Commerce qui par ailleurs prospère avec notre actif concours. On peut ainsi, du moins dans les provinces mordues par l’oubli et le givre, terriblement continentales, à Rodez, au Puy, à Mende, à Aurillac, y trouver le pain, le sel, le vin et le garçon qui se laissera convaincre de prolonger ses courses d’une étreinte rapide mais dense, précise, dans le temple même du commerce ou dans quelque bosquet discret des alentours. Puis il regagnera, la chose faite, une petite amie en ville, une ferme isolée à quelques kilomètres, un travail de routine ou une ivresse feinte. C’est à cela que servent à des gars dans mon genre les vallées où l’on vit, l’on échange et l’on passe.

 

À l’entrée de ces temples s’installent souvent ceux qu’on nommait autrefois les pauvres hères, des garçons isolés en compagnie d’un chien, ou plus rarement des filles, et parfois ils sont deux. Toujours jeunes, ils tapent le chaland sur un air d’ironie, rarement agressif et jamais quémandeur. Quelque chose comme une très ancienne fierté les habite, leur rehausse le front, les épaules et la nuque, ils sont hâlés et sales, rapiécés, souvent beaux. J’en ramène parfois un avec moi là-haut, ne lui demande rien. Il a gîte et couvert pour une nuit ou deux, et un temps de parole qu’il peut mettre à profit pour éclaircir le soir de ses récits hachés, dont j’accepte le poids, les pleins et les déliés. Les vides et le silence aussi. Ceux-là aussi ont des corps de peinture, et les visages qui vont avec, ils ont tout simplement quitté les toiles de Raphaël, Mantegna, Lotto, le Titien, Tintoret pour venir faire un tour dans une époque qui leur refuse à peu près tout, ne leur cédant que la vie nue.

 

Et leur corps est témoin de l’errance qu’ils pratiquent, leur histoire s’y inscrit et s’y lit sans un mot. Ils n’ont pour cela pas besoin de le montrer, mais quand cela arrive c’est une confirmation. C’est là que j’ai rencontré Adrien, buté, vaguement soupçonneux sur ce qu’il supposait de mes arrière-pensées, insistant sur le fait que les garçons, non merci, pas pour lui. Je tâchai de lui dire, sans rire mais en sourire, que l’hétérosexualité dont il se protégeait n’était pas un problème, en tout cas pas le mien. Sa méfiance en sourdine, il plongea dans la nuit. Un sommeil sans fond le retint longuement dans ses rets dont il jaillit le lendemain midi comme s’il venait d’échapper, enfin, à une longue traque. Il déboula dans la cour torse nu, presque affolé, aveugle. Celui-là n’avait pas un torse de bourreau mais de saint Sébastien – celui du Greco pour tout dire, verticalement divisé par cette sorte de creux qui d’ordinaire ne se voit qu’au plexus et qui là, naissant à la pomme d’Adam, dégringolait jusqu’au nombril, faisant un homme divisé recueillant sur lui-même en une rigole nue un peu de la souffrance qui animait ses jours –, sur lequel se lisait, parfois se déchiffrait assez difficilement, un parcours de terreur qu’il retrouvait la nuit. Il s’assit sur le seuil et s’adossa aux pierres chaudes de la façade, passa un long moment dont je ne sus jamais s’il était de stupeur ou de méditation, ou d’absence à soi-même plus radicale encore que celle qu’on doit parfois à la folie, l’alcool, l’héroïne ou la gloire. Il me toucha durablement tant il était lisible, triste et beau et lointain, mais plus précis encore, plus tendre, plus orgueilleux que si j’avais passé la nuit à le baiser longtemps.

 

Fils de bonne famille en rupture de ban, il avait filé tôt pour échapper aux pièges d’un père cyclothymique, d’une mère éparpillée, d’un terreau familial où il n’avait puisé que de l’acidité. Très intelligent, il avait extrait de lectures en désordre de quoi aimer le calme, l’envie de voir le monde, l’indifférence profonde à tout statut social. Très isolé, il n’avait pu se lier qu’à d’autres solitaires dont il était certain qu’ils ne lui nuiraient pas. Tout cela en faisait un candidat rêvé pour une fin précoce dans une impasse hallucinatoire, une rixe dont il serait la victime idéale pour des branleurs sans honneur ni morale, un dégagement latéral sur la psychose ou quelque autre péripétie offerte à nos indifférences. Avec cela vingt-cinq ans adossés à la pierre, perdus dans les méandres d’une pensée aussi batailleuse que ses cheveux, et moi devant cloué par le soleil et la contemplation, qui voyais dévaler de ses yeux embués, de ses épaules et rouler sur son ventre, enfin filer au sol, cette enfance vidée d’amour, ouverte au pire. De la pointe de ses épaules à celle de ses hanches se lisaient quelques cicatrices formant récits, et même histoire tant certaines semblaient anciennes qui voisinaient avec d’autres, plus fraîches, encore sensibles aurait-on dit, en écho à la brisure qui avait imprimé – la semaine dernière, m’avait-il dit – à son arcade sourcilière un aspect irrégulier saillant très évidemment sur la régularité qui rythmait son visage. Quand il eut enfin quitté ce sommeil éveillé où il s’était attardé, nous avons lentement fait le plein de haschisch et devisé longtemps dans la chaleur du jour.

 

Chacune de ces cicatrices disait un tourment singulier : le père qu’on voit parfois errer dans la cuisine, un couteau à la main, quand on n’a que cinq ans et qu’on nous a chargé de veiller sur sa vie, avec pour tout bréviaire l’effroi d’être soi-même cible de la stupeur où on le sent glisser ; et les coups de ce père revenu des confins où il s’anéantit, marquant au dos du fils un allant retrouvé, une confiance neuve en ses capacités de dominer sa vie ; le besoin d’en découdre, plus tard, de pousser l’autre dans ses retranchements d’où il arrive qu’il sorte et vous dérouille salement, la cicatrice ayant alors valeur de trophée, témoin d’une façon d’être au monde qui en vaut bien une autre aux yeux de qui la pratique mais horrifie les autres ; ce passage à tabac bien plus sévère qu’un autre que lui aura valu son allure de zonard, et nulle autre raison, par deux décérébrés qui le laisseront pour mort et s’en iront plus loin trouver d’autres victimes de leur brutalité, une fille à violer, ou deux, un pédé à casser, de quoi meubler enfin la longue suite de temps que dresse devant eux leur abrutissement.

 

Comment s’empare-t-on d’un homme que l’on veut battre ? Par les épaules, sans doute, et par surprise, sûrement, afin de le jeter à terre, et là laisser pleuvoir sur lui les coups que distribuent pieds et poings, auxiliaires métalliques et agréments verbaux. Rien là de la cérémonie que la légende noue, et le peintre à sa suite, dans la cour d’une prison pour trancher une tête et l’offrir en présent sur un plateau d’argent à la femme qui danse et ensorcelle un roi…

 

Le corps d’Adrien tabassé gît sous un abribus, il est bientôt cinq heures, l’aube pointe. Un soupçon de vent aiguise les blessures qu’il ne sent plus depuis déjà longtemps, depuis qu’il a compris que les deux égarés qui lui sont tombés dessus parce qu’un peu de dégaine marginale et de beauté oblique faisaient comme une injure à la nuit de la ville, à la petite bêtise rance qui en cimente l’économie, à leur propre néant si difficile à vaincre, et si constant, n’auraient de cesse qu’ils ne l’aient, comme le temps dans lequel ils s’engluent, tué. Adrien n’a pas simulé la mort pour avoir la paix, mais quelque chose en lui a cédé dans lequel il s’est engouffré, ce qui a permis aux deux autres de le laisser pour mort. Laisser quelqu’un pour mort, c’est l’avoir tué. Comment entraîner la mort avec l’intention de la donner quand on baguenaude dans l’ordinaire des jours, quand on n’a pas le poids d’un jugement à prononcer, fût-il inique, quand on n’a pris aucune responsabilité au regard de qui ni de quoi que ce soit – Dieu, l’Histoire, les hommes, une idée ? Peut-être est-ce encore plus simple que d’avoir à invoquer je ne sais quel tribunal, à mettre en place un processus, une théorie, un gouvernement. C’est sûrement bien plus simple, c’est une envie qui passe et qu’on suit sans effort, un à gauche, l’autre à droite, pour se monter le bourrichon on assaisonne d’insultes l’homme dont on va, Hérodiade d’un soir, se payer la tête, puis on joue du poing droit dans les côtes et dès qu’un coin paisible s’offre à nous un croche-pied fait l’affaire qui met l’homme à genoux puis à terre. Là, c’est affaire d’inspiration, de temps qui passe, d’envie, encore, qui prend corps ou s’efface, on joue du pied, tant que l’homme est à terre, bouge et crie et se tord, des effluves pimentés entretiennent la flamme, parfois un arrière-plan sexuel déchire le brouillard des intentions puis repart dans les cintres, et Adrien comprend que l’immobilité de son corps sous les coups lui donnera sa chance. À moins qu’il n’ait déjà perdu conscience, auquel cas c’est son corps qui, gagnant une immobilité de gisant, donne une chance au garçon. Car les brutes, elles aussi, ont une dignité, et des limites : on ne saurait décemment s’acharner sur un cadavre, passons à autre chose.

 

Je n’ai pas recueilli le corps d’Adrien à l’aube, mais son récit des mois après dans le calcaire, le soleil et la paix. Adrien, souffle et torse fragiles, disloqués, cimenté par la crainte et d’une détermination sans faille à rejouer les affrontements d’hier jusqu’à ce que sa vitalité ne vibre plus. Adrien vibrant, ô combien, chez moi, que je n’ai pas touché. Comment poser la main sur une blessure ?