Je n’en suis pas resté là avec l’Allemagne, le pays dont je ne parle pas la langue, ni avec Andreas, dont j’ai infiniment aimé les gestes et l’attention, portés par un de ces corps ramassés, denses que Caravage a donnés au bourreau de saint Jean-Baptiste – à quelques autres aussi. Nous nous sommes retrouvés à Berlin.
Quelle que soit la béance de la plaie ouverte au flanc européen en 1914, et quelle que soit la sensibilité, encore, de la blessure, nous avons peu à peu bâti sur l’événement une somme de pensées qui lui ont fixé des bornes symboliques, émotionnelles relativement précises entre lesquelles se frayer un chemin reste possible à qui en éprouve le besoin. Il est pour moi la grande porte d’entrée dans le siècle : des hommes se tiennent sur le vaste plateau de terre qui avance vers l’Atlantique, au fil des cent vingt années précédentes ils ont forgé les formidables leviers qui vont durablement dicter leurs conditions au monde (naissance de l’industrie, division du travail, colonialisme, irrésistible ascension de la bourgeoisie – l’ère du roman), et, peut-être pour vérifier la solidité de leurs acquis, ou plutôt pour trouver un exutoire aux tensions insensées qui agitent leurs entrailles et leurs muscles, depuis sans doute la nuit des temps, comme le constatait déjà Thucydide, ils s’abandonnent sans frein aux joies d’un affrontement aux allures militaires mais pourtant étrangement civil où s’engloutiront sans barguigner neuf millions d’hommes. Je sais où est cette porte, et que le chemin auquel elle donne accès est un chemin qui descend. Contrairement à Orphée, nous avons tout loisir de nous retourner pour considérer le parcours, derrière nous tout est déjà pétrifié. Si j’ai éprouvé le besoin de toucher un corps allemand et d’être touché par lui, c’est sans doute, en vertu de cet étrange pouvoir d’équivalence que l’évangile de Matthieu accorde au Christ (« chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait »), pour entrer en contact avec un de ces soldats qui aurait pu me tuer et que j’aurais pu tuer alors que lui et moi sommes de la même eau. Et nous nous serions tués au lieu de nous étreindre comme Andreas et moi (et d’évidence cette étreinte n’aura rien racheté). Pétrifiés, les soldats morts le sont toujours, mais je sais où ils sont – sur le bord du chemin, aux premiers pas de la descente – et par conséquent où je suis, moi – quelques pas plus avant, toujours dans la descente.
Or, sur ce même chemin se dresse un second obstacle autrement infranchissable pour l’entendement, c’est pourquoi il me faut revenir à Andreas – et pas seulement à Andreas. Et aller à Berlin.
C’est déjà passablement frais en novembre, Berlin, mais c’est infiniment plaisant, c’est vaste, on y respire. Andreas aime et connaît la ville, y loue un grand studio quand il y vient pour son travail, une ou deux semaines deux ou trois fois par an, toujours dans un quartier différent ; il me laisse une clef, nous nous voyons le soir. Nous avons l’un en l’autre, curieusement, une confiance totale sans presque nous connaître et en nous parlant peu. C’est dû à cet accord du corps que nous avons trouvé, le premier soir à Cologne, à l’intense écoute mutuelle à laquelle nous nous sommes livrés avant même de nous toucher. Nous retrouvons, à Berlin, sur le seuil du studio, le premier soir, un peu de cette suspension où nous étions plongés, le temps que nos sens s’acclimatent, mais rapidement nous la rompons et sommes au cœur de l’autre, agités, aux aguets, dans un contentement qui nous coupe le souffle. L’entente sexuelle n’est pas une mince affaire, elle a la puissance imparable des cataclysmes naturels, déroute la raison, la déboute, ne s’apaise que parvenue au bout de ses propres logiques. Elle nous fait rire, Andreas et moi.
Voilà, je couche avec un Allemand, c’est officiel, et comme ça s’est répété on ne peut plus prétendre que c’est dû au hasard. Ce n’est pas tant le corps d’Andreas, cette fois, qui me projette dans l’Histoire, que mon acte. Je ne serai pas tondu, même si ça se sait. D’ailleurs, tondre les cheveux d’un garçon ne le couvre pas de cet opprobre sous lequel on voulut, en 1945, ensevelir les femmes françaises qui, pour quelque raison que ce soit, je veux dire pas forcément pour collaboration, avaient abandonné leur corps à ceux des soldats blonds. On n’est pas très documenté sur le sort des garçons qui en firent autant, on sait seulement que d’aucuns pensèrent, et dirent, après, et jusqu’à récemment encore, que c’est parce qu’ils étaient homosexuels qu’ils avaient collaboré, conjuguant en toute bonne conscience esprit de revanche et homophobie. Comme s’il n’y avait pas eu de pédés dans la Résistance… L’image me hante : qu’aurions-nous fait, Andreas et moi, si nous nous étions croisés dans une rue de Paris, lui en uniforme de la Wehrmacht, moi porteur d’une exaspération ordinaire vis-à-vis de l’occupant, et tous deux, en quelques secondes, emplis d’un violent désir pour le corps de l’autre où quelque chose flotte qu’on ne saurait nommer mais qui dévisse la tête ? C’est la fuite ou le risque, entre les deux le vide. Pour ce qui est du risque, il nous aurait fallu alors un courage insensé dont je suis incapable de dire si je l’aurais eu, ou pas. Comme je suis incapable de dire si j’aurais pu, ou pas, résister – car nul n’aurait vu le fait de coucher avec le soldat Andreas comme un acte de résistance, et pourtant…
Je ne prétends pas donner de leçon de morale a posteriori, ni me livrer à des transgressions de pacotille simples à envisager une fois le danger passé. Je cherche simplement à comprendre comment le Corps Allemand, majuscules à l’appui, est entré dans la vie française et continue à en façonner certains aspects, malgré qu’on en ait. Ne reculant devant rien, je tente quelques explications en ce sens, en anglais, à Andreas qui s’étonne rêveusement de ma présence dans ses bras. « Oh really ? », répond-il poliment, mais ça n’a guère d’importance. Je serre un peu plus son corps de bourreau du Baptiste et l’embrasse, nous rions, repoussons à hier nos corps criblés de balles, torturés, découpés. Pourtant les cicatrices ne sont jamais très loin, une caresse ou une exploration plus détaillée qu’une autre peut en révéler une négligée par la vue. Sous ses dehors aimables, industrieux et parfois mornes, l’Allemagne m’en semble recouverte dont je ne peux savoir comment elles sont senties par ceux-là qui la peuplent, sinon par l’art qui çà et là nous jette, aux sens, à la raison, aux yeux, de ces poignées de terre noircie qui est la terre des ruines, la terre des incendies, de la déréliction, ce qui reste au retour de la paix du meurtre commis par les pères. Le fait nazi, cette masse impensable dont l’ombre projetée persiste à s’étendre sur l’histoire du monde, à laquelle mon regard français ajoute les ramifications dues à l’Occupation, n’est pas un empêchement à aimer ce pays, ceux qui le peuplent et y travaillent, mais il demeure – non au sens de la persistance idéologique ou du renouvellement factuel, au sens de l’être-là, de la maison, de la trace ineffaçable : celle du sang sur la clef de la porte que le peuple, un jour, a poussée, entrouverte un instant pour qu’on y voie l’enfer, et qu’un atroce déluge de bombes a péniblement refermée, laissant les hommes hagards et l’incendie œuvrer. Tes lèvres, Andreas, et tes os, tes gestes mesurés, le creux de tes reins doux, ta queue chaude, ton sourire, cette source de toi à laquelle je m’abreuve, à Berlin que l’Histoire réduisit à néant, où je me sens si avisé d’être venu toucher, du doigt, la blessure profonde marquée au flanc de l’homme.
Dans la Bildergalerie du palais Sanssouci de Potsdam se trouve une Incrédulité de saint Thomas de Caravage que je suis allé voir le lendemain de mon arrivée. On connaît l’histoire. Thomas y a les traits d’un vieillard dubitatif que le Christ oblige, en guidant sa main, à vérifier la présence de la plaie laissée par la lance de ses bourreaux en l’incitant à y introduire le doigt. Le tableau, en plan rapproché, densément occupé de mains et de regards, de fronts soucieux, impose tranquillement une cohérence de construction et de circulations, un monde en soi, même environné d’une bonne centaine d’autres toiles, dont deux ou trois merveilles, même par temps clair quand la luminosité oblige à quelques contorsions pour déjouer les reflets. La plaie est largement ouverte où l’index de Thomas disparaît, il n’en dégoutte pas le moindre sang (je rappelle que nous sommes après la Résurrection) ; elle a donc à la fois la portée symbolique voulue par l’évangile de Jean et l’aspect réaliste voulu par le peintre avec ses allures d’entaille au flanc d’un macchabée. Qu’y a-t-il dans le corps de l’autre que je veuille posséder avec tant d’ardeur dans le désir, que je veuille extirper avec tant d’acharnement dans le combat, dont je veuille vérifier la présence avec tant de précision dans le Livre ? Qu’as-tu en toi d’enchanteur à ce point, Andreas ? Qu’aviez-vous sous la peau, corps allemands, dont nous ayons voulu par trois fois vous priver, qu’avions-nous sous les côtes, corps français, que vous ayez voulu par trois fois nous soustraire ? Qu’avait donc le corps juif qu’il ait fallu ôter, et pour cela fouailler, émonder, équarrir, en nous couvrant de sang, puis de suie, puis de cendres ? L’infini du désir, et pour y accéder l’infini de nos corps ; l’infini des pensées, et pour le traverser l’infini de nos joies ; et l’infini du Livre, enfin, que rien n’arrête, pas même le doigt des saints, l’élan de la Passion et la fureur du meurtre. Ce que nous touchons dans l’amour en pénétrant le corps : le lieu où la pensée bascule, que submerge l’obscur, auquel il faut veiller comme à la prunelle de nos yeux, comme au saint sacrement.
Toucherai-je jamais l’endroit du corps, de l’âme où les nazis œuvrèrent, le lieu où se dissout ce qui nous tient debout ? L’endroit d’où les ordres fusèrent, les hurlements jaillirent, où les coups furent portés, les ongles arrachés, les têtes immergées, les sexes violentés, les corps déboutonnés, les bouches édentées, les cheveux abattus, où l’on parvint enfin à envisager l’impensable et à l’exécuter ? Où cela se tient-il ? Très loin de l’art et des forêts, aux antipodes de Dieu, de l’homme et de la foi, assurément ; mais où ? Aucun lieu, nulle part, ne peut abriter ça qui pourtant arriva et se para des traits, divers et menaçants, d’une clique de malades qu’on prit pour des gens sains, pour des hommes dont l’âme siège au dedans du cerveau, alors qu’en vérité elle avait déserté leurs corps et leurs habits, les endroits où l’on parle, laissant des mécaniques vidées de sang errant dans des parcs arborés, des terrasses, des palais, décidant et dansant, brûlant d’abord les livres, puis les lieux, puis les Juifs, et courant pour finir au cœur de la fournaise où se dissoudre enfin dans une sorte de rire que le crépitement des flammes recouvrit.
Sur le corps d’Andreas je ne trouverai rien que les traces des victimes. La pensée de la haine et ses actes ne sont pas notre héritage, ils restent aux basques du pouvoir, de l’argent, de la pègre, où les laquais s’activent pour les cérémonies futures, où « le destin s’aiguise sur d’autres aiguisoirs », pour reprendre les mots employés, quatre cent cinquante-huit ans avant Jésus-Christ, par Eschyle dans Agamemnon. C’est qu’on n’invente rien, voyez-vous, tout ou presque est toujours déjà là.