De la même façon que je reviens me nicher dans le calcaire entre deux voyages, entre deux hommes, entre deux pensées par trop malfaisantes, je reviens à l’enfance et à ma terreur si précoce de la guerre. La maison de calcaire, dont le nom, Volcégur, claque au vent puis s’évade dans l’air tiède du soir, est une maison d’accueil, pour les récits, les corps et les cœurs fatigués, posée sur le rebord d’un causse voici plus de trois siècles par ces paysans des pays de pierre si habiles, rompus à l’art d’édifier des abris pour les hommes et leurs bêtes et qui, pour éviter que le feu ne ravage les charpentes, dans ce pays où l’eau est rare, les remplacèrent par des voûtes claires qui donnent à ces maisons des allures de bergeries cisterciennes. Au fil du temps Adrien a pris le goût d’y faire halte, une ou quelques fois l’an, que je sois là ou pas. C’est ainsi que j’ai glané ce que, de lui, j’ai raconté d’un bloc, condensant en une séquence ce qu’il a fallu extraire de l’extrême fragmentation de ses propos, de leur précieuse rareté.

 

Au premier soir de son deuxième séjour, je lui ai montré, posé dans une niche creusée à même la pierre, un sablier banal qui était placé là. Je lui ai dit : ce sable que tu vois est presque noir, j’y ai mêlé les cendres de mon père, et quand je dois faire face à un vide trop intense, à une peine trop lourde, une pensée trop pleine, je retourne le sablier et je regarde passer et le temps et la vie de mon père. À un garçon comme Adrien je peux confier cela qui à tout autre semblerait relever de la démence. C’est une partie de mon enfance qui file ainsi avec le sable, cette enfance qui m’a tant rebuté, une enfance où l’idée de la guerre me faisait fondre en larmes. J’en hoquetais de ne savoir trouver le souffle qu’il fallait pour vaincre le nœud noir qui me serrait la gorge. J’avais huit ou dix ans, j’écoutais Le Déserteur chanté par Boris Vian, et si je ne comprenais pas le sens de chaque mot je savais que la chanson disait l’angoisse mortelle qui m’étreignait à l’idée de devoir, un jour, partir combattre. J’étais, je crois, prêt à mourir, là, tout de suite, à disparaître, glisser dans le néant, plutôt que d’obéir aux ordres imbéciles qui me feraient épauler, viser, tirer, abattre et recharger. Mes parents, foncièrement antimilitaristes, étaient quand même un peu interloqués d’une telle sensibilité et tentaient de me convaincre tant bien que mal que la probabilité de me trouver dans une telle situation (avoir à déserter, car évidemment c’était la seule chose à faire) était infime. Je ne pouvais décemment pas leur dire : papa, maman, je suis pédé, et tout ce qui ressemble à une force virile institutionnalisée me révulse, les flics, l’armée, le sport et la camaraderie, les pères de famille et les curés, tous ceux qui sentent sans que je dise un mot que je suis un danger, pour eux, mortel, et qui n’auront de cesse que de m’éliminer. Je le savais, mais je n’avais pas le premier mot pour le dire. Heureusement, ça les aurait sciés.

 

Regarde, Adrien, tu es chez moi, tu as compris que je ne toucherai pas un seul de tes cheveux sans que tu y consentes, regarde ce sablier où doucement passe mon père, où le temps s’amoncelle, lâche bride à l’enfance qui suinte de tes gestes, coule de tes regards, et dis-moi, si tu peux, comment il est possible de se laisser toucher quand on est prisonnier des rets de la violence. Regarde cette paume et dis-moi si je peux la poser sur ton dos, regarde cette main et dis-moi si je peux la poser sur ta tête ou y serrer la tienne pour le salut du jour sans que tu penses aux coups, au sexe ou à la mort – que je porte avec moi mais pour d’autres usages où tu n’entreras pas ? Le temps et les pères passent, c’est notre seul chemin, prenons-le sans trembler ou ne viens plus ici que quand je serai loin.

 

La maison de calcaire est une maison de musique, quand ce n’est pas le vent c’est Purcell ou Mozart, Caldara ou Mahler qui la parcourent et jouent de ses voûtes arrondies, de ses volumes égaux. C’est un répertoire qu’Adrien connaît, son éducation de jeune bourgeois l’a mené dans ces parages ; ce beau garçon que l’on donne perdant, inculte et abruti de drogue a des années de conservatoire derrière lui, une bonne maîtrise de la viole de gambe et du chant, ce qui m’impressionne excessivement, moi qui suis incapable de déchiffrer deux notes. Un de nos plaisirs simples consiste, après nous être administré chacun un joint à vous clouer au sol – consommateur, lui régulier, moi occasionnel, le haschisch est une pierre angulaire du drôle de lien qui nous unit –, à écouter la musique vocale de Purcell, avec une prédilection pour le répertoire de haute-contre qui, faisant descendre sur nos épaules cette paix qui si souvent se dérobe, enchante le monde où nous sommes le temps qu’elle résonne, célèbre, de toutes les facettes de son étonnant génie, l’élégance, la promesse, les plaisirs et la joie, l’exquise tenue même des mourants, des vaincus, des rois déchus. One charming night gives more delight / than a hundred lucky days… La voix déroule sur un motif charmant mille volutes étoilées qui me font regretter de ne savoir chanter pour disparaître ainsi dans la pure tension de la note et des modulations, dans l’éther, dans les cieux. J’ignore ce qu’Adrien, dont la plupart des compagnons habituels doivent penser qu’il s’agit là d’une musique de pédés, éprouve à cette écoute, mais son visage s’apaise et son corps se délie, effet conjugué du haschisch et de la musique, de ma présence peut-être, magie du sablier, enfin, qui rehausse de loin notre ardeur de vivants. Je suis, je crois, amoureux d’Adrien, intensément, quand il est sous mes yeux, sous mon toit – pas à d’autres moments. C’est un plaisir brutal et sans issue que de glisser ainsi, deux ou trois fois par an, dans un attachement formel et sans accomplissement, qui m’est précieux en ce qu’il m’aide à supporter ce qui partout ailleurs me taraude et m’épuise.

 

Le sais-tu, Adrien, que, bien davantage encore qu’Andreas, tu pourrais faire de moi tout ce que tu voudrais ? Mais : tu as ce corps de saint, blessé, que je ne toucherai pas, l’autre un corps de bourreau, ramassé, disparate, absorbant, tandis qu’en tes drapés de muscles on se reflète, et la souffrance avec, te laissant, intouchable, au-dedans du lacis, serré, de tes errances, et seul. Comment poser la main sur ta blessure ?