Ce qui s’est passé, en Allemagne, entre 1942 et 1945, a une dimension qui, comme l’inconscient, ignore tout du temps, et reste en travers de la gorge. Je n’ajouterai rien, là non plus, à tout ce qui s’est dit et qui parfois recouvre les actes et les lieux. Ce n’est pas mon travail. Cependant, comme tout un chacun, l’expérience de l’impensable me laisse ce goût amer, m’oblige à revenir rôder dans ces parages, à toujours de nouveau espérer y comprendre quelque chose, fût-ce une toute petite chose. Mais rien.
J’ai longtemps biaisé, pris des chemins de traverse. Jusqu’à ma décision d’aller voir de quoi il retourne en Allemagne, ce qui, on l’a vu, consiste pour moi à occuper précisément la place que l’opprobre français a voulu occulter une fois la paix venue, celle de celui qui couche. Et pas seulement avec Andreas, comme on verra. Les chemins de traverse, c’était m’intéresser au déroulement de la conférence de Wannsee, par exemple, ou aux agissements des honnêtes gens, vous et moi nos voisins nos amis nos frères et nos compagnes, qui, bien avant 42, bien avant Wannsee, bien avant l’organisation, c’est-à-dire dès 33, dans les rues des cités allemandes, grandes et petites, humiliaient et frappaient, en plein jour, en pleine quiétude, ces autres qui traînaient là et soudain n’étaient déjà plus des humains comme nous autres, même s’ils n’étaient pas encore ces corps déstructurés qu’on déblaierait plus tard à coups de bulldozer pour enfouir sous la terre et soustraire à la vue, quand tout serait fini, ces sacs d’os et d’organes qui, en réalité, sont des restes humains. Et leurs fosses communes autant de reliquaires.
Impossible de poser la main sur de tels corps, d’où nous sommes et a fortiori d’où étaient ceux qui les découvrirent. Mais, les gestes de leurs bourreaux ? Comment plie-t-on le corps aux volontés politiques d’anéantissement, leur fait-on atteindre ces étiages insensés où mènent la faim, le mépris, les insultes, la liquidation programmée, un jour, au bord d’un lac ? L’art ne dit rien de l’instant de ces morts, ni l’art qui peint la mort à l’œuvre, ni celui qui l’écrit, l’art face à l’impensable fait comme les autres, il « impense » et contourne.
Je suppose que c’est la raison pour laquelle l’Allemagne nous a donné quelques artistes majeurs, tous nés à quelques encâblures du grand cauchemar : par exemple Rainer Werner Fassbinder, Winfried Georg Sebald, Anselm Kieffer, Pina Bausch, dont le travail a pour l’essentiel consisté à gratter la terre enduite de suie, de cendre et de décombres qui les avait vus naître (au sens propre du terme dans le cas d’Anselm Kieffer qui ne cesse de travailler ces matières grises et rouille, métalliques, pierreuses, poudreuses, visqueuses pour mettre dans ses toiles un peu de cet air d’après la catastrophe où le silence règne), pour y trouver ces corps brisés et vides d’âme dont il faut bien que quelqu’un, un jour, s’occupe, si nous ne voulons pas tous y laisser nos peaux, même un siècle plus tard. Dans le corps d’Andreas gisent les guerriers de 14, je le sais, je les ai entendus murmurer, je les ai vus pâlir au fil de nos étreintes, mais les morts de 40 défilent en silence et dans le plein d’Andreas je ne peux rien saisir de ce qui fit leur vie, leur combat et leur mort. À cause de l’impensable, qui n’est pas transmissible, donc pas héritable. C’est pourquoi mon amant allemand Andreas de Cologne ne dira rien de ça quand son torse et ses cuisses, ses épaules et ses reins sont si prolixes sur la guerre, les combats, l’affrontement des corps dans la boue amoureuse, même si ses grands-parents étaient nazis bon teint, ce qui est ici toujours possible.
La femme arrive du fond de la scène, elle est vêtue d’une sorte d’imperméable un peu trop grand, ceinturé à la taille, dans lequel elle frissonne. Elle s’arrête au bord du plateau. C’est de Kontakthof qu’il s’agit, eine stück von Pina Bausch de 1978. Les haut-parleurs dévident une petite musique plutôt suave, un brin nostalgique, qui renvoie aux bals où nos parents dansèrent, mais la femme semble éteinte. Un danseur à chemise blanche et veste noire, impeccable, surgit de la coulisse côté jardin et vient caresser l’oreille de la femme, qui ne cille pas, tandis qu’un autre venu du côté cour vient lui toucher le nez, un troisième les cheveux. Autour d’elle ils tournent et leurs mains virevoltent puis sur ses mains se posent, sur ses épaules ensuite. Et la musique va son train de nostalgie. Et sans qu’on sache comment les hommes à présent sont au nombre de six, qui lui caressent le cou, remuent le bas de sa robe, effleurent ses chevilles, et repartent à l’assaut des oreilles et du nez, des cheveux et des mains, la femme est immobile et la tristesse perle de ce qui reste en elle de désirs harassés. Désormais ils sont huit, puis neuf, puis dix encore à lui voler autour, à toucher puis heurter et finalement tordre ce qui sort de l’imper et signale une femme, à lui voler d’un geste ce qui fait d’elle un corps, humain et désirable, et puis ils s’en saisissent quand il ne reste rien, dans l’imper où ils tremblent, qu’une série de membres qu’un fil relie encore, ils la soulèvent et dansent, la secouent comme un drap mais il n’en tombe rien. Combien sont-ils alors, on dirait une foule, seule la suavité de la rengaine persiste, ils peuvent la gifler, ou la déshonorer, cela n’ajoutera rien à la dépossession à laquelle on assiste, glacé très en dedans et le cœur sur les lèvres : comment poser la main sur l’autre qu’on désire, pour l’aimer, le baiser, le torturer, le tuer ? comment penser les blessures qu’on inflige ? comment laisser pour mort et s’en aller tranquille ? Il me semble que la danseuse qui a créé ce rôle dit quelque part combien cette scène était humainement éprouvante, combien elle avait le sentiment d’être flétrie, salie, violée, chaque fois qu’elle en sortait, ce qui semble inévitable quand on n’y va pas, comme n’y allaient pas les pièces du Tanztheater de Wuppertal de ces années-là, par quatre chemins. Et si elle ne le dit pas, le visage de la jeune fille qui a repris ce rôle dans une version pour adolescents de plus de quatorze ans que Pina Bausch a montée trente ans plus tard l’exprime si bien, au détour de quelques plans des Rêves dansants, documentaire d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann consacré à cette reprise, qu’on en reste aussi bouleversé que si on avait assisté, dans la rue, à une agression sans rien pouvoir y faire…
Cette même année 1978, Pina Bausch a aussi donné Café Müller, qui est comme le versant intimiste de Kontakthof, l’envers secret de la même blessure, où se déroule un rituel similaire, réduit à trois personnages, et comme suspendu avant l’outrage, son écho ou ses prémices, on ne sait, sous la forme infiniment répétée d’une étreinte imposée à un couple par un tiers qui modèle, façonne, sculpte dirait-on leurs gestes pour qu’ils s’enlacent et s’aiment. En vain, dès qu’il s’éloigne la femme retombe au sol et l’homme s’affaisse sur lui-même, tous deux vidés de leur vitalité, et le long travail de l’amour est à remettre sur le métier du corps.
Mais les chemins de traverse n’enseignent pas grand-chose quand on n’a pas trouvé ce qu’on cherchait. Wannsee, par exemple, où j’ai fait halte en rentrant du palais Sanssouci de Potsdam, est une paisible banlieue noyée dans la verdure et l’eau, où des jeunes gens bien mis et de charmantes vieilles dames vaquent en souriant, échangeant de calmes propos pleins de civilité, comme s’il ne s’était rien passé là d’inquiétant, ni le suicide d’Heinrich von Kleist et sa compagne en octobre 1810, ni la conférence qui réunit le 20 janvier 1942 une quinzaine de représentants des SS, des ministères et du parti nazi pour régler en à peine deux heures quelques détails pratiques relatifs à la mise en œuvre de la solution finale. Il n’y a rien à voir à Wannsee, les gens ont raison d’y vivre normalement…