Andreas sent que je suis bouleversé par Tajdîn, il commence à s’habituer à cette espèce d’exaltation qui me soulève et m’éparpille aux vents des hommes que je désire et des interrogations qui me traversent, dont je tente de rendre compte ici. Et encore, barrière linguistique oblige, n’en perçoit-il que la part émergée, même s’il m’arrive, j’y ai fait allusion, de me lancer avec mon anglais mi-cuisine mi-bazar dans des tentatives d’exposition de sentiments et perceptions un peu complexes, ne voyant pas pourquoi la maîtrise approximative d’une langue obligerait ses locuteurs hésitants à n’évoquer que des trivialités immédiatement identifiables par les auditeurs précisément parce que ce sont les mêmes partout.

 

Comprends-tu, Andreas, ce que signifie, pour un jeune immigré (s’ils veulent devenir allemands, les Turcs, fussent-ils kurdes, doivent en effet renoncer à leur nationalité d’origine), déjà minoritaire dans son pays natal, coucher avec des Allemands aisés et le cas échéant gros et moches contre rétribution – car l’origine et le corps de Tajdîn le définissent d’emblée aux yeux de ses clients potentiels comme un tapin oriental, pas comme un étudiant allemand ? Ça signifie mettre en jeu, économiquement – je parle là à la fois de l’économie monétaire et de l’économie du désir –, des ressources du corps radicalement autres, cela signifie tendre à des Européens emplis de craintes et de fatigues séculaires le miroir aux alouettes du pauvre et de l’immigré qu’on exploite aussi sexuellement ; aux alouettes parce que évidemment la force et l’avenir sont là, dans ces hommes qui baiseraient des chaises si les chaises ouvraient les portes de ce monde que les chaisières gardent jalousement fermées comme elles ferment leur cul et leur bouche à ces queues qui sont pourtant leur salut. Au lieu de ça elles sacrifient aux autels de l’orthodoxie monétaire et pontifient à perdre haleine. Quand ils n’ont pas oublié les logiques minoritaires qui les enserrent, les pédés font volontiers leur affaire de ces corps-là comme un pied de nez expiateur aux colonisateurs hétérosexuels : vous les avez assez baisés pendant près de deux siècles, aujourd’hui c’est nous qu’ils baisent et nous aimons ça, demain c’est vous qu’ils baiseront et il se peut que nous adorions ça… Andreas sait cela, évidemment, tout comme il sait que l’argent que ramasse ainsi Tajdîn lui sert à payer ses études, pas à alimenter un proxénète ou un réseau, mais comme il est moins exalté il privilégie le revers de la médaille, pense que l’exploitation sexuelle est une des faces de l’exploitation économique, que nous continuons à baiser ces gens qui frappent aux portes de notre insolence, et que les chaisières voient d’un bon œil qu’une minorité serve de soupape de sécurité à une autre : enculez-vous tant que vous voulez, pendant ce temps-là on range et on encaisse. Les deux choses tiennent ensemble, assurément. Et quand je te baise, Andreas, c’est l’Europe de demain alors que je cherchais le monde d’hier ?

 

Le soir même, en sortant du magasin où il manutentionne, Tajdîn nous rejoint, c’est mon cadeau de bienvenue à Andreas. Plus saint Thomas que jamais, je regarde, sans toucher, ce qui surprend un peu Tajdîn mais, d’être ainsi placé au croisement des attentions d’Andreas et de mon regard redouble et sa concentration et l’indicible émotion que fait monter en moi le spectacle de sa fierté. Andreas m’impressionne, il est empli du calme détachement du bourreau de Jean-Baptiste même quand il est à terre, dans la position du supplicié dont la tête se détache, et quand Tajdîn le saisit par les cheveux d’une main et par l’épaule de l’autre pour ajuster, en lui, sa position, il l’absorbe, dirait-on, avec un demi-sourire dont on ne sait s’il faut l’attribuer au plaisir, à la douleur ou à l’indissociabilité des deux. Je retrouve la cadence brutale de Tajdîn qui de nouveau me touche comme me touche l’enfance. Andreas s’y adapte, s’y soumet, ils vont ainsi leur train, et j’atteins là d’un coup l’un des plus grands mystères à l’œuvre sur une terre qui en recèle bien d’autres : comment entrer en l’autre quand il vous y invite et pour y trouver quoi ? comment accueillir l’autre quand on l’a invité et tenir sa promesse ? J’embrasse longuement Andreas et étreins Tajdîn, qui n’est pas du genre à se laisser embrasser comme ça, après, en signe d’affection et de reconnaissance. De nouveau je sens Tajdîn surpris, mais son étreinte est sans arrière-pensée. Il n’est pas au bout de ses peines avec nous qui sommes passés en quelques jours du statut de parfaits inconnus à celui de bons clients.

 

Car Tajdîn a aussi beaucoup plu à Andreas, évidemment. Nous nous sentons, pour ces quelques jours de mon troisième séjour à Berlin, portés par une petite joie douce qui affine les perceptions et rend le réel plus aimable. Nous sommes cette fois logés, à Prenzlauer Berg dont je ne connaissais que la face nocturne pour y être allé draguer avec Andreas le soir où nous avions trouvé Dieter, dans une rue perpendiculaire à Schönhauser Allee, à la hauteur de la station de métro du même nom, pavée, enfouie dans les arbres, douce comme une promesse de printemps au sortir de l’hiver. J’arpente la ville à pied, en tram, et ses distances démentes m’enchantent tant partout on respire. Je trouve, à la Gemäldegalerie, un Martyres de saint Pierre et de saint Jean-Baptiste de Masaccio dont l’espèce de simplicité réaliste m’évoque les gravures qui ornaient les éditions originales de certains textes du marquis de Sade, en ce sens que les corps y sont pareillement traités comme de simples objets que l’on peut saisir, retourner, attacher, brûler, supplicier de mille et une manières, au gré des ordres ou des caprices du pouvoir, sans qu’il soit naturellement question un seul instant qu’ils regimbent au traitement qu’on leur fait subir, sinon pour redoubler le plaisir des commanditaires ou exalter la piété des foules. La tâche ingrate des bourreaux, à laquelle Caravage presque deux cents ans plus tard attachera une si précise attention, et précisément sur les deux mêmes motifs, est ici purement fonctionnelle et, pourrait-on dire, celle des saints aussi. Ce sont de fascinantes représentations d’idées : « Il accroche une femme sur une roue hérissée de pics et l’enconne » – aussitôt on dessine une roue dentée, on y accroche un corps de femme dans lequel un libertin glisse un engin monstrueux, et s’il y fallait un éléphant et deux nonnes, on les ajouterait sans barguigner. Saint Pierre est déjà sur la croix, en une verticale parfaite, tête en bas, pieds cloués, de chaque côté les tâcherons s’affairent à lui fixer les mains ; derrière, des gardes en armes. Saint Jean-Baptiste est représenté avant la décollation, agenouillé de profil il tend la tête au-dessus du plateau qui dans un instant la recueillera, son visage est enfoui dans ses mains. Le bourreau, de dos, vêtu d’une tunique et d’une courte culotte, brandit à deux mains l’épée qui tranchera le saint, il est solidement campé sur ses deux jambes nues. Sur le côté, un gardien, à droite, des hommes en armes. Un mince liseré d’or sépare les deux scènes réunies dans le même tableau, une des trois parties de la prédelle du polyptyque de Pise, réalisée à l’œuf sur du bois, comme L’Adoration des mages et les Épisodes de la vie de saint Julien et de saint Nicolas qui l’accompagnent (le premier tuant ses parents dans leur sommeil en levant sur eux son épée, le second jetant des pommes d’or dans la maison de trois jeunes filles pauvres). Naturellement, c’est la grande simplicité de représentation qui guide le pinceau de Masaccio et l’absence complète de tragique dans des scènes qui le sont par essence qui produisent ce saisissant effet de fonctionnalité, qui n’est pas forcément intentionnel mais donne à voir dans le dépouillement quelque chose du grand calme à peine tourmenté qui plane sur les saints, que Caravage ombrera diaboliquement par la suite. On atteint là une sorte d’au-delà de la représentation qui n’est pas sans rapport avec la photo du rebelle libérien, dû à l’art dans un cas, à la « simple » impossibilité de penser le réel de l’autre. La vie des saints, comme celle des libertins de Sade, n’offre aucune limite aux représentations que l’on peut s’en forger, quand le réel toujours nous rabat.

 

En sortant du musée, c’est un chemin de mémoire que j’emprunte pour, au-delà de la Potsdamer Platz, dont la reconstruction consécutive à la chute du Mur a fait une sorte de centre névralgique international d’affaires, de commerces et d’hôtels de luxe parfaitement interchangeable avec ceux de Vancouver, du Cap ou de Brisbane, aller voir le Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, Denkmal für die ermordeten Juden Europas, œuvre de l’architecte américain Peter Eisenman, qui s’étend jusqu’à la porte de Brandebourg, sur un vaste terrain de près de deux hectares qu’occupaient initialement les jardins de deux immeubles de la Wilhelmstrasse, celui de la présidence du Reich et celui du ministère de l’Alimentation et de l’Agriculture où Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du IIIe Reich, s’était fait construire en 1937 une villa et un bunker. Tout cela évidemment disparut en 45 sous les bombes, puis la construction du Mur fit de cet endroit le no man’s land que l’on sait. C’est donc un lieu lourdement chargé d’absurdité bien davantage encore que d’histoire. Là ont été érigées 2 711 stèles de béton de 95 cm de large, 2,38 m de long, variant de 0 à 4,70 m de hauteur, inclinées de 0,5 à 2o. Le passage entre chaque stèle est de 95 cm, impossible d’y marcher à deux de front. Le sol pavé des allées ondule et crée lui-même, ou renforce, les différences de hauteur des stèles, que l’on domine ou qui nous écrasent successivement et dans quelque sens que l’on parcoure le terrain. Çà et là quelques arbres émergent, sous une partie du monument se trouve, en position de bunker, une sorte de musée présentant une documentation sur l’extermination, au plafond duquel on peut voir le dessous des stèles… Je ne suis pas entré dans le musée. J’ai marché seul dans les allées, sous un ciel terne et bas, ai parcouru les quatre côtés du monument sans jamais pouvoir saisir une vue d’ensemble, me suis assis sur un banc de l’Ebertstrasse qui le sépare du Tiergarten. Il y avait là quelques groupes de touristes plutôt discrets et attentifs aux propos de leurs guides, quelques couples se photographiant dans les allées étroites. Rien, je crois, du kitsch un peu nauséeux dont parle Ruth Klüger – rescapée des camps qui a formulé un point de vue constamment à rebours de la doxa qui a fini par se constituer dans un unique et tardif livre dont le titre, Refus de témoigner, exprime à lui seul l’essentiel de sa position –, dans un article de 1996, La Mémoire dévoyée : kitsch et camps, qui s’ouvre sur ces mots : « La mémoire est une faculté, non une vertu. » J’ai pensé aux travellings d’Alain Resnais, pas même à cause de Nuit et brouillard mais parce que je me suis dit que seuls les travellings d’Alain Resnais pouvaient faire parler les pierres. Je me suis dit enfin qu’il y avait là une possibilité offerte à la mémoire de s’ouvrir, à condition qu’elle le veuille bien, mais rien, absolument rien des six millions de morts qu’aucun monument, jamais, ne rendra pensables. Et je me suis senti nu, et démuni, comme on se sent devant un voile dont on sait que, même s’il tombe, il ne découvrira pas la vérité qu’on attend, comme je le suis devant Andreas au creux duquel palpitent les morts et les blessés, les hommes rendus fous, les solitaires hagards qui hantèrent les tranchées, mais pas un de ces six millions d’hommes, de femmes et d’enfants assassinés par les Allemands nazis qui sont un grand trou noir et muet au cœur de notre histoire.

 

Allez savoir pourquoi, j’ai alors repensé à ce qu’Adrien un jour m’avait dit : « C’est dingue, les Chinois facturent aux familles des condamnés à mort le prix de la balle qui a servi à leur exécution… »

 

On ne songe guère, dans l’ordinaire des jours, à l’existence de ces économies parallèles que les économies officielles masquent comme elles peuvent. Je ne fais pas allusion à l’argent de la pègre, de la drogue, de la prostitution ou des trafics d’organes, si harmonieusement intégré, si indispensable au circuit monétaire qui fait tourner le monde que nul n’envisage sérieusement de s’en débarrasser, mais plutôt à l’économie du désir, de la misère, de la mort. Dans la masse impensable de l’événement que le champ de stèles de Berlin commémore, Raul Hilberg a tracé quelques chemins qui, si l’on daigne les parcourir, éclairent un peu l’obscurité. Adolescent, voyant Nuit et brouillard qui, pour beaucoup de gens de ma génération, a été le premier contact un peu tangible avec cette réalité historique qu’on n’enseignait pas encore à l’école, j’avais été révulsé mais aussi fasciné par les images montrant des hangars entiers pleins de lunettes, casquettes, carnets, os, crânes, dûment triés et rangés, et par-dessus tout cheveux de femmes que les nazis, en bonnes chaisières, avaient gardés pour faire des rouleaux de tissu, et j’avais aussitôt repensé à mon arrière-grand-mère, celle qui est née en 1871, à l’heure du premier conflit franco-allemand, qui jeune fille vendait ses cheveux, qu’elle avait fort beaux, à des chiffonniers de passage pour arrondir les fins de mois… permanence de la misère où que le regard porte. Ma fascination était le fruit de mon incompréhension profonde : que faire de ces richesses qui, dès qu’elles ont quitté les corps qu’elles paraient, deviennent de pauvres choses ? Eh bien, de nouvelles richesses, tout simplement, recyclées, réinjectées dans de nouveaux circuits, transformées, renommées. Dans La Destruction des Juifs d’Europe, Hilberg reconstitue patiemment le circuit économique de l’extermination et montre, en quelques tableaux et grâce à de brèves citations de documents administratifs, que l’entreprise d’extermination n’était pas seulement une aberration morale mais aussi une aberration économique (« La destruction des Juifs ne constituait pas une opération rentable », commente-t-il sobrement) qui ne tarda pas à entrer en contradiction profonde avec les objectifs affichés de rationalisation et de rentabilité, contradictions au-dessus desquelles il fallut impérativement passer pour poursuivre les objectifs de la conférence de Wannsee, ce que résume parfaitement cette phrase d’une lettre d’Otto Bräutigam, du ministère des Territoires occupés de l’Est, au Reichskommissar de l’Ostland le 18 décembre 1941 : « Les questions économiques ne doivent pas être prises en considération dans la solution de la question juive. » Hilberg établit avec une grande clarté que, dans sa phase préliminaire (ségrégation, confiscations, expulsions, regroupements), le processus d’extermination fut une affaire rentable (dimension dont le cynisme résonne encore aujourd’hui, soixante ans plus tard, dans les tracasseries juridiques et administratives qui entourent la restitution des biens volés aux Juifs, la plupart du temps des œuvres d’art) et, dans sa phase finale (déportations, extermination), une affaire horriblement coûteuse, la courbe des coûts croisant puis dépassant celle du nombre de Juifs vivants restant dans le Grand Reich. Il faudra s’inquiéter, si on ne l’a déjà fait, le jour où l’esprit humain aura trouvé le moyen de rentabiliser une telle opération sans trop de contorsions économiques, car nous savons déjà combien de couleuvres idéologiques nous sommes capables d’avaler.

 

Je suis sur ce chemin d’Allemagne où je marche depuis maintenant quelques mois, heureux d’avoir Andreas à mes côtés qui m’est un sûr rempart contre la tentation sans cesse renouvelée de fléchir sous le poids des stèles et des morts, et désormais Tajdîn, qui est une lumière d’Orient, allemande, un pied de nez insolent aux chaisières, et les hommes de peinture, les abris de calcaire, les princes, français et italien, qui les peuplent, la vie qui partout coule, me pousse et me transforme.