Comment poser la main sur ces os cliquetant, sur ces corps dépouillés de ce qui les chargeait de désir et de joie, sur ces hommes auxquels un trait de fer, une bordée d’injures, une rafale d’armes ou un supplice pervers a retiré le souffle qui unissait leurs membres en un ensemble aimable ? Je ne sais pas tenir une arme, ni tenir un pinceau, ni jouer de la musique, je sais tenir la plume mais ça ne suffit pas. Adrien sur la terrasse de calcaire devant la maison joue de la viole de gambe, il a dû convier deux ou trois musiciens pour rythmer mon sommeil, j’entends le tambourin et une voix flûtée. Ils égrènent une de ces délicates mélodies séfarades d’avant l’expulsion des Juifs d’Espagne : El rey de Francia tres hijas tenía… Comment leur dire que si je m’approche d’eux, si je rejoins la cour où ils se tiennent et jouent, nous formerons ensemble assemblée de fantômes, des auditeurs distraits requis par d’autres tâches ?
Je sors quand même, je tiens à peine sur mes jambes, je glisse le long du mur dont les aspérités de calcaire me blessent. Le prince Adrien joue et chante, et ses amis en cercle, personne ne me voit, ne m’entend, l’ombre que je forme se coule dans le hamac, un peu à l’écart, où personne ne me rejoindra, je ne suis pas aujourd’hui un être désirant, désirable moins encore, mais un conglomérat d’os et d’organes plus ou moins vitaux que j’ai toutes les peines du monde à faire tenir ensemble. Qui pourrait désirer poser la main sur ça ? Sur ça qui peut à peine envisager que l’art offre la moindre possibilité de survie, la beauté moins encore. Sur ça qui est dégoût, et nausée sur les lèvres, ça dont l’Histoire aura raison si ça s’attarde encore en de telles contrées ? Mais, le moyen de faire autrement, de trouver la force de se hisser sur ces vastes plateaux offerts à la rêverie quand le corps abandonne, pas même roué de coups ou criblé de métal, ce qui serait une bonne raison, mais perclus par le doute, rongé par le découragement ? Je sais que la mort est là, même si je gis dans le luxe insensé de la paix, et quelle que soit mon envie d’aller à l’art comme je vais aux hommes et d’aller aux hommes comme l’on va à l’art, pour le salut. Je suis dans ce temps de la mort et n’ai d’autre ressource que de le voir passer sans rien pouvoir y faire. La mort que les hommes se donnent quand elle ne vient pas d’elle-même, poussés par des motivations de déments. Se donnent avec leurs mains, ces mains qui jusque-là servaient à l’art et au plaisir, et qui tout uniment, sans même garder la trace de leurs gestes passés, officient aux rituels de la guerre et des exécutions, se posent sur l’autre pour lui ôter la vie, pour l’ôter de la vue.
Je sais maintenant comment se pose sur l’autre la main qui se propose de tuer après avoir fouaillé, émondé, équarri, parce qu’à la connaissance que m’en a donné l’art, et l’Histoire avant lui, j’ajoute ce que j’ai vu, que rien n’a pu filtrer qui se serait posé entre la scène et moi pour l’adoucir un peu, la tenir à distance.
J’ai vu des hommes, ignorant tout de la miséricorde, dépasser même la surérogation pour gagner tout d’un coup les œuvres de tuerie. Ils sont venus à moi qui étais faible et nu, j’ai su qui ils étaient et pourquoi ils venaient, et comme ils approchaient je leur ai murmuré, Ah vous venez gagner vos œuvres de tuerie.
Silencieux ils m’ont pris, un à chaque cheville, un à chaque poignet, puis sorti du hamac et jeté sur la table où ils venaient de boire un vin âcre et poisseux qui ne donne des ailes qu’au mépris, à la haine. Et ils m’ont attaché les chevilles aux montants, les poignets au plateau de la table, et mon ventre saignait au contact du bois. Puis ils ont saisi mes cheveux et relevé ma tête, placé sous mon menton un morceau de calcaire pour me forcer à voir ce qu’il y avait devant, tréteaux de la démence dressés pour la torture, théâtre de bêtise avilissant la pierre. Et mon menton saignait doucement sur le calcaire.
Un à un ont alors surgi les musiciens qui, voici un instant, œuvraient dans l’air du soir à célébrer ensemble la communion sensible où jette la musique, parmi eux Adrien. Derrière eux ont surgi d’autres hommes de tuerie que ceux qui me tenaient, d’un coup de crosse adroit à l’arrière des genoux ils ont jeté au sol de pierre les musiciens, brisé les instruments puis dénudé les hommes jusqu’au mitan du corps. Agenouillés, hagards, surpris par la violence organisée qui surgissait soudain, eux qui dans l’ordinaire de leurs jours incertains traitaient bien davantage avec des coups assénés au hasard, ils étaient tous ensemble pétrifiés de silence ; parmi eux Adrien.
Le vin doux est tiré et bu depuis longtemps, aussi le vin amer, et les hommes sur le rebord de la table où ils m’ont attaché en brisent les bouteilles qu’ils ont bues au goulot, armés de ces tessons ils s’en vont lacérer les corps des musiciens : l’un laboure une croix sur un torse replié par la peur, un autre défigure celui qui dans la cour, du temps où la musique dessinait les contours de la paix, doucement rythmait l’aria d’une percussion continue, un autre encore creuse un sillon de sang qui isole les vertèbres du flûtiste du reste de son dos. Je vois cela sans dérobade possible dont l’horreur est accrue d’être une vision muette : non seulement aucun son ne sort de ma bouche, mais des leurs non plus qui sont au cœur de la terreur pure quand je n’en sens que les prémices.
Je pense alors que ma torture va consister en cela, être obligé sans fin de voir des corps aimés devenir autant d’amas informes irradiés par l’effroi et bourdonnant de mouches. Mais cela va très vite. Quand les bouteilles cassées sont réduites au goulot d’avoir laissé leur verre dans les os des victimes, les bourreaux regagnent la table où je suis et les hommes qui ont mis à terre les musiciens d’un coup de crosse s’en saisissent et les exécutent, l’un après l’autre, de la façon suivante : le premier est à moitié égorgé et laissé au calcaire, le deuxième éventré et laissé au calcaire, le troisième est pendu à la petite fenêtre qui éclairait les voûtes quand le soleil daignait éclairer notre terre. Parmi eux Adrien, qu’ils rompent de leurs crosses, lui brisant un à un les os de tout le corps. Tout cela sans un bruit. Et les hommes sont ivres à présent, ils ont laissé leurs sens dans les tessons tranchants, et désormais le sang qu’ils répandent en jurant leur ôte la mesure et met à nu leur âme, ils achèvent enfin leur tâche redoutable, et longue et salissante comme est longue à venir la mort des hommes à terre, et salissante la vie qui s’échappe de leurs lèvres : à mains nues ils détachent du corps inanimé la tête du premier qui gisait sur la pierre, et les os de sa nuque craquent très longuement ; de l’éventré ils fouillent les entrailles mystérieuses où se noue d’ordinaire ce que le souffle porte, ce que la pensée porte, qui du bout de la crosse, qui de la pointe d’une botte ; au pendu ils se pendent car il bougeait encore. Parmi eux Adrien, qu’ils éparpillent autour car ils l’ont démembré, dont la sourde beauté se dissout dans la nuit.
Et devant cela moi, que les hommes de garde violent l’un après l’autre, imprimant dans mon cœur le dégoût de ces queues qu’on n’a pas désirées, appelées de ses vœux, auxquelles on n’a pas dit qu’elles étaient là chez elles. Et devant cela moi, qui lape sur le bois le foutre qu’elles répandent, épais et trop salé, mêlé d’un peu de vin, de miettes et de restes de ce repas sommaire qu’ils avaient avalé avant de m’y étendre et de m’y attacher pour un office de chienne, de chienne que l’on baise devant la danse du monde, ses guirlandes de blessures et son feston de sang, la petite gigue amère sur laquelle on tressaute, sans émoi, sans pensée, à la merci des chiens, avant de disparaître.
Que faire de tous ces corps et du corps de la haine, où et comment mourir ?
Et du fond de la cour, comme sortis du dallage, se profilant sur l’aube qui là-bas monte à l’est, conduits par d’autres inconnus désireux à leur tour de gagner là leurs œuvres de tuerie, Andreas et Tajdîn sont amenés ici et pour venir à moi enjambent les cadavres que la nuit a semés sur le calcaire pâle. Qu’ils les forcent à me tuer serait une récompense, une bénédiction, une œuvre de miséricorde qu’ils n’accompliront pas car ces hommes ignorent tout de la miséricorde. Ils débarrassent la table de mon corps disloqué qui l’encombrait encore et par les mains me pendent à la petite fenêtre où voici quelques heures a commencé la mort d’un musicien rêveur venu jouer une aubade dans les pas d’Adrien. En travers de la table ils attachent Andreas et Tajdîn, entrent en eux longuement, consciencieusement, mécaniquement, comme s’ils s’appliquaient à remplir sans rature une fiche de signalement, un constat d’accident, un ordre de mise à mort. Toute pensée a fui le mouvement de leurs reins, ils ont des corps, un âge et une mentalité à foutre des heures durant pour obéir aux ordres et évacuer la haine qui les tient tous ensemble, exécuteurs, exécutants, sur le fil d’un rasoir qu’ils enfoncent dans nos peaux pour lacérer le goût que nous avons de l’autre, qui est comme une insulte à leur néant de glace.
Ils s’en vont, ils reviennent, parfois ce sont les mêmes et parfois des nouveaux, le soleil a gagné la moitié de sa course. Il arrive qu’ils crachent sur les corps tués la nuit qui encombrent le sol, marmonnant un juron, à la face d’Andreas, sur le dos de Tajdîn en se vidant dedans, en disant « Sac à foutre » pour résumer leur ire, puis du plat du fusil, vers cinq heures, ils brisent la nuque de mes amants allemands méconnaissables, leur pomme d’Adam éclate sur l’arête de la table, enfin ils me détachent et de nouveau me pendent, mais par les pieds cette fois, en emplissant ma bouche du sexe d’Adrien prélevé au passage, ils s’en vont et nous laissent à la puissance des mouches, ils ont gagné les œuvres qu’on accomplit sur terre, nous abandonnent au ciel aussi muet que la mort.