Les immémorants
En France, il y a un siècle, ceux qui savaient lire savaient aussi se situer dans l'espace et dans le temps. Un manuel scolaire, rédigé par deux éminents professeurs, le « Malet-Isaac », énonçait les repères historiques et géographiques connus des gens qui avaient dépassé le certificat d'études. Il n'en est plus ainsi. Les Français, et d'ailleurs tous les Occidentaux, sont devenus, pour la plupart, des hommes sans passé, des « immémorants » (ce mot, un néologisme, décrit assez la situation). Par un paradoxe ironique, on n'a jamais autant parlé du « devoir de mémoire » qu'en ces temps d'oubli, car il est bien connu que l'on insiste sur une qualité seulement quand elle est oubliée.
Il y a peu, on entendait encore les Français grommeler quand ils étaient mécontents : « On a déjà fait la Révolution, on pourrait la refaire », manifestant ainsi qu'ils étaient conscients d'une belle continuité historique. Que trouverait-on dans la tête de leurs enfants (du moins de ceux qui n'ont pas fait Normale)? Un chevalier du Moyen Âge en armure, chevauchant en guise de cheval une fusée interplanétaire, dans un lieu indéterminé !
Un film à épisodes, Le Seigneur des Anneaux, épopée qui ne se déroule nulle part, témoigne par son succès même de l'ignorance générale. Ce n'est pas la faute de nos contemporains si on a négligé de les renseigner sur les faits et sur les lieux. Une mode contraignante a voulu remplacer l'étude de l'histoire chronologique par celle de thèmes qui chevauchent les siècles, du genre « les moyens de transport à travers les âges ». Quant aux lieux, ils se valent tous pour des techniciens pressés qui ne veulent plus tenir compte des sites, les villes actuelles alignant partout les mêmes tours de verre. Dans ce tohubohu, les paysages s'estompent, les cultures se dissolvent, les histoires collectives s'effacent.
Ce salmigondis fait disparaître ce qui permettait aux individus d'effectuer l'inventaire de leur héritage.
Ajoutez à cela un mépris boursier du long terme et le culte de l'« immédiateté », et vous comprendrez que notre modernité fabrique davantage de consommateurs-zappeurs interchangeables et de « fils de pub » que de citoyens responsables, désireux de comprendre et de construire.
Or, qu'on y prenne garde : le rôle majeur d'une civilisation est de transmettre un dépôt à ses enfants, à charge pour ces derniers de contester, de dilapider ou de faire fructifier cet héritage.
Quand le jeune israélite, dans la nuit de Pâque, interroge rituellement les adultes qui l'entourent sur le sens du rite célébré, les adultes, non moins rituellement, lui répondent par le récit de la libération du peuple juif hors de l'esclavage égyptien. Il s'agit là, exprimé d'une manière saisissante dans le repas pascal du judaïsme, de l'acte fondateur de l'éducation. Ce n'est pas pour rien qu'un Pol Pot, au Cambodge, a voulu détacher radicalement les Khmers de leur passé : il savait ce qu'il faisait.
Car, sans cette interrogation du disciple au maître, sans cette transmission des maîtres aux nouveaux venus, il ne subsiste plus de civilisation, mais seulement de la barbarie; il ne subsiste même plus d'espèce humaine, ce que nous soulignerons en évoquant la préhistoire.
Cette conviction nous a poussés à tenter de raconter l'histoire des hommes. Nous savons que d'innombrables professionnels très érudits sur telle ou telle question écrivent quantité d'ouvrages, publiés chaque année (par exemple chez notre éditeur) et pour la plupart excellents ; mais ces historiens traitent de problèmes pointus, d'époques précises, de personnages isolés. Et nos contemporains – qui n'ont pas appris à l'école la chronologie – ne trouvent aucun équivalent actuel du « Malet-Isaac » (il est vrai, réédité en poche, mais ce manuel supposait connu un enseignement d'histoire qui n'est plus dispensé). Aujourd'hui, les gens ont des difficultés pour comparer les questions entre elles, pour se situer eux-mêmes dans la chaîne des temps. Or, sans point de comparaison, il n'est plus de problèmes compréhensibles, nous explique Malraux dans ses Anti-mémoires. « Penser, c'est comparer », écrit-il.
Est-il possible en effet de déchiffrer l'actualité sans références historiques, les événements les plus actuels s'enracinant toujours dans le long terme? Comment situer par exemple les guerres d'Irak sans avoir entendu parler de la Mésopotamie ? Faute de repères chronologiques et géographiques, les journaux télévisés de « vingt heures » se transforment en histoires fantastiques, en épisodes du Seigneur des Anneaux. Leurs images nous choquent sans nous concerner. Aujourd'hui, on voit tout, tout de suite, en direct, mais on ne comprend rien. On trouve en librairie d'excellents dictionnaires historiques ; mais pour consulter un dictionnaire, il faut savoir par où y entrer. On trouve sur les écrans d'Internet à peu près tout ce qu'on y cherche; mais sur la « toile », sur le « web », coexistent le meilleur et le pire, et sans culture générale il devient difficile de distinguer l'un de l'autre.
D'où l'idée simple, ambitieuse et modeste à la fois, d'écrire un livre assez court qui soit un récit de l'histoire du monde; récit forcément incomplet, orienté par le point de vue de ses auteurs, contestable donc, mais fermement chronologique. Pour reprendre le titre d'une collection célèbre, « L'histoire racontée à ma fille ou à mon fils » – davantage, ici, à tous les lecteurs qui souhaitent « s'y retrouver », et situer leurs destins personnels (pour lesquels d'innombrables « psys » leur proposent leurs services) dans la grande histoire collective, héroïque et tragique, absurde ou pleine de sens, de l'espèce humaine.
Nous avons voulu « raconter » un récit chronologique ; un conte, certes, et le plus passionnant qui soit (la réalité dépassant la fiction), mais appuyé sur le réel et non sur les fantasmagories de la littérature fantastique (genre littéraire que l'on peut apprécier, mais seulement si l'on sait qu'il est « fantastique »).
Ce livre n'est pas un livre de savants. Il se veut une espèce de résumé de l'histoire de l'humanité; rudimentaire, mais plein de rapprochements surprenants et de questions impertinentes; conte vrai où le lecteur pourra trouver des interprétations discutables de faits qui ne le sont pas. Il est destiné à tous, à l'exception des historiens de métier.
NB : Les auteurs remercient Sandra Munoz pour son aide.