La préhistoire
L'aventure des hommes commence bien avant leur histoire.
On peut faire l'histoire des peuples qui ont écrit.
Avant l'invention de l'écriture, nous ne disposons sur nos ancêtres que de documents archéologiques : ossements, outils, peintures; ensuite seulement, nous pouvons lire ce qu'ils racontaient d'eux-mêmes.
Or l'écriture est utilisée depuis environ six mille ans.
C'est dire que la préhistoire est beaucoup plus longue que l'histoire.
La Terre est une planète rocheuse située à bonne distance d'une étoile moyenne, le Soleil, semblable à des milliards d'autres étoiles.
Sur la Terre, la vie est née et s'est développée il y a plus de quatre milliards d'années, profitant de l'abondance d'eau (les océans recouvrent les trois quarts du globe) et de l'existence d'une atmosphère dense et azotée.
La vie existe certainement ailleurs, sur des planètes gravitant autour d'étoiles calmes, mais nous ne l'avons jusqu'à maintenant rencontrée que chez nous, malgré nos sondes spatiales.
Des extraterrestres vivent peut-être dans l'immensité du cosmos, mais nous n'avons aucun indice qu'ils aient jamais visité notre monde, aucune des « preuves » de leur passage éventuel ne résistant vraiment à l'analyse scientifique.
Même sans visiter la merveilleuse « galerie de l'Évolution » du Muséum d'histoire naturelle de Paris, on peut constater que sur la Terre les plus performants des animaux ont été les primates, famille à laquelle nous appartenons.
Les primates, ce sont tous les singes, petits ou grands.
Il reste encore sur la Terre d'autres grands primates que nous : les chimpanzés, les gorilles, les orangs-outangs.
Ce ne sont pas nos ancêtres, mais nos cousins.
Nos ancêtres étaient de grands primates aujourd'hui disparus : sinanthropes, pithécanthropes, etc.
Les mammifères sont les plus développés des animaux, en particulier grâce à leur mode de reproduction dans le sein des femelles,
in utero,
par lequel les œufs sont beaucoup mieux protégés que les œufs des serpents ou des oiseaux.
Les primates sont les plus intelligents des mammifères.
La vie progresse par sélection naturelle, les moins adaptés étant éliminés.
Or l'intelligence est le meilleur critère de sélection.
Une trop grande spécialisation n'est pas un avantage.
Un éléphant est formidable, mais ses défenses l'encombrent.
Un cheval va très vite, mais il n'a pas de cornes.
Le tigre est une extraordinaire machine à tuer (comme tous les félins), mais comme il n'a pas beaucoup d'efforts à faire pour se nourrir, il est assez bête.
Les primates n'ont pas de défenses, courent moins vite que le cheval, et sont nus face aux lions, mais ils triomphent des prédateurs par leur astuce.
Encore faut-il que cette intelligence puisse s'inscrire dans l'environnement : les mammifères marins (baleines, dauphins) sont très intelligents, mais ils n'ont pas de mains.
Les primates ont des mains.
Pourquoi?
Parce qu'ils vivent dans les arbres et que, pour habiter les arbres, il faut pouvoir s'y accrocher.
Les primates sont donc quadrumanes.
Leurs mains leur ont donné d'énormes possibilités d'action.
Les espèces animales changent par mutation génétique, la sélection naturelle éliminant les mutants inadaptés.
Après des milliards d'années de mutations et de sélection, les grands primates étaient à l'ère quaternaire les plus adaptables des animaux : moins forts que les éléphants, moins fauves que les tigres, moins rapides que les chevaux, mais aptes à tout.
De ce propos on peut déduire que, s'il existe quelque part dans la galaxie d'autres « humanités », elles ont toutes les chances de ressembler à la nôtre : un gros cerveau, des mains, pas trop de spécialisation...
L'étude de la préhistoire mobilise des milliers de savants et de chercheurs.
Nous n'avons pas la prétention ici d'entrer dans les détails – paléolithique inférieur, moyen ou supérieur, mésolithique, etc. –, mais de faire réfléchir sur l'essentiel.
Par exemple, depuis combien de temps l'homme existe-t-il ?
Deux écoles s'affrontent à ce sujet.
Les spécialistes des animaux nous répondent que l'homme est apparu il y a deux ou trois millions d'années à partir de grands primates aujourd'hui disparus, beaucoup plus évolués que nos actuels chimpanzés, capables de se tenir debout et de fabriquer des outils.
Mais la station debout, favorable à l'action parce qu'elle libère les mains, n'est pas le propre de l'être humain, contrairement à ce que nous affirme la célèbre bande dessinée
Rahan
qui définit les hommes comme « ceux qui marchent debout ».
Les gorilles aussi peuvent se tenir debout.
Fabriquer des outils n'est pas non plus un signe absolument humain.
Les chimpanzés savent se servir d'outils.
Par exemple, pour manger les œufs d'une termitière, ils la percent avec un roseau creux qu'ils sucent ensuite.
Ainsi les nombreux squelettes reconstitués à partir d'ossements épars, et datant d'un million d'années, comme la célèbre « Lucy », prouvent-ils seulement qu'à cette époque existaient de grands primates supérieurs, et non que ces êtres-là étaient déjà humains.
L'autre école, celle des anthropologues, pense en général que l'apparition de l'homme est beaucoup plus récente, deux ou trois cent mille ans peut-être.
Nous sommes évidemment très proches des grands singes, et même de tous les mammifères.
Voilà pourquoi nous aimons nos chiens, dont les émotions sont semblables aux nôtres.
Un chien ressent de l'affection, de la jalousie, il a l'instinct hiérarchique et territorial comme nous, et comme d'ailleurs l'ensemble des mammifères.
Mais le propre de l'homme n'est ni l'émotion, ni la station debout, ni la fabrication d'outils.
Le propre de l'homme, c'est le langage.
Les animaux n'ont pas de langage, ils ont des cris.
Même très compliqués, ce sont des cris ou des signaux prévus par le code génétique de leur espèce.
Aussi les animaux ne changent-ils que par mutations génétiques; et une mutation génétique positive ne sera sélectionnée qu'au long de milliers d'années...
Un vieux chien, ou un vieux cheval, a beaucoup appris dans sa vie; mais quand il meurt, son expérience disparaît avec lui, car il n'a pu la communiquer.
L'invention du langage est le propre de l'homme.
Par le langage, le vieil homme peut communiquer ce qu'il a appris aux plus jeunes.
Nous disions plus haut que la transmission, la relation maître-disciple ont constitué l'humanité.
Sans elle, nous redeviendrions des animaux; d'où le danger des idéologies délirantes qui contestent cette relation-là.
À cause du langage, les mutations de l'humanité ne sont plus « génétiques », mais « culturelles ».
Elles ne nécessitent plus des millénaires, seulement des années.
À cause du langage, l'espèce humaine a explosé sur la Terre et s'est transformée avec une rapidité inconnue jusque-là.
L'espèce humaine n'est plus seulement « naturelle », elle est « culturelle ».
Certes, les mutations génétiques ont continué avec leur rythme lent.
Ainsi, depuis deux cent mille ans, les couleurs de peau ont changé.
Dans les pays très ensoleillés comme l'Afrique ou l'Inde du Sud, la sélection naturelle a favorisé la survie des mutants à mélanine (peau noire), les peaux blanches étant au contraire avantagées dans les pays nordiques où les Noirs sont facilement anémiés.
Mais ces mutations sont superficielles à tel point que, lorsqu'on découvre un squelette, on est incapable d'en déduire la couleur de la peau.
On trouve des crânes allongés, « dolichocéphales », ou des têtes rondes, « brachycéphales », mais cela ne correspond en rien aux couleurs de la peau.
Les premiers hommes étaient probablement « café au lait », ce que tendent à redevenir leurs descendants à cause des flux migratoires « United Colors of Benetton ».
Une mutation génétique plus intéressante est celle qui fit de la femme la plus belle femelle mammifère.
En général, chez les mammifères, les mâles sont plus beaux que les femelles; c'est vrai pour le lion comme pour le cerf.
Chez l'homme, c'est l'inverse.
Pourquoi?
Parce que la sélection naturelle avait un problème contradictoire à résoudre.
Il fallait que les femelles humaines aient un bassin plus étroit que celui des femelles quadrupèdes, afin de pouvoir courir debout, et échapper ainsi aux prédateurs.
Mais il fallait aussi qu'elles aient un bassin assez large pour être capables d'accoucher.
On sait que, en architecture, les chefs-d'œuvre sont souvent le produit de la solution d'exigences contradictoires.
Il en fut ainsi pour l'architecture féminine, dont les courbes superbes en forme de guitare sont la résultante de deux nécessités opposées de notre espèce : courir vite et accoucher quand même.
Mais si les mutations génétiques ont continué à rythme lent, le propre de l'humanité fut la mutation culturelle à rythme accéléré par le langage.
Comment peut-on imaginer l'apparition du langage, et donc de l'humanité ?
Nous savons que cela s'est produit en Afrique orientale il y a quelques centaines de milliers d'années.
Nous savons aussi que le climat de notre planète change au cours des âges.
Il y a des changements réguliers : le cycle des périodes glaciaires et interglaciaires, qui couvre à peu près cent vingt mille ans.
Pendant les périodes glaciaires, la Terre est plus froide, les glaciers couvrent le Middle West américain et descendent en Europe jusqu'en Belgique.
Il n'y a pas de Sahara.
Le niveau des mers est plus bas et l'on peut aller à pied d'Asie en Amérique (pas de détroit de Bering) et de France en Angleterre (pas de pas de Calais).
Nous vivons actuellement une période plus chaude, « interglaciaire ».
(L'interglaciaire connaît lui aussi des changements climatiques, mais plus modérés; nous en reparlerons.)
La dernière période glaciaire s'est achevée il y a treize ou quatorze mille ans.
Le surgissement de l'humanité est peut-être dû à un événement climatique brutal, survenu il y a plusieurs centaines de milliers d'années.
Imaginons une canicule ou une sécheresse qui dure vingt ans.
Les forêts brûlent et disparaissent.
Les primates, animaux de forêt, cueilleurs de fruits, se retrouvent dans la savane, et ce pendant la durée d'une vie.
Dans les arbres, ils consommaient fruits ou feuilles, de la viande exceptionnellement quand un écureuil leur tombait dans les bras.
Dans les savanes, on peut penser que la plupart sont morts de faim ou se sont repliés dans les forêts équatoriales.
Mais un groupe a su inventer la chasse.
Certes, beaucoup de mammifères sont des chasseurs, mais les primates sont des cueilleurs; ils n'ont pas la chasse dans leur code génétique.
Alors ils se sont mis debout pour voir au-dessus des herbes, ce dont ils avaient la capacité mais qu'ils ne pratiquaient guère dans les arbres.
Ensuite ils ont essayé de faire tomber du gibier dans des pièges, de grands trous qu'ils creusaient, ou des dénivelés naturels (la roche de Solutré).
Faibles et nus, ils furent obligés de s'organiser, d'envoyer des éclaireurs pour rabattre le gibier (techniques qu'utiliseront ensuite dans leurs batailles, tous les grands capitaines).
Pour transmettre les ordres au loin, il leur fallut employer des sons qui ne faisaient pas partie de leur héritage phonétique.
Le langage était né.
Ils avaient auparavant la capacité de parler, mais ils n'en usaient pas.
Nos chimpanzés actuels ont la capacité du langage.
Comme ils ne possèdent pas de cordes vocales, ils ne peuvent pas parler, mais des chercheurs ont réussi à leur apprendre le langage des sourds-muets.
Ainsi, quelque part en Afrique orientale, il y a deux ou trois cent mille ans, un ou plusieurs groupes de primates inventèrent-ils le langage.
Et tout de suite leur univers changea.
L'invention du langage fut probablement utilitaire : il s'agissait de transmettre des ordres vocaux non prévus par le code génétique et destinés à l'exécution d'actes de chasse précis.
Mais en même temps le langage a fait naître une névrose : celle de l'avenir.
Les animaux n'ont aucune idée de l'avenir.
Ils ont la mémoire du passé, mais aucune inquiétude pour le futur.
Lorsqu'il a suffisamment de nourriture et d'affection, l'animal est parfaitement heureux dans un éternel présent.
Il n'imagine pas qu'il puisse mourir.
Il n'est pas angoissé et ne se cache que s'il se sent menacé
hic et nunc,
« ici et maintenant », par les prédateurs, la famine ou la maladie.
Après l'invention du langage symbolique, les primates qui marchaient debout se sont transformés en hommes angoissés; la névrose humaine est originelle.
Le soir, en évoquant ensemble la chasse de la journée, ils purent prendre conscience qu'un des chasseurs avait disparu : le lion l'avait tué, il était mort.
En imaginant par des paroles la chasse du lendemain, ils comprirent qu'ils risquaient de mourir.
Il y avait aussi la maladie, la vieillesse.
Des horizons métaphysiques infinis et angoissants s'ouvrirent d'un coup à ces « animaux dénaturés » (selon le titre d'un beau livre de Vercors).
Qu'est-ce que l'homme?
Un être qui sait qu'il va mourir et qui a besoin de se raconter des histoires.
Se raconter des histoires pour supporter cette idée insupportable de la finitude, pour conjurer la nécessité inéluctable de la mort.
Se raconter des histoires pour se rapprocher de ses semblables, se réchauffer de leurs paroles, former avec eux une humanité.
Capable de prévoir l'avenir, de l'organiser, le primate humain échappe du même coup à la loi génétique.
Il va pouvoir faire des choses que les animaux ne font pas - pour le meilleur et pour le pire.
Pour le pire : les animaux, même les mammifères les plus évolués, ne sont ni bons ni méchants, car ils font ce que leur « programme génétique » leur prescrit.
Il y a bien des combats de chefs pour établir la hiérarchie, mais ils ne se terminent qu'accidentellement par la mort, un geste de soumission suffisant à apaiser le vainqueur.
Il n'y a pas de meurtre chez les animaux : le loup qui mange l'agneau ne commet pas un assassinat, le loup n'est pas un loup pour le loup.
Au contraire, dans le souvenir originel de toutes les religions, nous affirme René Girard dans son livre
Des choses cachées depuis le commencement du monde,
il y a le meurtre, le « péché originel », le meurtre du Frère (Caïn), celui du Père (Œdipe).
L'homme peut transgresser la loi génétique et assassiner son frère.
« L'homme est un loup pour l'homme », constate le proverbe latin.
Le viol est, de même, quasi inconnu des mammifères.
Un très beau documentaire de Frédéric Rossif,
La Fête sauvage,
sur la course du lion nous montre la lionne en chaleur aguichant le mâle, faisant mine de céder, repartant, et ne se livrant, après des jours, que lorsque tel est son bon plaisir.
Les instincts génétiques - hiérarchie, territoire, sexualité - sont puissants chez l'être humain.
Beaucoup de rivalités de bureau font irrésistiblement songer à des combats de mâles.
Les rêveurs qui nient le patriotisme oublient que l'homme est un animal territorial ; et si la sexualité humaine peut se sublimer en amour, elle garde la formidable puissance du désir génétique.
Mais l'homme peut transgresser son programme génétique.
D'où l'absolue nécessité pour les groupes humains d'établir des lois morales ou religieuses afin de suppléer à la carence des lois génétiques.
L'homme est cet être qui a doublé son code génétique par un code culturel.
Mais le langage permet aussi à l'homme le meilleur.
Échappant à la lenteur millénaire des mutations génétiques, il va pouvoir changer à une vitesse incroyable et s'adapter à tout.
À condition, bien sûr, de transmettre l'acquis par l'éducation.
L'homme préhistorique est déjà un être historique, qui raconte le passé pour construire son avenir.
Nous l'avons souligné : détruire la transmission du maître au disciple serait détruire l'humanité.
Il n'y a plus de « nature » humaine ; il y a, dès la préhistoire, une « culture » humaine toujours menacée d'oubli.
Transmettre son savoir est, en définitive, la seule chose qui distingue l'homme de l'animal.
Le langage a donné à l'homme une formidable capacité d'adaptation.
Tous les animaux sont prisonniers de leur environnement, de leur « biotope » - pas l'homme.
L'être humain ayant surgi en Afrique orientale dans un climat trop chaud, il n'a pas de fourrure, c'est un « singe nu ».
Et pourtant il va occuper la Terre entière, et presque jusqu'aux pôles.
Ce n'est pas qu'il change de climat - non, il emmène son climat avec lui en s'inventant vêtements et abris.
Les Eskimos étaient encore il y a peu des hommes préhistoriques (car la préhistoire a duré, dans certains coins perdus de la Terre, jusqu'au milieu du xx
e
siècle).
Or ils avaient réussi à vivre de manière quasi équatoriale dans l'Arctique en inventant des techniques si ingénieuses qu'elles sont devenues des noms communs dans toutes les langues : les igloos de neige qui protègent du froid en utilisant le froid, les anoraks, les kayaks insubmersibles.
Ainsi, l'homme est le seul animal capable du pire et du meilleur : du pire parce que c'est la seule espèce capable de meurtre et d'autodestruction; du meilleur parce que c'est aussi la seule capable de s'adapter à tout, de tout inventer.
On peut faire une sorte d'histoire de la préhistoire.
D'abord, s'il y eut plusieurs groupes de primates qui s'humanisaient, il ne reste plus aujourd'hui que les descendants d'un seul de ces groupes, celui des
sapiens sapiens.
Parmi les autres, l'un notamment se multiplia assez pour qu'on en retrouve des ossements jusqu'en Europe : il s'agit du
sapiens neandertalensis.
L'homme de Neandertal était d'apparence plus simiesque.
Il était, par exemple, affublé d'un bourrelet osseux au-dessus des yeux qui le faisait ressembler aux gorilles actuels.
Cependant, il avait un cerveau plus gros que le nôtre.
Il connaissait l'art et la religion.
Il enterrait ses morts selon des rites compliqués.
Notons au passage que les objets d'art et les tombes sont des preuves indiscutables d'humanité.
Mais les tombes les plus anciennes que nous ayons découvertes n'ont pas plus de quarante ou cinquante mille ans; quant aux peintures rupestres, elles sont plus récentes encore.
Cela n'a rien d'étonnant : statistiquement, les commencements échappent toujours à l'archéologue, qui a davantage de chances de retrouver les objets déjà nombreux.
Or l'homme de Neandertal a complètement disparu il y a vingt mille ans, sans que nous puissions comprendre pourquoi.
Nous savons que le
sapiens sapiens
et le
sapiens neandertalensis
ont coexisté sur les mêmes territoires pendant quelques milliers d'années.
Se sont-ils fait la guerre ?
Étaient-ils interféconds ?
On n'en sait rien.
Plus probablement nos ancêtres mieux adaptés ont pris tout le gibier pour eux, condamnant les autres à la famine.
Quoi qu'il en soit, tous les hommes vivant actuellement sur la Terre, si variées soient leurs apparences physiques, descendent de quelques milliers de
sapiens sapiens
africains.
La génétique le prouve.
Nous savons aussi que ces
sapiens
ont peuplé progressivement la Terre entière.
Évidemment, il ne s'agit pas de concevoir ces migrations-là comme les voyages de découverte du XV
e
siècle.
Il faut beaucoup de terrain pour une tribu de chasseurs.
Quand il y a trop de jeunes guerriers, un groupe se détache de la tribu mère et se déplace de quelques dizaines de kilomètres pour trouver un espace de chasse vierge, et ainsi de suite.
Ces voyages se faisaient à un rythme si lent que, arrivés à un bout de la Terre, les descendants des migrants avaient oublié l'endroit dont leurs ancêtres étaient partis quelques millénaires auparavant; d'autant plus qu'ils ne maîtrisaient pas l'écriture, et nous savons que la tradition orale ne remonte pas au-delà de quatre générations dans le passé.
Ainsi la conquête de la planète par les hommes préhistoriques fut-elle une conquête inconsciente.
Mais nous pouvons en situer certaines étapes.
Il y a trente mille ans, on trouve des êtres humains en Afrique, en Europe, en Asie, mais pas en Amérique.
Les Amériques étaient vides d'hommes.
Ceux-ci y sont arrivés il y a vingt mille ans, venant d'Asie et passant à pied par ce qui est aujourd'hui le détroit de Bering.
C'était au cours de la dernière période glaciaire; la mer était plus basse.
Les Indiens d'Amérique sont donc des Asiatiques, même aujourd'hui, par leurs traits physiques et par les langues qu'ils parlent.
Ensuite la mer est remontée, isolant ces hommes-là du reste de l'humanité - qui ne les rejoindra sur leur continent, et pour leur malheur, qu'au XVI
e
siècle de notre ère !
À la même époque, les aborigènes australiens vinrent à pied du continent, avant d'être isolés eux aussi.
Progressivement, les langues se sont différenciées.
Les premiers groupes africains parlaient certainement un idiome commun.
Avec les millénaires, Babel s'installe; mais il reste des traces de cette origine linguistique commune : « maman », par exemple, est un mot commun à toutes les langues de la Terre - peut-être parce que c'est le premier que les bébés peuvent prononcer.
Répandus sur toute la Terre il y a quinze mille ans, les
sapiens sapiens
qui restaient seuls n'étaient pas encore très nombreux.
La chasse nécessite de vastes espaces.
Elle est soumise à l'abondance ou à la rareté du gibier, lesquelles dépendent de facteurs écologiques ou climatiques imprévisibles.
Disons qu'à cette époque l'humanité préhistorique demeurait, comme celle des baleines, une espèce menacée, oscillant entre 100 000 individus les années de famine et 2 ou 3 millions les années d'abondance, d'autant plus que ces gens ne savaient pas conserver la viande.
Il est assez facile de se représenter ce qu'était une tribu préhistorique, parce que la préhistoire a duré très longtemps en beaucoup d'endroits.
Les Indiens d'Amérique, tous les « peuples premiers » en général, étaient des hommes préhistoriques.
L'adjectif « préhistorique » n'implique aucun jugement de valeur; c'est un adjectif technique qui s'applique aux peuples sans écriture.
La tribu indienne décrite dans le film
Danse avec les loups,
avec ses guerriers, son conseil des anciens, ses chamans, nous semble montrer assez bien ce que pouvait être l'homme préhistorique.
Ce n'était pas un imbécile.
Les tribus transmettaient des cultures élaborées et chatoyantes, des techniques admirables (nous avons souligné l'ingéniosité des igloos, kayaks et anoraks eskimos).
Elles utilisaient déjà des arcs et des flèches, des outils.
Un jeune Papou pouvait nommer par leur nom et distinguer des centaines de plantes (ce que nous ne sommes pas capables de faire, à l'exception des botanistes du Muséum d'histoire naturelle).
L'homme préhistorique accéda dès le début à l'art absolu.
Y a-t-il un progrès entre un tableau de maître et les peintures murales de Lascaux?
Surtout, l'homme préhistorique est très proche de nous.
Il a des lois, un honneur, et une religion très développée : l'animisme, l'adoration des forces de la nature.
« Dieu respire dans les plantes, rêve chez les animaux et s'éveille en l'homme », dit un proverbe comanche.
La tribu est une société complexe, où l'éducation joue un rôle fondamental.
Il n'y a certes pas d'écoles, mais une transmission par les anciens et des rites de puberté, de passage à l'âge adulte, d'initiation pour les garçons ou pour les filles, rites qui subsistent aujourd'hui dans beaucoup de sociétés.
L'homme préhistorique est tellement proche de nous qu'on ne le reconnaîtrait pas habillé dans le métro.
Plus proche même que nous ne l'imaginons.
En fait, depuis la préhistoire, il y a eu d'immenses progrès scientifiques et techniques, mais aucun progrès psychologique : l'homme est le même que le jour de son surgissement.
D'ailleurs, les hommes encore préhistoriques qui, au XX
e
siècle, entraient en contact avec notre monde moderne (il n'y a probablement plus aujourd'hui sur la Terre de tribus préhistoriques, mais il y en avait au XX
e
siècle et les « premiers contacts » y furent nombreux : Papous de Nouvelle-Guinée, Indiens d'Amazonie) n'étaient guère étonnés par nos techniques sophistiquées.
Car, si l'on y réfléchit, il n'y a pas de différence de nature entre l'invention du feu et celle de la bombe atomique, entre le tam-tam et l'Internet, entre la vitesse du coureur de savane et celle du TGV.
Contemplant les oiseaux, les hommes ont toujours désiré voler, comme en témoigne le mythe d'Icare.
Stanley Kubrick a très bien compris et décrit cela dans la première scène de son chef-d'œuvre, 2001,
l'odyssée de l'espace.
On y voit des primates s'affronter.
L'un d'entre eux saisit un os qui traînait et le lance vers le ciel en direction de ses adversaires.
Le cinéaste transforme alors, par un fondu enchaîné, cet os en fusée interplanétaire.
Kubrick avait parfaitement compris que lancer un tibia ou lancer une fusée, c'est le même geste!
Ainsi la préhistoire n'est-elle pas un univers étranger.
De grandes questions toujours actuelles y sont déjà posées : la menace du meurtre, la nécessité de la loi, la beauté de l'art, l'importance vitale de la transmission du savoir.