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Le chat et la souris
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6 avril, 17 h 36
ZIC de la calotte glaciaire
Station dérivante Oméga
Arriverai-je un jour à me réchauffer… ?

Le commandant Perry traversait la banquise. Le hurlement lugubre de la brise faisait écho au vide de son cœur. Aux confins du monde, le vent était une créature vivante qui soufflait en permanence et rongeait le paysage, telle une bête affamée. Le prédateur dans toute sa splendeur : impitoyable, tenace et impossible à éviter. « Ce n’est pas le froid qui tue, c’est le vent », disait un vieux proverbe inuit.

Perry s’enfonçait d’un pas régulier entre les mâchoires de la tempête. Derrière lui, la Sentinelle polaire flottait dans une polynie, vaste étendue d’eau piégée au milieu de la banquise. La station dérivante Oméga avait été construite sur sa berge pour permettre aux sous-marins militaires d’y accéder facilement. Le lac devait sa stabilité à une grosse couronne de crêtes de pression. D’une hauteur de deux étages et d’une profondeur quatre fois supérieure, les remparts de glace le protégeaient contre la poussée constante de la banquise, et il fallait marcher quatre cents mètres par un froid intense pour atteindre les bâtiments érigés sur un semblant de plaine.

Perry dirigeait la première équipe autorisée à accoster. Tandis que les marins bavardaient entre eux, il resta calfeutré dans sa parka militaire, le visage encadré par une capuche bordée de fourrure. Il contempla le Nord-Est, là où la base russe avait été découverte deux mois plus tôt, à même pas cinquante kilomètres de là. Un frisson lui parcourut l’échine, mais cela n’avait rien à voir avec la température glaciale.

Tant de morts… Il revit les cadavres, anciens locataires de la station, entassés comme du bois de chauffage après avoir été découpés ou dégelés de leur sépulture arctique. Trente-deux hommes, douze femmes. Il avait fallu quinze jours pour évacuer tout le monde. Certains semblaient morts de faim, d’autres avaient connu une fin plus violente. Dans une cabine, on avait retrouvé une victime pendue au bout d’une corde si gelée qu’elle s’était effritée sous leurs doigts. Et ce n’était pas le pire…

Perry chassa la triste pensée de son esprit.

Alors qu’il gravissait une butte en s’aidant de marches taillées à même la banquise, la station dérivante apparut. Le hameau de quinze cabanes Jamesway rouge vif faisait penser à une traînée de sang sur la neige immaculée. La fumée qui s’échappait de chaque abri donnait l’impression – trompeuse – d’une brume de chaleur qui frémissait au rythme monotone de vingt-quatre groupes électrogènes. Des effluves de gazole et de kérosène emplissaient l’atmosphère. Quant à l’unique drapeau américain fixé à son poteau, il claquait au vent.

Éparpillées autour du campement semi-permanent, quelques motoneiges et deux grosses chenillettes servaient à transporter les scientifiques et le personnel de la station. Il y avait même un char à glace, c’est-à-dire une espèce de catamaran posé sur des patins en inox.

Perry scruta l’horizon. Depuis la découverte de l’ancienne base souterraine russe, les chercheurs d’Oméga y avaient effectué d’innombrables allers-retours et, à l’heure actuelle, le quart des effectifs avaient été transférés vers l’étrange iceberg.

Le commandant observa le paysage. Le chemin qui menait à la base était facile à repérer, car la calotte polaire y était recouverte de sastrugi, c’est-à-dire d’ondulations de neige gelée créées par les vents et l’érosion. « Une vraie tarte au citron meringuée », avait commenté Bratt. Au fil de leurs passages répétés, les différentes auto- et motoneiges avaient néanmoins considérablement aplani le terrain, traçant une piste usée à travers les vaguelettes craquantes.

Perry comprenait que les scientifiques soient animés par une curiosité avide, mais c’était lui qui, le premier, avait franchi le seuil de la station désaffectée, et nul ne savait ce qu’il y avait trouvé, accompagné de quelques marins. D’emblée, il avait intimé à ses hommes de tenir leur langue et chargé des gardes armés d’empêcher tout accès au secteur concerné. Une seule personne était au courant de la situation : le Dr Amanda Reynolds, présente lors de son entrée dans la base. Pour la première fois de sa vie, la femme robuste et indépendante qu’elle était avait été bouleversée au plus profond de son âme.

De quelque nature que soit le tressaillement enregistré par DeepEye, on n’avait rien repéré de probant. Peut-être s’agissait-il d’un écho fantôme du sonar, d’un mirage engendré par le mouvement propre du sous-marin. À moins qu’un charognard – de type ours polaire – n’ait ensuite déserté les lieux ? La dernière hypothèse était très improbable, car l’animal se serait alors introduit par une entrée secrète. Deux mois auparavant, ils avaient dû recourir à l’aluminothermie pour découper un passage jusqu’à la station enfouie. Depuis, d’autres charges calorifiques et de l’explosif C-4 avaient servi à créer, à proximité, une polynie permettant à la Sentinelle d’approvisionner la base récemment réinvestie.

Perry regretta qu’ils ne se soient pas contentés de couler l’étrange relique russe. Une chose était sûre : il n’en ressortirait rien de bon, mais il devait obéir aux ordres. Une rafale de vent le fit frissonner.

Un cri ramena son attention vers les cabanes Jamesway. Un homme en parka bleue les incitait à le rejoindre. Tête baissée pour affronter les bourrasques, il courut à la rencontre de Perry.

— Commandant !

Erik Gustof, météorologue canadien, était un solide gaillard d’origine norvégienne aux cheveux blond-blanc mais, là, on ne voyait de lui qu’une paire d’yeux protégés par des lunettes de ski et une moustache alourdie de givre.

— Un appel satellite pour vous.

— Qui… ?

— L’amiral Reynolds. Je vous conseille de vous dépêcher. Une violente tempête se dirige vers nous, et la dernière série d’éruptions solaires perturbe encore les communications.

— D’accord. Messieurs, rompez les rangs. Vous avez tous quartier libre jusqu’à 20 heures. Après quoi, l’équipe suivante aura permission d’accoster.

La nouvelle fut accueillie dans la liesse générale, et les marins se dispersèrent, certains vers le mess, d’autres vers la salle de détente ou les quartiers d’habitation pour des échanges plus personnels. Perry, lui, suivit le météorologue vers les trois cabanes qui servaient de QG principal.

— Le Dr Reynolds m’a envoyé vous chercher, commandant. Elle discute avec son père, mais on ignore combien de temps la liaison va tenir.

Ils ôtèrent la neige et la glace qui collaient à leurs bottes, puis s’engouffrèrent dans la salle des opérations. Après une longue marche par des températures glaciales, la chaleur qui régnait à l’intérieur fut presque douloureuse. Perry retira ses gants, ouvrit son anorak, ôta sa capuche et effleura le bout de son nez pour s’assurer qu’il était encore là.

— Frisquet dehors, hein ? lança Erik, resté en parka.

— Plus que le froid, c’est surtout l’humidité, ironisa le commandant.

Il pendit son manteau parmi de nombreux autres et, vêtu d’une combinaison-pantalon bleue personnalisée à son nom, il coinça sa casquette sous sa ceinture.

— Vous connaissez le chemin jusqu’à la station SATNAV. Je sors vérifier mes instruments avant l’arrivée de la tempête.

— Merci, Erik.

Souriant, le Canadien rouvrit la porte. En quelques secondes, le vent avait déjà forci. Une rafale gifla Perry. Erik se dépêcha de refermer le battant derrière lui.

Le commandant se frotta les mains en frissonnant. Quelle bande de cinglés se porterait volontaires pour passer deux ans dans un trou aussi paumé ?

Il traversa le vestibule et rejoignit la salle principale, qui regroupait les bureaux administratifs et plusieurs laboratoires. Leur mission ? Mesurer les variations saisonnières de croissance et d’érosion de la banquise afin d’établir un bilan thermique de l’Arctique. Les scientifiques des autres cabanes menaient des études radicalement différentes, depuis l’opération minière d’envergure censée échantillonner le plancher océanique jusqu’à l’hydrolaboratoire observant la santé du phyto- et du zooplancton sous la glace. Les travaux s’étalaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, au fil de la dérive d’une station qui suivait les courants polaires et parcourait environ trois kilomètres par jour.

Après avoir salué quelques visages familiers, Perry franchit les portes d’un sas qui conduisait à un bâtiment mitoyen.

Cette cabane-là bénéficiait d’une isolation renforcée et de deux générateurs de secours, car, unique lien d’Oméga avec l’extérieur, elle accueillait l’ensemble du matériel radio : ondes courtes pour contacter les équipes sur la banquise, TBF et UBF pour les sous-marins affectés sur zone et SATNAV, système de communication militaire par satellite.

Perry rejoignit Amanda Reynolds qui, seule dans la pièce, leva le nez de son téléscripteur. Grâce au petit appareil portable, elle parlait au micro, et les réponses s’affichaient sur un écran LCD.

Après avoir hoché la tête vers le commandant, elle reprit sa conversation :

— Oui, papa. Je sais qu’au début, tu ne voulais pas me voir ici, mais…

Quand l’amiral lui coupa la parole, elle lut la transcription sur le moniteur. Son visage s’empourpra : ils se disputaient et, à l’évidence, le sujet de discorde ne datait pas de la veille. Inquiet pour sa fille à cause de son handicap, Reynolds avait d’abord refusé qu’elle rejoigne la mission mais, déterminée à lui prouver son indépendance, Amanda n’en avait fait qu’à sa tête.

Perry se demanda si elle ne souhaitait pas tant se convaincre elle-même que convaincre son propre père. Il n’avait jamais rencontré de femme aussi farouchement décidée à prouver sa valeur dans tous les aspects de la vie.

Et il y avait un prix à payer.

Avec son regard las et cerné, la jeune femme avait pris dix ans en deux mois. La faute au terrible secret qui pesait sur sa conscience…

— On en reparlera plus tard, grogna-t-elle. Le commandant Perry est arrivé.

Le temps de lire la réponse de son père, elle retint son souffle et se mordit la lèvre inférieure.

— Parfait !

Elle arracha son casque et le tendit à son voisin d’une main tremblante. Colère, frustration ou les deux ? Il couvrit le micro de sa paume pour s’adresser à elle en privé.

— Il continue de verrouiller les informations ?

Amanda se leva de son siège en ricanant.

— Cadenas électronique, reconnaissance d’empreinte vocale et identification par scanner rétinien. Fort Knox ne pourrait pas être plus sécurisé.

— Il fait de son mieux, sourit Perry. L’appareil bureaucratique qu’il a sous ses ordres grince lentement et, vu la sensibilité du dossier, les canaux diplomatiques doivent être traités avec tact.

— Je ne vois pas pourquoi. Ce machin remonte à la Seconde Guerre mondiale. Après autant de temps, les gens ont le droit de savoir.

— Ils ont attendu cinquante ans. Ils peuvent patienter un mois de plus. Comme les rapports entre les États-Unis et la Russie sont déjà tendus, il vaut mieux graisser les rouages avant de lâcher le scoop.

— J’ai l’impression d’entendre mon père, soupira Amanda.

— Auquel cas, notre relation serait très freudienne, répondit-il avant de l’embrasser.

— Tu embrasses aussi comme lui, murmura-t-elle.

Il s’étrangla de rire et s’écarta.

— Ne fais pas trop attendre le big boss.

Il enfila son casque et orienta le micro vers sa bouche.

— Allô ? Ici, Perry.

— Je m’en remets à vous pour prendre soin de ma fille, annonça Reynolds d’une voix entrecoupée de parasites.

— Oui, amiral… Très grand soin même.

Le commandant pressa la main d’Amanda. Leur affection réciproque n’était un secret pour personne mais, depuis deux mois, leur lien s’était renforcé, passant d’une simple tendresse à un sentiment plus profond. Par respect des convenances, ils se montraient discrets. Même l’amiral ignorait tout de la tournure que leur relation avait prise.

— Je serai bref, commandant. Hier, on a remis un exemplaire de votre rapport à l’ambassadeur russe.

— Je croyais qu’on ne devait pas les contacter avant de…

— On n’a pas eu le choix. Moscou a appris qu’on avait découvert la vieille station polaire.

— Quel impact la nouvelle aura-t-elle sur nous ici ?

Le silence fut si long que Perry craignit d’avoir perdu la liaison, puis l’amiral reprit :

— Greg…

L’utilisation informelle de son prénom lui fit dresser l’oreille.

— Greg, j’ai autre chose à vous annoncer. Je suis peut-être exilé sur la côte ouest, mais je connais assez le métier pour savoir que la ruche bourdonne à Washington. Il se passe un truc là-bas. La NSA1 et la CIA se rencontrent de nuit afin d’évoquer le sujet. Le ministre de la Marine a été rappelé d’un voyage au Moyen-Orient, et l’ensemble du cabinet a dû écourter ses vacances de Pâques.

— Pourquoi un tel cirque ?

— Aucune idée, justement. Quelque chose a éclaté dans les plus hautes sphères de l’État, au-dessus de mon niveau de commandement. La nouvelle n’est pas encore descendue jusqu’à moi… si tant est qu’elle y arrive un jour. Un bordel politique monstre se prépare. Washington est en train de fermer les écoutilles. Je n’avais encore jamais rien vu de pareil.

Un frisson glacé parcourut l’échine de Perry.

— Je ne comprends pas. Pourquoi ?

De nouveau, la réponse de Reynolds fut hachée par des grésillements électroniques :

— Je n’ai pas de certitude, mais je voulais vous tenir au courant des derniers événements.

Perry fronça les sourcils. À ses yeux, il n’y avait rien de neuf sous le soleil de la vie politique. Il avait compris l’inquiétude de l’amiral, mais que pouvait-il faire d’autre ?

— Une dernière chose, commandant : un assistant du sous-secrétaire m’a informé d’un détail curieux. En réalité, un seul mot semble être à l’origine de tout ce charivari.

— Lequel ?

— Grendel. Il s’agit peut-être d’un code, d’un nom de navire, je ne sais pas. Ça ne vous évoque rien ?

Perry ferma les yeux. Grendel… La découverte avait eu lieu le jour même. Recouverte d’une épaisse couche de glace et de givre, la plaque d’acier située à l’entrée de la station russe passait facilement inaperçue.

ЛЕДOВАЯ СTAHЦИЯ ГPEHДEЛ

— Greg ?

Le commandant avait l’esprit en ébullition. Comment Washington savait-il… ? Après avoir débattu sur le sens de l’écriteau et en particulier du dernier mot, l’interprète affecté à Oméga et l’expert linguistique de la Sentinelle avaient abouti à la même conclusion.

C’était le nom de la base souterraine : Station polaire Grendel.

— Vous êtes encore là, Perry ?

— Oui, amiral.

— Le mot vous rappelle-t-il quelque chose ?

— Oui, je crois, lâcha-t-il sur un ton crispé.

Perry avait remarqué les mêmes caractères cyrilliques sur une porte de la station où il avait lui-même posté des gardes armés.

ГPEHДEЛ

Jusqu’alors, il ignorait la signification des lettres peintes au pochoir sur le monstrueux battant.

À présent, il savait.

Sauf qu’il n’avait pas été le premier.

18 h 26
Chaîne de Brooks, Alaska

Matt menait la rude ascension en tenant Mariah par les rênes. Sur le dos de l’animal, Craig se cramponnait au pommeau de la selle. Le temps d’atteindre la vallée ou, du moins, une partie plane, Matt préférait marcher à côté, de peur d’épuiser sa monture, et les quatre chiens trottinaient devant.

Leur but à tous ? Quitter les montagnes au plus vite. Seul Bane, manifestement conscient des appréhensions de son maître, restait en retrait, à l’affût.

Matt jeta un coup d’œil derrière lui. Les parachutistes avaient sans doute atterri, mais on n’entendait aucun bruit de moteur. A priori, le groupe n’était pas traqué, mais une forêt dense de trembles et d’épicéas leur occultait la vue.

Au crépuscule, l’astre doré disparaissait entre les amoncellements de nuages noirs et les sommets. En avril, les jours rallongeaient, et on assistait à une lente transition entre les ténèbres persistantes de l’hiver et le soleil estival de minuit.

Ébloui, Matt ne voyait rien de ce qui se passait. Il fronça les sourcils. Peut-être s’était-il trompé… À force de vivre seul en pleine nature, il y avait de quoi devenir paranoïaque.

Craig remarqua son air préoccupé.

— Et s’il s’agissait d’une équipe de sauvetage ? On s’est peut-être enfuis sans raison valable.

Une explosion retentit, une boule de feu jaillit de la vallée alors plongée dans la pénombre, puis l’écho de la déflagration se tut.

— L’avion…, murmura le journaliste.

— Ils l’ont fait sauter.

Abasourdi, Matt imagina le corps de Brent Cumming réduit en cendres.

Il n’y avait qu’une explication possible.

— Ils masquent leurs traces. Si l’avion a été saboté, ils doivent détruire toutes les preuves, y compris les témoins.

Matt songea aux empreintes de sabots, de bottes et de pattes qu’ils avaient laissées en fuyant le lieu de l’accident. Il n’avait pas eu le temps d’effacer leur piste.

En contrebas, un gémissement digne d’une scie à ruban déchira la forêt. Un moteur vrombit, puis se mit à ronronner, bientôt imité par un second.

D’un grondement sourd, Bane réagit au vacarme.

Matt contempla le soleil couchant. Les nuages étaient de plus en plus bas. Cette nuit-là, il tomberait plus qu’une averse de neige, ce qui pousserait les saboteurs à vouloir les rattraper avant la nuit.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Craig.

Matt tira sur la longe de Mariah et reprit sa route vers le sommet. Il devait trouver le moyen de les retarder, du moins jusqu’à l’arrivée des premiers flocons.

— Vous avez un endroit où nous cacher ? insista le rescapé d’une voix mal assurée.

Alors que la jument gravissait un talus rocailleux, il s’aplatit sur la selle.

Matt écarta sa question d’un revers de main. La priorité était de survivre jusqu’à la nuit. Une chose était sûre, ils partaient avec un handicap : un cheval, deux hommes… alors que leurs poursuivants pilotaient chacun une motoneige. La balance ne penchait pas en leur faveur.

Alors que le bruit des moteurs s’amplifiait déjà, Matt encouragea Mariah à grimper plus vite. Au sommet, une rafale glaciale apporta du sud-ouest une promesse de givre imminent. Sans hésiter, il redescendit la pente vers son bivouac. Comme ils ne pouvaient pas s’y réfugier, il examina les autres solutions. Il connaissait bien quelques grottes, mais elles se trouvaient trop loin et ne garantissaient pas une réelle sécurité. Il fallait échafauder un nouveau plan.

— Vous savez monter à cheval ?

Les prunelles étincelantes d’effroi, Craig acquiesça.

Matt prit le fusil coincé derrière la selle et se fourra une boîte de cartouches dans la poche.

— Qu’est-ce que vous mijotez ?

— Ne vous inquiétez pas, je vais juste vous utiliser comme appât. Bane !

Le chien se redressa, tout ouïe. Le bras pointé vers la vallée, son maître ordonna sur un ton sec :

— Bane… au camp !

Dès que le chien obéit, ses congénères lui emboîtèrent le pas. Matt flanqua une tape sur la croupe de Mariah pour l’inciter à suivre, puis il trottina à côté d’eux.

— Ne quittez pas les chiens d’une semelle. Ils vont vous conduire à ma tente. Cachez-vous là-bas du mieux que vous pouvez. Il y a aussi une hache près du tas de bois, au cas où.

Craig blêmit, mais il hocha la tête et gagna ainsi le respect de son interlocuteur.

Matt s’arrêta. Au bout de quelques secondes, la jument, le cavalier et les chiens disparurent dans la forêt touffue.

Il remonta la butte jusqu’à une vingtaine de mètres du sommet, bondit du sentier boueux piétiné jusqu’à un affleurement de granit, puis sauta sur une autre pierre. Il ne voulait laisser aucune trace de son nouveau passage. Une fois loin de la piste, il se tapit à l’ombre d’un majestueux épicéa, où il jouissait d’une vue imprenable sur la crête de la colline. À supposer qu’ils empruntent le même chemin, les motards se découperaient sur le ciel bleu foncé.

Accroupi, Matt enroula la bandoulière du fusil autour de son poignet, coinça la crosse en noyer contre son épaule et visa le long du canon. D’aussi près, il avait bon espoir de descendre un pilote, mais réussirait-il à abattre les deux ?

Tels des animaux enragés lancés aux trousses de leur proie, les moteurs rugissaient de plus en plus.

Le sang battant contre ses tempes, Matt s’agenouilla et se crut de retour dans une autre vie, dix ans plus tôt, le jour où il s’était retrouvé prisonnier d’un immeuble somalien en ruine. Les tirs fusaient de partout. Le monde n’était plus qu’un entrelacs de lignes et d’ombres vertes à travers ses lunettes de vision nocturne. En fait, plus que les coups de mortier, c’était l’attente qui déstabilisait souvent les soldats.

Matt s’obligea à se décontracter et à se tenir prêt. Trop crispés, les meilleurs snipers pouvaient rater leur cible. Il souffla et se concentra sur lui-même. À mille lieues de la Somalie, il se trouvait au cœur des bois qu’il affectionnait tant. L’odeur piquante des aiguilles de pin écrasées l’aida à reprendre ses esprits et à se rappeler où il était. Ces montagnes-là, il les connaissait comme sa poche.

Sur l’autre versant, le rugissement des motoneiges s’accrut encore. On entendait les branches casser sous le poids des pneus cloutés. Tout près… Matt déplaça son doigt de la sous-garde vers la détente et se pencha sur son fusil, la joue posée contre la crosse.

L’attente parut interminable. Malgré le froid, il sentit une perle de sueur rouler le long de sa tempe et s’empêcha de cligner des paupières. Toujours tirer les yeux grand ouverts. Son père le lui avait souvent martelé quand ils chassaient le cerf en Alabama et, des années plus tard, son sergent instructeur en avait remis une couche. Appliqué, Matt respirait à peine par le nez.

Approche…

Comme si elle avait entendu, une moto bondit à pleins gaz par-dessus la colline et le prit de court. Au lieu d’escalader prudemment la côte, le pilote avait appuyé sur le champignon.

Concentré sur le vol plané de l’engin, Matt changea de position et pressa la détente. Le coup partit, aussitôt suivi du tintement d’une balle sur le métal.

La moto chassa sur le côté. Il avait touché le passage de roue arrière. Le pilote et sa monture rebondirent tant bien que mal sur le sol, puis entamèrent une série de tonneaux. Le type en blanc dégringola le long de la pente et s’évanouit dans les broussailles.

— Merde, marmonna Matt.

Il ignorait si l’homme était indemne, blessé ou mort, mais il n’osait pas quitter des yeux le haut de la colline. La seconde moto restait invisible. Il inséra une nouvelle cartouche en regrettant son vieux M-16 automatique de Béret vert.

Il couvrit le sommet de la butte.

Après la puissante détonation et le premier accident retentissant, ses oreilles bourdonnaient. Un grondement sourd résonnait autour de lui et, lorsqu’une ombre attira son regard, Matt pivota à temps pour voir la seconde moto débarquer à gauche, au-dessus de la colline.

Il braqua son fusil, plus en désespoir de cause qu’en visant vraiment, et tira. Cette fois-là, on n’entendit même pas la balle frapper la carrosserie. La motoneige atterrit en douceur, le pilote se protégea entre les poignées de son guidon, et ils décampèrent tous deux derrière un rocher.

À l’abri de l’épicéa, Matt rechargea encore. Ses adversaires n’étaient pas des amateurs. Anticipant l’embuscade, ils avaient envoyé la première moto à tombeau ouvert pour faire diversion, tandis que la seconde passait sur le côté.

Crac !

Une branche explosa trente centimètres au-dessus de sa tête et l’arrosa d’éclats de bois. Il se recroquevilla, l’arme collée contre la poitrine. Le tir venait de l’endroit où le premier pilote avait plongé. Le salaud n’était donc pas mort !

Matt ravala son affolement. Le sniper ne l’avait pas clairement en ligne de mire, sinon il ne l’aurait pas raté. Il s’était fié à la seconde détonation adverse pour ajuster son tir et il avait visé une branche pour l’obliger à sortir de sa cachette.

— Merde…

Matt était pris au piège entre le type tapi à gauche dans les broussailles et l’autre qui cavalait toujours entre les cailloux.

Les mâchoires serrées, il tendit l’oreille. Le vrombissement de la seconde motoneige n’était plus qu’un ronronnement régulier. Que se passait-il ? Le pilote attendait-il quelque chose ? Avait-il abandonné sa monture, moteur allumé, le temps de trouver une meilleure planque ?

Inutile de courir le risque. Matt devait vite déguerpir.

Il lâcha un juron à voix basse, dévala sur le dos une pente tapissée d’aiguilles d’épicéa et atterrit dans un petit canal de fonte des neiges. Son pantalon de laine se gorgea d’eau, mais sa veste militaire rapiécée garda son torse au sec.

Il resta allongé quelques instants, aux aguets. À part le ronflement menaçant de la moto, on n’entendait plus un bruit. Ses poursuivants ne se trahissaient pas. Matt ignorait s’il s’agissait de soldats ou de mercenaires mais, en tout cas, c’était une équipe de professionnels. Seule consolation ? Le reporter était provisoirement hors de danger, car les deux motards devaient d’abord se débarrasser d’un adversaire armé avant de continuer leur route.

Matt étudia les maigres options qui s’offraient à lui. Certes, il pouvait laisser Craig aux mains des tireurs. Il y avait fort à parier qu’ils en voulaient surtout au journaliste, et il n’aurait aucun mal à disparaître seul dans les bois, mais ce n’était pas une solution : il devait penser à ses chiens.

Il descendit le ruisseau tout doucement, en crabe. Le froid intense l’aida à se calmer. Rien de tel qu’un bain de siège glacé pour s’éclaircir les idées…

Trente mètres plus loin, Matt déboucha sur une cascade rocheuse de deux mètres de haut. Il roula sur le ventre, se laissa tomber les pieds en avant et veilla à ne pas mouiller son fusil.

Grossière erreur !

À peine l’Américain avait-il basculé dans le vide qu’un tir arracha l’arme à ses doigts engourdis. En tentant bêtement de la protéger, Matt l’avait brandie trop haut et avait trahi sa présence. Il atterrit sans ménagement dans une flaque de neige fondue et plaqua sa main endolorie contre lui.

Le fusil gisait en piteux état sur la berge : le canon n’avait rien, mais la crosse en noyer était fichue. Matt détala le long de la petite falaise sans même prendre la peine de masquer sa fuite. Il se rua dans les buissons, piétina des branchages et arriva devant un amas grossier de cailloux et de talus défoncés signalant l’existence d’un ancien glacier. Un vrai labyrinthe de rigoles, de rochers et de ravins.

Derrière lui, on n’entendait rien, mais Matt savait que ses assaillants gagnaient du terrain, arme à l’épaule, prêts à l’abattre.

Sous la pression, il galopa le long de la paroi. Les ombres s’épaississaient à mesure que les nuages cachaient le soleil déclinant. Vivement la nuit ! Il rejoignit la zone escarpée et se blottit derrière un rocher.

À présent, c’étaient ses ennemis qui profitaient de l’obscurité. Un crépuscule d’encre avait envahi la région. Matt scruta l’arête de la falaise. Rien. Il se détourna et faillit la rater. Une ombre furtive. Il s’aplatit au sol. Quelqu’un descendait en rappel, à moitié caché derrière un éboulis. Avant que le garde forestier ne puisse brandir son fusil abîmé, la silhouette s’évanouit au pied du rempart.

Matt continua de braquer son arme du mieux qu’il put. Sans le soutien précieux de la crosse, il la tendit à bout de bras. Le canon frémit. Impossible d’espérer une quelconque précision.

En haut de la pente, la motoneige se remit à pétarader, puis s’éloigna vers la gauche, histoire de prendre sa cible à revers.

Plus près, le premier chasseur s’était volatilisé. Il pouvait se tapir n’importe où. Matt n’était pas à l’abri.

D’une volte-face derrière son gros caillou, il scruta le terrain. Hormis quelques arbres, la végétation se composait surtout de buissons bas, de mauvaises herbes et de lichen des rennes. Une rivière rocailleuse courait au milieu des cascades, surmontée par un voile de brume crépusculaire.

Tête baissée, Matt dévala la pente en direction du ruisseau. Il devait vite effacer les traces de son passage. De bond en bond, il remonta le courant mais, avec ses bottes boueuses et trempées, il laissait de nettes empreintes sur la pierre.

Il s’enfonça dans la rivière glacée. Même si l’eau ne lui arrivait qu’aux genoux, il devait lutter contre la force des flots, et les pierres étaient glissantes. Après avoir trouvé son équilibre, il se dépêcha de gravir le versant qu’il venait de descendre. Le dos voûté, il tenta d’avancer sans se faire repérer.

Il guetta la présence du chasseur tout proche, mais le vacarme de l’autre motoneige le disputait au grondement de l’eau sur les galets.

Au bout de dix mètres, il atteignit une cascade d’un mètre cinquante et pria le ciel d’avoir enfin un peu de chance dans son malheur. Les jambes engourdies de froid, il passa le bras à travers le rideau d’eau. Souvent, derrière les rapides, la force du courant creusait une grotte à même le granit.

Matt remua les doigts.

Celle-là ne faisait pas exception à la règle.

Il y entra à reculons. Des trombes d’eau s’abattirent douloureusement sur sa nuque pendant une fraction de seconde, puis il s’appuya contre la roche, jambes écartées, à moitié accroupi. Face à lui, la cataracte formait un écran translucide qui rendait le paysage un peu flou.

Matt colla le fusil contre son torse et attendit. Immobile, il ne pouvait s’empêcher de claquer des dents et sentait un froid mordant le pénétrer jusqu’à la moelle. Menacé d’hypothermie, il espéra que ses adversaires seraient assez doués pour ne pas le faire patienter trop longtemps.

Soudain, le souvenir d’une autre rivière glacée lui revint en mémoire. À l’époque, il avait été encore plus frigorifié et plus trempé. Trois jours auparavant, vers la fin de l’hiver, une douceur exceptionnelle avait poussé les habitants de l’Alaska à profiter du beau temps. La famille Pike ne s’était pas fait prier et avait organisé une virée camping avec pêche sous la glace et balades dans les montagnes enneigées. Puis une seconde d’inattention…

Malgré le danger immédiat, Matt ferma les yeux de douleur.

Il s’était servi d’une hache de bûcheron pour casser la glace. Il avait fouillé la rivière de fond en comble, quitte à frôler lui-même la mort, mais le cadavre de son garçon de huit ans n’avait été retrouvé que deux jours plus tard, très en aval.

Tyler… je suis désolé…

Il s’obligea à rouvrir les paupières. Bien que ce ne soit pas le moment de pleurer la mort de son fils, l’étreinte réfrigérante de l’eau avait ravivé d’effroyables souvenirs. Son corps n’avait oublié ni le froid ni le bain glacé. Des images pétrifiées dans chaque fibre de son être lui envahirent l’esprit. Tant qu’on n’avait pas perdu un enfant, on n’imaginait pas combien un souvenir pouvait faire l’effet d’un coup de poignard : douloureux, aveuglant, jusqu’au plus profond des os.

Tyler…

Une silhouette qui serpenta à droite entre les rochers ramena Matt à la réalité. Les jambes tremblant d’une vieille colère, il se sentit poussé par un désespoir qui effaça ses peurs.

Le chasseur avait suivi les traces boueuses mais, soucieux de ne prendre aucun risque, il restait tapi dans l’ombre, fusil en bandoulière et pistolet au poing. Il s’était délesté de sa parka blanche et, discrétion oblige, il ne portait plus qu’un uniforme de camouflage et une casquette noire.

Matt pointa son canon à travers le rideau d’eau, mais ne visa pas la forme furtive. Vu l’état de son arme, il doutait de réussir son coup entre les rochers. Il préféra donc braquer son fusil vers la rive détrempée, là où il avait rejoint le ruisseau quelques minutes plus tôt. À dix petits mètres de lui, sans cailloux alentour.

Son adversaire apparut enfin au grand jour et contempla la berge opposée. Aucune piste humide ne partait de là. Il observa le ruisseau en aval. Matt pouvait lire dans ses pensées : sa proie s’était-elle enfuie par la rivière comme elle venait de le faire par le canal de fonte des neiges ? Le chasseur se redressa et scruta le cours d’eau. C’était un homme grand à la carrure de rugbyman.

Utilisant tous les muscles de l’avant-bras et de l’épaule pour stabiliser son arme, Matt approcha l’index de la détente. Un sixième sens éveilla l’attention de l’ennemi, qui se retourna, blême de surprise, et aperçut le fusil au moment du coup de feu.

La détonation résonna dans l’espace confiné de la grotte. Le recul faillit arracher l’arme des mains du tireur. Un cliquetis métallique tinta à son oreille. Concentré sur sa cible, Matt n’y prêta pas attention.

Le chasseur trébucha en arrière. Les bras en croix, il lâcha son pistolet, heurta un bloc de granit et atterrit sur les fesses.

Sans attendre, Matt ressortit de sa tanière. Il voulut éjecter la cartouche usagée, mais elle était coincée. Il s’acharna sur le magasin, sans succès. En réalité, son arme était beaucoup plus abîmée qu’il ne le croyait, et il pouvait déjà s’estimer heureux qu’elle ne lui ait pas explosé à la figure.

Il s’élança vers son adversaire qui, au sol, tâchait d’empoigner son fusil en bandoulière. C’était une question de secondes, mais le courant de la rivière jouait à présent en faveur de Matt, qui effaça les dix mètres en un temps record et bondit hors de l’eau.

Trop tard.

Le fusil pivota et se braqua vers sa poitrine.

Encore en l’air, Matt transforma son arme défectueuse en matraque. Dans un fracas de métal contre métal, il sentit une douleur cuisante lui traverser l’épaule.

Il cria et, lorsqu’il retomba sur son agresseur, il crut percuter un mur de brique. L’homme pesait quinze bons kilos de plus que lui. Heureusement, la force de l’impact le déposséda de son arme, qui dérapa sur les rochers et finit sa course dans l’eau.

Matt roula sur le côté, amorça un coup de pied circulaire pour frapper son adversaire au visage, mais ce dernier l’esquiva sans problème. Sa blessure au torse ne semblait pas le gêner. En fait, il ne saignait même pas.

Un gilet en kevlar, devina Matt.

Furieux, le type était accroupi à cinquante centimètres de lui. Du bout du doigt, il effleura le trou dans sa veste de camouflage.

Ça fait quand même un mal de chien, hein, enfoiré ?

Un éclair argenté et un poignard surgirent. Question armement, le scélérat était un vrai couteau suisse.

Sans se préoccuper de son épaule en feu, Matt brandit son fusil comme un sabre d’escrime et pivota afin d’éviter au mieux la lame.

Les prunelles étincelant d’un appétit cruel et sanguinaire, l’assassin afficha un sourire Émail Diamant. Quels que soient les gens pour lesquels il travaillait, il avait une excellente police d’assurance dentaire.

L’homme lui sauta à la gorge. En habile professionnel, il avait gardé son poignard le long du corps et levé l’autre bras pour parer le fusil-matraque.

Matt recula de deux pas, sortit son spray au poivre, ôta le capuchon de sécurité et aspergea son adversaire au regard d’acier. Censée repousser les ours, la bombe avait une portée de six mètres.

Le type prit le jet en pleine figure, et le résultat fut le même que s’il avait reçu un boulet de canon à bout portant.

Il s’effondra à genoux, la tête renversée, sans plus penser à son couteau. Passé l’instant de stupeur, il poussa un hurlement étranglé d’animal. Il avait dû inspirer au moment où Matt appuyait sur le bouton de l’aérosol, ce qui lui avait brûlé le larynx et le gosier. Il s’agrippa les yeux, le visage et lacéra ses joues de douleur.

Matt recula. Mélange de gaz au poivre et de produit lacrymogène, le répulsif anti-ours, dix fois plus puissant que les bombes des forces de l’ordre, devait neutraliser les grizzlys, pas les simples voyous. Les paupières du chasseur se couvrirent de cloques. Aveuglé de souffrance, il se retourna, fou furieux, tel un marlin échoué sur le pont d’un bateau… sauf que ses soubresauts avaient un but précis : rejoindre la rivière glacée. Le corps secoué de convulsions, il vomit sur les rochers et s’écroula à quelques mètres du ruisseau en gémissant, recroquevillé en position fœtale.

Matt ramassa le couteau. Il aurait pu lui trancher la gorge mais, ce jour-là, il ne se sentait pas d’humeur charitable. Le tueur ne représentait plus aucun danger et, si le jet de gaz ne suffisait pas à le tuer, il finirait défiguré, handicapé à vie. Loin d’éprouver une once de remords, Matt se souvint de Brent Cumming, qui avait eu la nuque brisée lors du crash de son Cessna.

Il tourna les talons et vérifia sa propre blessure : la balle lui avait à peine éraflé l’épaule, ce qui était plus douloureux que grave.

Au loin, le ronronnement de la moto avait faibli. Le pilote avait-il entendu geindre son acolyte ? Savait-il qu’il s’agissait de son ami ? Ou se demandait-il si leur proie avait été touchée ?

Matt chercha le fusil dans l’eau, mais la rivière l’avait déjà emporté. Conscient que l’autre agresseur se lancerait tôt ou tard à la recherche de son partenaire, il n’osa pas s’attarder. Il valait mieux rentrer au camp, réunir les chiens, le cheval et le journaliste, puis rejoindre le seul endroit qu’il connaissait alentour. Qu’il soit invité ou pas, bienvenu ou pas, ils seraient obligés de lui offrir l’hospitalité.

Dernier obstacle : la moto.

Matt avait établi son bivouac à trois kilomètres de là mais, au moins, il se trouvait du bon côté de la falaise. Le temps que le pilote retrouve son complice, contourne la rivière et se lance à leurs trousses, ils auraient tous décampé depuis belle lurette.

Il s’enfonça dans les bois et rejoignit ses pénates à petites foulées. Ses vêtements mouillés avaient beau peser une tonne, l’effort physique réchauffa ses muscles et écarta tout risque d’hypothermie.

La neige commença à tomber doucement. Lourds et collants, les flocons auguraient de chutes plus abondantes. Confirmation dix minutes plus tard. La visibilité n’excédait pas quelques mètres, mais Matt connaissait sa forêt d’épicéas par cœur. Arrivé au creux de la vallée, il longea la berge glacée de la rivière jusqu’au campement et retrouva la piste de la jument.

Bane s’élança vers lui et faillit le faire tomber.

— Moi aussi, je suis content de te revoir, mon vieux.

Matt lui tapota le flanc et le suivit jusqu’à la tente.

Mariah mastiquait des roseaux verts. Les autres chiens accoururent. En revanche, aucun signe du journaliste.

— Craig ?

Soulagé, le reporter émergea d’un buisson en tenant une petite hache à deux mains.

— Je… je ne savais pas ce qui se passait. J’ai entendu les coups de feu… le cri…

— Ce n’était pas moi, mais on n’est pas encore sortis de l’auberge.

Au loin, la moto poussait toujours d’inquiétants gémissements. Matt contempla les bois sombres et enneigés. Oh, non ! Ils n’étaient pas tirés du pétrin.

Craig contempla le fusil disloqué.

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

Matt avait même oublié l’avoir rapporté.

— Il est fichu.

Il rassembla en vitesse le matériel nécessaire à leur escapade nocturne. Seul impératif : voyager léger.

— Vous avez une autre arme à feu ? s’enquit Craig. Vous croyez que, à cheval, on peut semer la moto ?

De la tête, Matt répondit par la négative aux deux questions.

— Quelle est donc la suite du programme ?

Le garde forestier trouva ce qu’il cherchait et le fourra dans son sac. Ça, au moins, ce n’était pas cassé.

— Et l’autre motoneige ?

— Ne vous inquiétez pas, Craig. Un vieux proverbe dit qu’en Alaska seuls les plus forts survivent… mais qu’il leur arrive aussi d’être tués.

Ses mots ne furent d’aucun réconfort pour le journaliste de Seattle.

22 h 48

Grâce à ses lunettes de vision nocturne, Stefan Yurgen s’orientait sans allumer son phare de moto, mais le blizzard l’empêchait de discerner la route à plus de dix mètres.

Dans un brouillard verdâtre, il tâcha de se frayer un chemin tortueux jusqu’au sommet. La neige lui bouchait peut-être la vue, mais elle permettait aussi de suivre sa proie à la trace. Sur la poudreuse, il distinguait nettement les empreintes d’un cheval et de quatre chiens. De temps à autre, l’un des deux hommes descendait pour guider leur monture sur un terrain plus accidenté, puis il remontait en selle.

La mine sévère et déterminée, Stefan guettait le moindre signe de séparation, mais aucune trace de botte ne s’écartait de la piste principale.

Tant mieux. Il voulait les attraper ensemble.

Une heure auparavant, il avait retrouvé près d’une rivière le corps supplicié de Mikal, son frère cadet, quasi évanoui de douleur, le visage en sang. Comme il devait suivre les ordres, il n’avait pas eu le choix : cela lui avait déchiré le cœur d’appuyer sur la détente mais, au moins, Mikal ne souffrait plus le martyre.

Stefan s’était ensuite marqué le front avec le sang de son frère. Plus qu’une simple mission de recherche et de destruction, il menait dorénavant une vendetta à mort. Il rapporterait au pays le nez et les oreilles du sale Américain, qu’il donnerait à son père resté à Vladistak. En hommage à Mikal, victime de tortures ignobles. Il l’avait juré sur le sang du jeune homme.

Stefan avait entrevu sa cible dans la lunette de son fusil. Grand, les cheveux blond-roux, le visage buriné par le vent, le type avait de la ressource, mais Mikal était la toute dernière recrue des Léopards. Sur le terrain, il n’avait pas les dix ans d’expérience de son aîné. Ce n’était qu’un débutant. Averti du talent de l’adversaire, Stefan, lui, ne sous-estimerait pas sa proie. Sur le sang de son frère, il capturerait l’Américain vivant, le découperait en morceaux jusqu’à son dernier souffle et le ferait hurler si fort qu’on l’entendrait jusqu’à la Mère Russie.

À mesure qu’il gravissait le ravin boisé et que les traces se précisaient, les traits du jeune soldat se durcirent. Selon ses estimations, il n’était plus qu’à cent mètres du but. Excellent pisteur rompu aux massifs enneigés d’Afghanistan, Stefan savait jauger le moindre signe de passage.

Après un énième virage serré, il mit pied à terre, rehaussa son fusil en bandoulière et prit l’arme soigneusement accolée au flanc de sa moto. Il était temps d’entamer la véritable traque. Élevé sur la côte sibérienne, Stefan connaissait le froid, la neige, la glace et n’aurait aucun mal à traquer sa proie dans la tempête.

Il continuerait sa route à pied, mais d’abord il devait ébranler ses victimes, les affoler pour qu’elles réagissent d’instinct, car, à l’exemple de n’importe quelle bête sauvage, tout individu affolé commettait des erreurs.

Il ôta ses lunettes infrarouges, brandit son nouveau joujou, puis lut les indicateurs de distance et d’altitude à travers le viseur.

Satisfait, il pressa la détente.

23 h 02

Transi de froid, Craig se blottit contre l’homme assis devant lui. Il essayait de se réchauffer au contact d’un autre humain. Au moins, l’imposante carrure du garde forestier le protégeait des rafales les plus glaciales.

— Je ne comprends pas, insista Matt. Il y a forcément une explication. C’est lié à votre article ? Ou il faut chercher ailleurs ?

Le bas du visage drapé d’une écharpe en laine, Craig répéta pour la dixième fois :

— Je n’en sais rien.

Il n’avait pas envie de parler. Son seul objectif ? Rester au chaud. Putain de reportage…

— Pourquoi voudrait-on vous empêcher à tout prix de faire votre boulot de journaliste ?

— Aucune idée. À Seattle, je couvre les élections municipales et je traite d’un point de vue local les grandes décisions de Washington. Le rédacteur en chef qui m’a refourgué l’article a une dent contre moi. D’accord, je suis sorti une fois avec sa nièce mais, bon, elle avait vingt piges ! Je n’ai quand même pas détourné une gamine de douze ans.

— Pourquoi une station de recherche scientifique ferait-elle appel aux services d’un journaliste politique ? s’étonna Matt.

Craig soupira. Son sauveur ne lâcherait pas l’affaire. Pressé d’écourter la discussion, il avoua tout ce qu’il savait :

— Un océanographe biologiste de la station Oméga a un cousin qui travaille au journal. Dans un télégramme, il parle d’une trouvaille majeure liée à une étrange base polaire désaffectée. Quoi qu’ils aient pu y découvrir, ça a causé une sacrée effervescence, et le personnel de la Navy affecté là-bas a interdit la moindre publication sur le sujet.

— Rien ne doit filtrer ? Pourtant, votre océanographe a réussi à cafter.

— Oui. Ma mission est de vérifier s’ils essaient bien d’étouffer une histoire d’envergure nationale.

— En tout cas, ça a déjà suscité l’intérêt de quelqu’un…

Craig fut soulagé de voir son interlocuteur replonger dans un silence pensif. Derrière eux, le ronronnement de la moto semblait s’être atténué. Ils avaient peut-être distancé leur poursuivant… à moins que ce dernier n’ait enfin renoncé à les rattraper.

Matt lorgna par-dessus son épaule et fit ralentir sa jument.

Sans bruit de moteur, la forêt paraissait plus silencieuse et même un peu plus sombre. La neige tombait entre les arbres dans une espèce de murmure assourdi. Il arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers et fronça les sourcils.

Soudain, un sifflement strident fendit la nuit.

— Qu’est-ce…, balbutia Craig.

Matt le força à descendre de selle. Surpris par leur chute brutale, le journaliste eut le souffle coupé.

Il toussa. Putain, qu’est-ce que…

Le garde lui enfonça le visage dans la neige et fit écran de son corps pour le protéger.

— Restez couché !

Une explosion secoua la tranquillité hivernale. Quelques mètres en amont, une gerbe de neige, de terre et de broussailles jaillit, dépouillant les arbres voisins d’une bonne partie de leurs feuilles ou de leurs aiguilles.

Les chiens glapirent d’effroi. Les yeux révulsés, Mariah décocha une ruade et hennit de terreur, mais Matt s’était déjà relevé et avait empoigné les rênes.

— Allez, debout !

— Qu’est-ce que…

— Une grenade… Le salaud a un putain de lance-roquettes !

Sonné, Craig tenta de digérer la nouvelle, puis remonta péniblement en selle. Plus un bruit ne dérangeait la montagne. Même la moto s’était tue.

— Il nous suit à pied. On n’a pas une seconde à perdre.

Matt rappela ses chiens. Ils revinrent tous vers lui mais, en voyant l’un d’eux boiter, il examina la gravité de la blessure.

— Pfff ! Laissez ce clebs ici, s’impatienta Craig.

Matt le foudroya du regard, palpa la patte abîmée de son malamute et murmura, soulagé :

— Ce n’est qu’une petite foulure, Simon.

Il attrapa la longe de sa jument et quitta la piste.

— On va où ? s’inquiéta Craig.

À l’affût du moindre sifflement de grenade, il ne savait plus où donner de la tête.

— Ce connard cherche à nous faire peur.

Dans le cas du journaliste, il avait atteint son but.

Ils s’enfoncèrent d’un pas lourd au cœur de la forêt. Craig devait se courber pour éviter les branches basses et, chaque fois, il recevait des paquets de neige sur le dos. La route était laborieuse, mais Matt n’avait pas l’air décidé à changer de direction.

— Vous nous emmenez où ? insista Craig.

— Voir si de vieux amis vivent encore dans les parages.

23 h 28

Stefan s’accroupit au bord de la piste. Avec ses gants, sa capuche et tout de blanc vêtu, il se fondait dans la neige… sauf qu’à travers ses lunettes infrarouges le monde était un camaïeu de lignes et de silhouettes vertes. Comme il l’avait espéré, ses cibles, manifestement effrayées par l’explosion de la grenade, avaient dévié sur la gauche.

Il leur emboîta le pas. Adepte de la chasse au loup dans sa campagne natale, il savait traverser une forêt sans bruit et dénicher des abris de fortune. Autant de talents naturels qui, décuplés par son entraînement de commando, en faisaient un assassin redoutable.

Ses proies n’auraient pourtant pas dû craindre d’autre roquette. Il avait laissé le bazooka près de sa moto et se contenterait de son fusil… ainsi que du couteau avec lequel il prévoyait de dépecer le meurtrier de son frère. Au début de la nouvelle piste, il vérifia que les deux hommes ne s’étaient pas séparés, mais les empreintes de sabots, de pattes et de bottes demeuraient groupées.

Avant de partir, il avait transmis son rapport à ses supérieurs par radio. La tempête était trop violente pour qu’il reçoive des renforts, mais Stefan leur avait assuré ne pas en avoir besoin. D’ici à minuit, il aurait rempli sa mission. Son évacuation était même organisée dès le lendemain matin.

Il longea le sentier à l’affût d’un guet-apens, mais sa grenade semblait avoir poussé les Américains à détaler.

Au bout de quatre cents mètres, il découvrit un carré de neige piétiné, comme si le cheval avait dérapé sur le terrain glacé. Avec un peu de chance, la chute aurait provoqué quelques mauvaises fractures.

D’un bref coup d’œil, il scruta les environs, mais un seul chemin partait de là. Les traces étaient beaucoup plus fraîches. La gadoue au fond des empreintes de sabots n’avait pas encore regelé. Il avait à peine cinq minutes de retard sur le misérable, qui continuait d’avancer à côté de son cheval.

Stefan nota une odeur nauséabonde d’abats. Un animal était sans doute mort près de là mais, avant l’aube, les charognards auraient bientôt de nouveaux cadavres à se mettre sous la dent.

Il tourna une molette sur la branche de ses lunettes et passa de la vision nocturne actuelle, qui amplifiait la lumière ambiante, à la détection infrarouge des empreintes thermiques. Le camaïeu de verts disparut au profit d’un monde de ténèbres. Stefan chercha les sources de chaleur devant lui. Ses lunettes avaient une portée de cent mètres par beau temps mais, ce jour-là, les rafales de neige diminuaient leur efficacité de 50 %. Il aperçut néanmoins une tache rougeâtre, à peine distincte.

Souriant, il réenclencha la vision nocturne afin de retrouver ses repères et de continuer sa traque. Il ne restait plus qu’à couvrir les derniers mètres qui le séparaient de sa proie. Dans la précipitation, il ne remarqua pas le fil blanc tendu en travers du chemin, mais il sentit une légère résistance sur son revers de pantalon et entendit une ficelle casser net.

De peur qu’une explosion ne retentisse ou qu’un piège ne se referme sur lui, il plongea vers le talus enneigé. Or, seul un éclair verdâtre tomba d’une branche derrière lui et s’écrasa sur un caillou.

Stefan se couvrit le visage, ôta ses lunettes et s’aplatit au sol.

Une substance humide lui éclaboussa les jambes.

Il baissa les yeux. Du sang… La traînée rouge vif détonnait sur sa combinaison immaculée. Le cœur battant, il ne ressentit aucune douleur fulgurante. Ouf ! Ce n’était pas lui qui saignait.

Une odeur pestilentielle le prit au nez. En Afghanistan, il avait arpenté les tunnels des rebelles et découvert un groupe de soldats massacrés par une bombe artisanale. Le sang, les boyaux déchiquetés, les mouches, les asticots… tout avait pourri et fermenté pendant huit jours en plein été. Eh bien, ces relents-là étaient encore plus épouvantables.

Pris d’un haut-le-cœur, il voulut déguerpir, mais la puanteur s’accrocha à lui et se diffusa à la ronde. Un flot de bile lui monta à la gorge et Stefan vomit le contenu de son estomac.

Après quelques secondes difficiles, le dur à cuire frotta néanmoins ses jambes de pantalon dans la poudreuse et se releva. Les yeux embués de larmes, il voyait le monde en noir et blanc, mélange flou d’ombre et de neige.

Il reprit sa route. S’ils croyaient qu’une vulgaire boule puante le mettrait hors d’état de nuire, les crétins se fourraient le doigt dans l’œil. Habitué à résister à l’assaut des gaz lacrymogènes et pire encore, il cracha, regagna la piste et rajusta ses lunettes.

D’un coup de molette, il passa en mode infrarouge et chercha sa cible. Au début, il ne vit que les ténèbres, lâcha un juron et s’étrangla avec sa bile. Ils l’avaient peut-être retardé de deux minutes, mais leurs traces restaient nettes, et il n’aurait aucun mal à les rattraper au détour d’un sommet désert.

Alors qu’il s’apprêtait à réactiver la vision nocturne, une lueur rougeâtre surgit dans l’obscurité. La signature était claire et franche. Le vent avait dû balayer suffisamment de neige pour améliorer le champ de vision. Stefan esquissa un sourire. Ses proies n’étaient pas si loin. Il se dirigea vers la source de chaleur.

Cependant, la tache grossit vite… trop vite. Il se figea. À travers ses lunettes, le halo rosé excédait la taille d’un être humain. Les Américains auraient-ils rebroussé chemin à cheval ? Pensaient-ils le neutraliser après leur tentative rudimentaire d’attentat chimique ?

Eh bien, ils allaient au-devant d’une sacrée surprise ! Il ne fallait jamais mésestimer un membre des commandos d’élite russe. Stefan vit alors une autre source de chaleur arriver par la gauche. Il se retourna, perplexe. Une troisième apparut. Et une quatrième.

C’est quoi ce cirque ?

Il s’accroupit dans les relents fétides qui flottaient autour de lui. Les silhouettes devinrent de plus en plus imposantes. Les empreintes rouges étaient énormes, plus grandes qu’un cheval. Une cinquième forme, puis une sixième miroitèrent. Elles débarquaient de tous côtés.

Le soldat avait compris de quoi il s’agissait.

Des ours… Des grizzlys, à en juger par leur gabarit.

Il réenclencha la vision nocturne. Comme la neige tombait plus dru, un épais brouillard vert avait envahi la forêt. Il n’y avait aucun signe annonciateur des dangereux monstres. Retour à l’infrarouge : pourtant, ils étaient vraiment tout près.

Piégé ici… L’odeur atroce… Stefan gémit.

Après plusieurs va-et-vient entre vision nocturne et empreintes thermiques, il braqua son fusil vers une masse rouge qui avançait vers lui. Les brindilles craquaient, la neige crissait.

Pan ! La détonation tétanisa les autres assaillants, mais l’animal qu’il avait voulu abattre poussa un terrible rugissement – un son primal à vous glacer le sang – et chargea le Russe. Son cri de rage trouva écho chez ses congénères et, bientôt, le groupe lui fonça dessus.

Stefan tira plusieurs fois, mais rien ne ralentissait la course des énormes carnassiers. Ses poumons brûlaient, son cœur tambourinait au fond de sa gorge. Il arracha ses lunettes et s’accroupit, le fusil en l’air.

Le mugissement qui lui envahit la tête chassa toute lucidité. Cerné par la nuit et la neige, Stefan pivota sur lui-même comme une toupie.

Où… où… où…

Des ombres émergèrent de la tempête, immenses et cauchemardesques, lancées à pleine vitesse avec une grâce infinie. Elles lui tombèrent dessus, non pas de rage mais avec l’élan irrépressible d’un prédateur sur sa proie.

23 h 54

La longe de Mariah à la main, Matt écouta les cris du chasseur résonner quelques secondes, puis cesser net. Il tourna les talons, franchit la dernière colline et se dirigea vers la vallée. Objectif : parcourir un maximum de terrain jusqu’à l’aube et disparaître dans les bois touffus de la chaîne de Brooks. Il leur faudrait encore au minimum deux jours pour atteindre la seule habitation qui, selon lui, possédait une radio satellite à cent cinquante kilomètres à la ronde.

Craig, livide, frissonnait sur la jument. Lorsqu’ils eurent dépassé l’ultime sommet, il retrouva enfin sa langue.

— Des grizzlys… Comment saviez-vous qu’il y en aurait dans le coin ?

— Cet après-midi, j’ai bousillé un flacon d’appât sanglant, marmonna Matt. L’odeur avait forcément fait rappliquer un paquet d’ours.

— Et… Et vous avez décidé de passer par là ?

— Bah ! Avec la nuit, les chutes de neige… il y avait de bonnes chances qu’ils nous fichent la paix tant qu’on ne les dérangeait pas.

— Et la bouteille que vous avez cachée dans l’arbre ?

Fort de son expérience militaire, Matt savait fabriquer un piège en deux temps trois mouvements.

— C’était une autre dose d’appât. Je me suis dit qu’une giclée de produit attirerait les bêtes les plus proches et occuperait notre amateur de grenades.

Matt secoua la tête d’un air désolé – pas à cause du chasseur mais des ours blessés.

Le pas lourd, il se demanda pour la millième fois qui étaient leurs adversaires et pourquoi ils les avaient coursés. Si on lui en avait donné le temps ou l’occasion, il aurait aimé en interroger un. À l’évidence, ils avaient affronté des militaires professionnels, mais étaient-ils encore en service ou s’agissait-il de mercenaires à la solde d’un commanditaire ?

Matt sortit le poignard confisqué au premier chasseur et l’examina à la lueur d’une mini-torche. Ni insigne, ni marque de fabrication, ni modèle particulier… et il était très probable que le reste de leur arsenal soit du même acabit. De simples mercenaires ne se seraient pas donné la peine d’effacer tout signe distinctif de leurs armes.

Matt savait qui, en revanche, le faisait.

Les commandos d’action secrète.

D’après Craig, la marine américaine avait ordonné un blocus de l’information sur la station dérivante. Leur propre gouvernement pouvait-il être en cause ? Après huit années passées dans l’élite des Bérets verts, Matt savait qu’au nom de la sécurité nationale il fallait parfois se résigner à des choix difficiles.

Il refusa d’y croire mais, si ce n’étaient pas eux, alors qui ?

— On va où maintenant ? reprit Craig.

D’un soupir, Matt chassa ses idées noires et contempla la forêt enneigée.

— Je vous emmène dans un endroit encore plus dangereux.

— Où ça ?

— Chez mon ex-femme, lâcha-t-il, la gorge nouée de regrets.

1- National Security Agency. Désigne une branche des services de renseignements américains.