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Sections d’assaut
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9 avril, 14 h 15
À bord de la Sentinelle polaire

Tout le monde attendait la décision du commandant. La Sentinelle s’était arrêtée, à portée de périscope, sous une brèche à ciel ouvert coincée entre deux blocs de banquise. Des vents assourdissants balayaient les plaines enneigées à près de cent kilomètres à l’heure mais, sous l’eau, il régnait un silence de mort.

Perry se tourna vers le second maître qui s’occupait de la radio :

— Et on ne peut espérer aucune liaison satellite ?

Sous les regards pesants de l’assistance, le jeunot de 22 ans, tout blanc malgré ses taches de rousseur, ravala sa salive.

— Non, chef. L’orage magnétique est encore plus violent que le blizzard au-dessus de nos têtes. J’ai tout essayé.

Perry hocha la tête. Ils étaient encore livrés à eux-mêmes. Impossible de reporter la décision plus longtemps. Une demi-heure auparavant, le même radio avait débarqué au kiosque en annonçant avoir capté un message en russe sur le TUUM. Les téléphones sous-marins, s’ils étaient pratiques pour communiquer à courte distance, ne garantissaient aucune confidentialité, en particulier face à un bâtiment aussi sophistiqué que la Sentinelle. Non seulement rapide et silencieuse, elle possédait aussi l’ouïe la plus fine du monde.

À trente kilomètres de leur zone de navigation, les Américains avaient intercepté une liaison sonar entre le chef du contingent russe et le commandant du Drakon. L’interprète de bord n’avait mis que quelques instants à traduire leur brève conversation. Perry avait lui-même écouté l’enregistrement sur lequel une voix froide et caverneuse énonçait les consignes.

Déclenchez les bombes et coulez la base.

L’ennemi avait l’intention de faire un carnage. Les civils, les derniers GI… Tous seraient sacrifiés, rayés de la surface du globe.

À l’annonce de la terrible décision, Perry avait ordonné au timonier de trouver un endroit où déployer leur antenne. Il doutait fort que quelqu’un puisse réagir à temps, mais il fallait lancer un SOS d’urgence. Le délai était trop court.

Hélas, même leur maigre tentative avait échoué. Un quart d’heure plus tôt, ils avaient refait surface dans une brèche de la banquise. Une fois l’antenne sortie en pleine tempête, l’opérateur radio avait tout tenté. En vain. Les communications étaient toujours coupées.

Le Dr Willig, devenu porte-parole des civils à bord, lança :

— Ce sont nos hommes qui sont là-bas, nos collègues, nos amis, voire notre famille. On comprend le risque de l’intervention.

Perry scruta les visages à la ronde. Chacun à son poste respectif, les marins affichaient la même détermination. Il gravit la petite marche qui menait au périscope et s’accorda quelques instants pour évaluer sa propre motivation. Amanda se trouvait là-bas… quelque part. Dans quelle mesure ses sentiments affectaient-ils son jugement ? Qu’était-il prêt à risquer : son équipage, les civils placés sous sa protection, peut-être même son vaisseau ?

Les autres avaient beau avoir fait leur choix, il en allait de sa responsabilité personnelle : soit il continuait vers l’Alaska, soit il repartait à Oméga et s’employait à sauver les occupants de la station.

Malheureusement, quelle force la Sentinelle allait-elle opposer à un grand chasseur russe armé jusqu’aux dents ? Les Américains ne pouvaient compter que sur leur vitesse, leur discrétion et leur ruse.

Après avoir inspiré à fond, le commandant annonça au radio :

— On ne peut plus attendre. Configurez un SLOT de façon qu’il retransmette en boucle vers le SATNAV l’enregistrement du message russe et lâchez-le dans la brèche.

— À vos ordres.

Perry jeta un œil au vieux Suédois, puis dit à son second :

— Plongez à vingt-cinq mètres selon un angle de trente degrés…

Suspendue à ses lèvres, l’assistance retint son souffle. Allaient-ils continuer de l’avant ou faire machine arrière ?

Ils eurent leur réponse dès la consigne suivante :

— Et passez en mode ultrasilencieux.

14 h 35
À bord du Drakon

Sous le regard attentif de Mikovsky, le timonier et le barreur remontèrent vers la polynie. L’officier de plongée, Gregor Yanovich, surveillait le bathymètre.

Tout était stable.

Visiblement angoissé, Gregor se tourna vers le commandant. Depuis près d’un an qu’ils travaillaient ensemble, les deux hommes avaient appris à se comprendre sans même se parler et, à cet instant précis, Mikovsky devina la terrible question qui tenaillait l’esprit de son officier : On va vraiment faire un truc pareil ?

Il se contenta de soupirer. Il fallait suivre les directives. Après l’évasion des deux prisonniers, la station dérivante était devenue plus un danger qu’un atout pour leur mission.

— Fermeture des aérateurs ! Paré à émerger.

— Allez-y en douceur et sans heurt, insista Mikovsky.

On appuya sur des interrupteurs, les pompes ronronnèrent et, en quelques secondes, le Drakon refit surface. Des cris retentirent à l’intérieur du sous-marin. La voie était libre.

— Ouvrez l’écoutille !

D’un signe, Gregor relaya l’ordre au marin chargé d’actionner le levier de débrayage.

— L’équipe est prête à débarquer, commandant.

Son ton froid et très professionnel était plombé par la tâche effroyable qui les attendait.

— Des instructions ?

Mikovsky consulta sa montre.

— Empêchez les prisonniers de sortir. Vérifiez deux fois que les bombes sont installées comme il faut. Vous avez quinze minutes pour ramener tout le monde. Une fois le dernier homme à bord, on replonge très loin d’ici.

Droit comme un I, Gregor fixa un point imaginaire à l’horizon, là où il serait possible d’oublier ce qu’ils s’apprêtaient à faire, mais personne n’avait la vue aussi perçante.

Mikovsky donna son dernier ordre.

— Dès que le pont sera immergé, déclenchez l’explosion des bombes. Il ne doit rester aucune trace de la station dérivante.

14 h 50
Station polaire Grendel

Au moment de gravir une énième crête de pression, Jenny se réjouit que son père soit resté à Oméga, tant le chemin était rude. Les arêtes de glace avaient déjà abîmé ses mitaines. Elle avait les doigts endoloris, les mollets en feu et le reste du corps transi jusqu’aux os.

Mi-haletante, mi-gémissante, elle se hissa péniblement jusqu’au sommet.

Kowalski s’y tenait déjà à califourchon. Ensemble, ils glissèrent sur les fesses et les mains le long de l’autre versant, puis il l’aida à se relever.

— Ça va ?

Elle hocha la tête, aspira de grandes bouffées d’air glacial et se retourna vers Bane. Pomautuk dut le pousser par-derrière pour le forcer à franchir la crête, puis ils dégringolèrent la pente et rejoignirent les autres au petit trot.

— C’est encore loin ? demanda Jenny.

Tom regarda sa montre équipée d’une boussole.

— Plus que cent mètres par là.

Le défi paraissait impossible. En une heure, ils s’étaient à peine extirpés de la première couronne montagneuse qui surplombait la station enfouie. Devant eux, le terrain était plissé, fissuré, démesuré, fracassé, comme s’ils progressaient sur un gigantesque tapis de verre brisé.

Hélas, ils n’avaient pas le choix.

Ils se remirent à progresser d’un pas lourd. Les vents qui mugissaient au-dessus d’eux faisaient penser à des vagues s’écrasant contre des falaises et la neige, mousseuse, produisait des tourbillons d’écume.

Jenny s’abritait toujours derrière l’imposante carrure de Kowalski qui, tel un golem d’argile, traversait le blizzard sans faiblir. Elle se concentra sur ses épaules, son dos et s’obligea à suivre sa cadence.

Soudain, le colosse vacilla et tomba sur un genou en battant des bras.

— Merde !

Sa botte avait transpercé la fine pellicule de glace d’une mare à peine plus grande qu’une plaque d’égout. Il s’y enfonça jusqu’à la cuisse avant de se rattraper au bord. Le temps de ressortir de l’eau, il lâcha un chapelet de jurons.

— Alors, là, putain, c’est le pompon ! Je n’arrête pas de tomber dans cette saloperie de flotte.

Loin d’être dupe de son air bravache, Jenny avait lu la peur au fond de ses yeux. Elle l’aida à se relever avec Tom.

— Continuez de marcher. Vos mouvements associés à votre chaleur corporelle vous éviteront de geler sur place.

Il se dégagea de leur étreinte.

— Elle est où votre saleté de gaine d’aération ?

— On arrive ! le rassura Tom.

Accompagné de Bane, le jeune homme prit la tête du cortège. Kowalski lui emboîta le pas en ronchonnant dans sa barbe.

Un mètre derrière, Jenny entendit un clapotis. Elle lorgna par-dessus son épaule : des morceaux de glace étaient ballotés en profondeur. De simples courants marins.

Elle poursuivit son chemin.

Cinq minutes de marche plus tard, il s’avéra que Pomautuk avait raison : au détour d’un pic immaculé, ils découvrirent une énorme montagne.

— On est arrivés au bord de l’île de glace, annonça Tom.

Jenny baissa les yeux. Elle avait du mal à croire qu’elle foulait le sommet d’un iceberg monstrueux, haut de presque deux kilomètres.

— Où se trouve le puits d’aération ? grogna Kowalski, frigorifié.

Leur guide indiqua la gueule sombre d’un tunnel au pied de la montagne.

— Là-bas.

L’ouverture, trop carrée pour être naturelle, mesurait un mètre de côté. La grille en cuivre qui la verrouillait autrefois avait été forcée, à moitié enfouie sous la neige.

Des ours polaires en quête d’une tanière, songea Jenny.

Tandis qu’elle approchait prudemment, l’intrépide Tom se mit à quatre pattes.

— Faites gaffe, la pente est raide. Quarante-cinq degrés d’inclinaison. Pour plus de sécurité, il vaut mieux s’encorder.

Jenny lui tendit sa torche Maglite. Il l’alluma et la braqua au fond du conduit.

— On dirait que la galerie bifurque à droite au bout de dix mètres, comme chez nous dans les igloos.

Il posa le rouleau de câble qu’il portait à l’épaule.

Jenny s’avança encore. Les Inuit construisaient le couloir d’entrée de leurs maisons en serpentin afin d’empêcher les tempêtes de neige de s’engouffrer directement à l’intérieur.

— De la merde ! frissonna Kowalski. On se planque là-dedans, point barre.

Jenny sentit soudain les poils de sa nuque se hérisser. En tant que shérif, elle avait développé une espèce de sixième sens, d’instinct de survie. Ils n’étaient pas seuls. Sa brusque volte-face surprit Kowalski.

— Qu’est-ce que… ?

Quelque chose surgit derrière la crête de pression. L’énorme animal avait une tête oblongue, des yeux noirs et des griffes acérées. Il leva le museau et huma l’air vers eux.

La jeune femme resta bouche bée. C’est quoi ce machin ?

Tête basse, les épaules voûtées, le poil hérissé, Bane aboya.

La créature s’accroupit. Ses épaisses babines se retroussèrent sur des mâchoires de grand requin blanc.

Jenny en avait vu assez. De son enfance en Alaska, elle avait appris que tout ce qui possédait des dents essaierait forcément de vous dévorer. Elle empoigna son chien par la peau du cou.

— À l’intérieur !

Tom ne se le fit pas dire deux fois. Il savait obéir au quart de tour et, n’hésitant pas à offrir sur-le-champ une démonstration de ses talents, il plongea bille en tête sur la pente glacée.

Jenny regagna le puits. Au moment d’entrer, elle lâcha Bane, qui s’éloigna de quelques pas et se remit à aboyer. Elle voulut le rattraper, mais elle était coincée.

— Laissez le clebs ! gronda Kowalski.

Il la poussa vers le tunnel. Comme il était sur ses talons, elle n’eut pas d’autre choix que de s’élancer dans la galerie abrupte.

— Bane ! vociféra-t-elle. Au pied !

Lorsqu’elle lorgna par-dessus son épaule, l’imposant militaire lui boucha la vue. À l’approche du virage en épingle à cheveux, ils ralentirent un peu.

— Rampez ! Grouillez-vous ! insista Kowalski.

Le conduit s’assombrit derrière eux.

— Merde ! Elle nous suit, cette sale bête !

Jenny se retourna. La créature s’était faufilée dans le puits en ondulant sur son ventre lisse.

Le bondissant Bane avait à peine quelques mètres d’avance.

— Vite ! brailla Kowalski.

Il tenta encore d’inciter Jenny à avancer mais, cette fois-là, elle tint bon et sortit le pistolet de détresse.

— Baissez-vous !

Le marin s’aplatit.

Elle visa derrière l’oreille de son chien et tira. La fusée s’enflamma au moment où elle passait devant Bane et lui arracha un glapissement de surprise.

Lorsqu’elle explosa contre la gueule du prédateur, l’animal rugit, aveuglé par l’éclat éblouissant du projectile, et se donna un coup de patte sur le museau.

Jenny se précipita vers Tom, qui avait disparu plus loin avec la torche.

Kowalski surveilla leurs arrières jusqu’à ce qu’ils aient dépassé le virage.

— On dirait que le monstre s’en va. Il a dû vous trouver vachement trop épicée à son goût, shérif.

La pente se raidit encore et, bientôt, ils dévalèrent la galerie la tête la première. Jenny freinait avec ses bottes et ses mains, mais les murs étaient trop lisses.

Au bout d’une minute, Tom lança d’une voix retentissante :

— Je suis arrivé au bout ! Ce n’est plus très loin.

Il avait raison.

La lumière s’accrut, et la jeune femme débarqua dans un grand tunnel glacé. Kowalski faillit lui atterrir dessus, puis ce fut au tour de Bane. Elle se dégagea, se releva en se frottant les mains et regarda autour d’elle. À quelle profondeur de l’iceberg étaient-ils descendus ?

Tom caressa un losange vert dessiné au mur.

— Je crois savoir où nous sommes… mais…

Il braqua sa torche au sol. Quelqu’un avait renversé de la peinture rouge.

La nuque toujours hérissée, Bane renifla la tache.

Pas de la peinture… Du sang.

Encore frais.

— On n’aurait jamais dû quitter cette foutue station dérivante, grommela Kowalski.

Personne ne le contredit.

14 h 53
À l’extérieur de la station dérivante Oméga

L’adjudant Ted Kanter était allongé dans une congère, à moitié enfoui sous la neige et vêtu d’un anorak blanc. Couvert des pieds à la tête, il observait la base américaine aux jumelles infrarouges. Un quart d’heure plus tôt, il avait vu le sous-marin russe reparaître en plein blizzard dans un nuage de vapeur.

Le soldat ne se trouvait qu’à cent mètres d’Oméga. Son seul moyen de communication avec l’extérieur ? Une oreillette acoustique General Dynamics associée à un microphone subvocal collé au larynx. Après avoir fait son rapport, Kanter avait repris le guet.

Depuis son arrivée, on lui avait ordonné de rester en alerte mais de ne pas intervenir.

À quatre cents mètres de là, deux tentes blanches accueillaient l’équipe de reconnaissance de la Delta Force, mais il avait aussi un partenaire caché sous la neige, à deux mètres de lui. Après avoir été parachutés de nuit, les six hommes du groupe n’avaient pas bougé de leur poste depuis seize heures.

Le sergent-major de commandement Wilson, qui dirigeait la mission et avait donc été nommé Delta Un, était resté avec le gros des forces d’assaut au point de ralliement Alpha, six kilomètres plus loin. Les deux hélicoptères, camouflés pour passer inaperçus en milieu polaire, avaient été cachés jusqu’à obtention du feu vert.

À l’aube, Kanter et son équipe avaient suivi de près les manœuvres du Drakon. Il avait vu les Russes envahir la station et en prendre le contrôle. Des hommes s’étaient fait descendre à même pas quarante mètres de lui, mais il n’avait pas pu riposter. Il avait des instructions : regarder, observer, enregistrer.

Il n’était pas question d’agir, du moins pas encore.

Le contrôleur des opérations avait bien précisé de n’intervenir que sur son ordre. Il fallait d’abord régler des questions politiques et stratégiques. L’objectif de la mission, surnommé le « ballon de foot », devait aussi être retrouvé et mis en sécurité. Ce n’était qu’à partir de là qu’ils pourraient quitter leur tanière. En attendant, Kanter appliquait les consignes.

Un quart d’heure plus tôt, les Russes étaient sortis du Drakon. Il avait compté le nombre d’hommes descendus à terre, puis l’avait ajouté au reste des adversaires stationnés sur place, histoire d’avoir une idée des forces en présence.

Les soldats étaient désormais de retour. Concentré derrière ses jumelles infrarouges, il procéda au même comptage lorsqu’ils disparurent à l’intérieur du bateau. Ses mâchoires se crispèrent.

Le plan était clair.

— Delta Un, répondez, souffla-t-il dans son émetteur.

— Au rapport, Delta Quatre.

— Chef, je crois que les Russes évacuent la base.

Il poursuivit ses soustractions à mesure que d’autres hommes franchissaient la crête voisine et rejoignaient le Drakon.

— Compris. On a de nouvelles instructions, Delta Quatre.

Kanter se raidit.

— Le contrôleur vient de donner le feu vert. Préparez-vous à attaquer à mon signal.

— Message reçu, Delta Un.

Le soldat émergea de sa cachette.

La vraie bataille venait de commencer.

14 h 54
À bord de la Sentinelle polaire

Pendant que le sous-marin filait sous la glace, Perry faisait les cent pas au poste de contrôle. Personne ne parlait. Ses hommes connaissaient le danger et l’urgence de leur mission. Devant l’audace d’un tel projet, il avait conscience que, même en cas de réussite, il perdrait peut-être ses galons de commandant, mais il s’en moquait. Il distinguait encore le bien du mal, l’obéissance aveugle de la responsabilité personnelle. Pourtant, une question le taraudait : savait-il la différence entre le courage et la simple stupidité ?

Alors que la Sentinelle voguait vers Oméga, il avait souvent failli donner l’ordre de faire demi-tour et de rallier des eaux alaskaines plus tranquilles, mais il s’était abstenu et se contentait de regarder leur destination initiale s’éloigner. Ses prédécesseurs avaient-ils été tenaillés par les mêmes doutes ? Il ne s’était jamais senti aussi indigne de son rang.

Hélas, il n’y avait personne d’autre.

— Commandant, chuchota son second.

Le sous-marin était insonorisé et équipé de déflecteurs, mais on n’osait pas s’exprimer trop fort, de peur que le dragon qui hantait le secteur ne les entende.

— Position confirmée. Le Drakon a refait surface à Oméga.

Perry vérifia leur distance par rapport à la station dérivante. Encore cinq milles nautiques.

— Il est là depuis combien de temps ?

Son interlocuteur secoua la tête. Les informations arrivaient au compte-gouttes. Comme le sonar avait été désactivé, les coordonnées exactes de l’ennemi restaient floues. Certes, ils avaient localisé le submersible, mais cela réduisait considérablement leur marge de manœuvre. Les Russes étaient déjà en train d’évacuer la station. Selon la communication interceptée sur le TUUM, le commandant du Drakon ferait tout sauter dès qu’il entamerait sa descente.

Certes, il voulait éviter que l’explosion n’abîme son propre vaisseau, mais quel était le planning ?

Le lieutenant Liang, officier de plongée, s’approcha d’un air inquiet.

— J’ai exposé le scénario aux hommes de barre, chef, et nous sommes enfin d’accord sur les différentes options à suivre.

— Durée estimée de la manœuvre ?

— Je peux nous positionner en moins de trois minutes, mais il nous en faudra deux de plus pour émerger en toute sécurité.

— Cinq minutes…

Et on n’est pas encore arrivés là-bas.

Perry pointa leur vitesse. Quarante-deux nœuds. Une allure ahurissante pour un sous-marin naviguant en mode silencieux, mais c’était l’avantage de la Sentinelle. Néanmoins, ils n’osaient pas accélérer : si le Drakon repérait la cavitation des hélices ou quelque autre indice de leur arrivée, ils étaient cuits.

Le commandant calcula mentalement le temps nécessaire pour rejoindre Oméga, se mettre en position, organiser le sauvetage… et s’enfuir. Ils n’y arriveraient jamais. Dommage que le Drakon soit déjà en train d’évacuer ses troupes…

Liang ne broncha pas. Il pensait la même chose, comme tout le monde. Une énième fois, Perry songea à rebrousser chemin. Ils avaient tenté le coup, mais c’était perdu d’avance. Les Russes avaient gagné.

Il repensa toutefois au sourire d’Amanda, à ses petites rides au coin des yeux quand elle riait, à la façon dont ses lèvres s’entrouvraient doucement, tendrement contre les siennes…

— Il faut retarder le départ du Drakon.

— À vos ordres, commandant.

— Lancez un signal sonar à l’autre bateau.

— Je vous demande pardon ?

Perry se tourna vers ses hommes :

— On doit les prévenir que quelqu’un partage leurs eaux. Qu’on les observe.

Tout en faisant les cent pas, il exposa son plan à voix haute.

— Ils pensent qu’on est partis depuis longtemps et que personne n’assistera au carnage. Émettre une impulsion sonar va obliger le commandant à réfléchir quelques instants avec son capitaine. Cela nous laissera peut-être le temps nécessaire.

— Sauf qu’ils seront en état d’alerte absolue, objecta Liang. On aura du mal à leur passer sous le nez pour orchestrer le sauvetage.

— J’en suis conscient. On nous a envoyés au pôle Nord afin de tester la Sentinelle au maximum de ses capacités de vitesse et de discrétion. C’est exactement ce que j’ai l’intention de faire.

Liang prit une longue inspiration frémissante.

— À vos ordres, chef.

— Une impulsion… et, après, silence radio.

— Compris, répondit le second.

Perry s’adressa ensuite à Liang, son officier de plongée.

— Dès qu’on aura émis le signal, je veux que le timonier bifurque à quarante-cinq degrés de notre cap actuel. Pas question qu’ils repèrent notre position. On se déplace vite et en silence.

— Comme un fantôme, chef.

Liang pivota sur ses talons et rejoignit son poste.

Un technicien se leva d’un bond.

— J’ai repéré un souffle, commandant ! En provenance du Drakon !

Perry lâcha un juron. Le sous-marin russe s’apprêtait à replonger et évacuait l’air de ses ballasts. Ils arrivaient trop tard. Le processus d’évacuation était déjà bouclé.

Le second l’observa, l’air de dire : On continue comme prévu ou on jette l’éponge ?

Perry soutint son regard sans ciller.

— Appuyez sur la sonnette.

Le soldat posa la main sur l’épaule du responsable sonar, qui releva des interrupteurs et appuya sur un bouton.

C’était fait. Ils venaient de se trahir. Il n’y avait plus qu’à guetter une réaction. Les secondes parurent interminables. Le plancher vibra sous leurs pieds quand la Sentinelle réajusta sa trajectoire.

Perry serra les poings.

— Le tirage d’air s’est arrêté, murmura le technicien.

Leur appel avait été entendu.

— Chef !

Les écouteurs sur les oreilles, son collègue se leva.

— Je détecte un autre contact. Du bruit sur les hydrophones.

Un autre contact ? Perry se précipita.

— Venant d’où ?

— Juste au-dessus de nous.

Le commandant s’empara des écouteurs et entendit un roulement de tambour… ou plutôt deux… assez lents… qui ne tardèrent pas à s’accélérer.

Ancien expert sonar, Perry comprit à quoi il avait affaire :

— Un vrombissement de rotor.

— Affirmatif. Il y a deux oiseaux dans les parages.

14 h 56
À bord du Drakon

Mikovsky recevait les mêmes informations. Quelques instants plus tôt, leur sous-marin avait été visé par une impulsion précise et délibérée. À l’évidence, quelqu’un sillonnait les eaux polaires… et voilà qu’on s’approchait aussi par voie aérienne.

Le Drakon était pris en tenailles, coincé de tous côtés.

Pour qu’il ait envoyé un signal, l’autre submersible disposait certainement d’une force de frappe. Mikovsky sentait presque la torpille braquée sur son popotin. Le fait qu’aucun poisson ne file déjà sous l’eau insinuait qu’il s’agissait d’un avertissement.

Ne bouge pas, sinon ça va être ta fête.

Le commandant russe, lui, était impuissant. Il n’avait aucun moyen de se défendre. Son Drakon, piégé au cœur de la polynie, ne pouvait ni manœuvrer ni échapper à l’assaut ennemi. Cerné par la banquise, il n’était même pas capable de procéder à un balayage sonar digne de ce nom. Tant qu’il restait en surface, il était à moitié aveugle.

Hélas, ce n’était pas le pire danger.

La tempête de neige et les variations de flux magnétiques brouillaient les relevés radar. Deux hélicoptères fonçaient vers lui en rase-mottes, ce qui rendait le contact difficile et la visée sur cible impossible, surtout dans des conditions de visibilité nulle.

— Ils arrivent par vagues successives, avertit Gregor.

— J’ai détecté un lancement de missile ! s’écria un technicien sonar.

— Merde ! pesta Mikovsky.

Sur la vidéo des caméras extérieures, on distinguait vaguement le profil des crêtes de pression entourant le lac. Le reste du monde n’était qu’un vaste nuage blanc.

— Contre-mesures aériennes ! Larguez la paillette !

Un submersible n’était jamais plus vulnérable qu’en position émergée. Il valait mieux s’aplatir au fond d’une faille océanique que de rester où il se trouvait actuellement. Et c’était là qu’il allait… au diable avec celui qui avait envoyé l’impulsion sonar. Autant tenter sa chance sous l’eau.

— Ouverture des purges ! lança-t-il à Gregor. Sonnez la plongée d’urgence !

— Ouverture des purges.

Une sirène retentit d’un bout à l’autre du bâtiment, qui vibra à mesure qu’on remplissait les ballasts.

— Poursuivez le largage de paillette jusqu’à immersion totale ! mugit Mikovsky avant de s’adresser aux programmateurs de tir. Je veux savoir qui est en bas avec nous. Il me faut une solution dès qu’on aura quitté la banquise.

Ses hommes acquiescèrent en silence.

À l’écran, le sous-marin vomissait un nuage d’aluminium dans l’air. La paillette était censée faire dévier le missile de sa cible mais, à peine sorti, le leurre fut dissipé par les vents violents, et le Drakon se trouva de nouveau à découvert.

Alors que son bateau sombrait comme une pierre sous le poids des cuves pleines, Mikovsky vit un tourbillon de neige… foncer droit vers eux.

Un missile Sidewinder.

Ils n’y couperaient pas.

Quand la mer submergea les caméras extérieures, l’image disparut.

L’explosion fut assourdissante. Le Drakon tressauta comme s’il venait d’encaisser un gros coup de marteau. Entraînée par le tangage, la caméra vidéo remonta à l’air libre. Une bonne moitié de la polynie n’était plus qu’un cratère, une crique dévastée. Des bittes d’amarrage fendirent le ciel. L’eau et la glace parurent s’embraser.

Le missile avait manqué sa cible ! De peu, certes, mais tout de même. Un heureux nuage de paillettes avait dû dérouter la torpille de quelques degrés.

La puissance de l’impact avait fait néanmoins remonter le sous-marin en surface, ce qui le remettait à la merci de l’ennemi. Enfin, pas pour longtemps. Une fois stabilisé, il replongea. Les passerelles extérieures s’enfoncèrent de nouveau sous les morceaux de banquise.

Mikovsky remercia tous les dieux de la mer et des hommes.

Au moment où il tournait les talons, quelque chose attira son attention sur un autre écran vidéo. Cette caméra-là, immergée à un mètre de profondeur, était braquée vers la surface. L’image avait un aspect mouillé mais, grâce à la transparence bleu pâle de l’océan Arctique, elle restait étrangement nette, dessinée par l’explosion flamboyante du Sidewinder.

Un soldat en tenue de camouflage polaire gravissait le versant opposé de la crête. Le long tube noir qu’il portait sur l’épaule visa l’objectif.

Un lance-roquettes.

Un jet de feu s’échappa du canon.

— Paré à l’impact ! hurla Mikovsky.

Il n’eut pas le temps de terminer que le Drakon subit une terrible déflagration. Cette fois-là, l’ennemi avait visé juste.

Les oreilles du commandant se débouchèrent au moment où la fusée fit un gros trou à l’arrière de la coque blindée. Un obus perforant.

Ils étaient en train de couler. Des nuages de fumée envahirent le kiosque. Le Drakon, déjà alourdi par les ballasts remplis d’eau, dévia quand les flots heurtèrent la poupe de plein fouet. Dès que le bâtiment releva le nez, l’homme de barre tenta par tous les moyens de le ramener à l’équilibre.

Avec ses oreilles qui bourdonnaient, Mikovsky ne sut pas ce que Gregor hurla au pauvre soldat.

Le sous-marin penchait toujours. Malgré sa surdité temporaire, le commandant entendit un fracas métallique : on fermait d’autres écoutilles, à la fois manuellement et électroniquement, afin d’isoler les parties noyées du vaisseau.

Mikovsky se pencha pour compenser l’inclinaison du sol à trente degrés.

À l’écran, l’avant du Drakon rejaillit comme une baleine sautant hors de l’eau, tandis que la poupe, grevée par l’inondation, était entraînée au fond.

Ils se retrouvèrent de nouveau exposés à la surface du lac.

Mikovsky chercha du regard le guerrier solitaire qui avait envoyé le missile… et il finit par le repérer. L’homme s’éloignait à toutes jambes le long de la crête glacée.

Pourquoi s’enfuyait-il ?

Quelques secondes plus tard, la réponse surgit du blizzard. Deux hélicoptères blancs comme neige : un Sikorsky Seahawk et un Sikorsky H-92 Helibus. Le second appareil ralentit, des filins dégringolèrent des portes béantes et des hommes descendirent en rappel, arme sur le dos. L’Helibus décrivit ensuite un grand arc de cercle et, après avoir lâché son bataillon de soldats, il se dirigea vers Oméga.

Mikovsky devina l’identité des nouveaux venus. Le Fantôme Blanc l’avait mis au courant.

La Delta Force américaine.

De son côté, le Seahawk survola le sous-marin en bourdonnant comme une mouche sur le museau d’un taureau agonisant. Le commandant sentit qu’ils étaient condamnés. Sous ses pieds, le Drakon en perdition sombrait par l’arrière dans les eaux glaciales de l’Arctique. Il n’y avait plus qu’une chose à espérer : que, dans sa clémence, l’adversaire épargne l’équipage.

Alors que le Russe allait donner l’ordre d’évacuer le navire, le Seahawk passa juste au-dessus de la caméra extérieure. Il y avait un truc bizarre sous le train d’atterrissage. Intrigué, Mikovsky mit une longue seconde à comprendre de quoi il s’agissait.

Des bidons… Une vingtaine de bidons gris collés au ventre de l’appareil, telle une couvée d’œufs métalliques.

Des grenades sous-marines.

Mikovsky vit la première bombe se détacher de l’hélicoptère et plonger vers le Drakon empêtré dans la banquise.

Le sort qui attendait ses hommes était clair.

Pas de quartier !

15 h 02
À bord de la Sentinelle polaire

Au Cyclope, Perry était cerné par l’immensité de l’océan Arctique. La Sentinelle, toujours aussi silencieuse, s’était retirée à l’écart des combats. Même ses moteurs flottaient sans bruit.

Dès la première frappe de missile, il avait ordonné une plongée immédiate. À l’évidence, le Drakon essuyait des tirs en surface, et le commandant en avait eu confirmation quelques instants plus tard, quand le sonar avait détecté un impact de fusée en plein dans le mille. À huit cents mètres de là, ils avaient entendu l’explosion et, juste après, le glouglou d’un sous-marin brisé.

— On dirait que la cavalerie débarque enfin, avait lâché Liang sur un ton sombre mais soulagé.

Le lieutenant exprimait à voix haute ce que tout le monde pensait et il avait raison. L’assaut venait sans doute de la Delta Force mentionnée dans le dernier message de l’amiral Reynolds.

Perry avait cependant voulu en avoir le cœur net avant de trahir leur présence. Le timing de l’attaque était trop parfait. Comment l’équipe américaine d’élite avait-elle traversé le blizzard pour arriver pile à l’heure ? Et pourquoi n’avait-on pas entendu les deux hélicoptères jusque-là ? Parce qu’ils volaient trop haut et que les hydrophones les avaient seulement entendus au moment du largage de missile ?

Perry n’aimait pas les questions sans réponse… et, à bord d’un sous-marin, la paranoïa était un gage de survie. Elle assurait votre sécurité dans les eaux les plus dangereuses.

Voilà pourquoi il avait décidé d’observer les combats de visu par la verrière de la Sentinelle. Il avait bien essayé d’utiliser les caméras extérieures mais, étant donné la distance, leur zoom n’était pas assez puissant.

Perry avait donc improvisé et, debout au milieu du Cyclope, il se servait de banales jumelles pour contrôler les opérations.

À huit cents mètres de là, le Drakon, le museau en l’air, penchait à un angle de presque soixante degrés. Son profil se découpait dans les lumières de la tempête qui transperçaient le lac.

Perry savait que son homologue avait dû donner l’ordre d’évacuer. Les hostilités étaient presque terminées. L’équipage russe n’avait plus qu’une solution : abandonner le navire.

Soudain, un éclair embrasa l’océan et se figea sur sa rétine. Ébloui, le commandant cligna des paupières quand retentit l’écho étouffé d’une explosion. On aurait dit un roulement de tonnerre, suivi du cliquetis des tôles de pont ébranlées par la secousse.

La vision de Perry s’éclaircit. Le Drakon se dressait à la verticale dans de gros tourbillons de bulles. Des blocs de glace, fracassés par les détonations en surface, remontaient des profondeurs.

L’interphone bourdonna.

— Commandant, ici le kiosque. On a détecté une grenade sous-marine !

— Vite ! Faites-nous dégager de là !

Perry se hâta de regagner le pont.

Une autre déflagration secoua la Sentinelle.

Les eaux glaciales allaient bientôt devenir chaudes bouillantes.

15 h 03
Station dérivante Oméga

John Aratuk acceptait la mort. Il avait vu des villages entiers, y compris le sien, connaître une fin violente et brutale. Il avait tenu sa femme par la main alors qu’elle agonisait, piégée dans l’épave de la voiture qu’il conduisait en état d’ivresse. La mort faisait partie intégrante de son existence. Résultat : alors que les autres criaient ou fondaient en larmes, il restait assis en silence, les mains tenues dans le dos par des liens en plastique.

Nouvelle explosion. Le bâtiment trembla, et les ampoules dansèrent au plafond. La banquise, mise à rude épreuve par la série de détonations, menaçait de tout faire éclater en mille morceaux.

Autour de John, les militaires tentaient de trancher leurs liens avec le moindre objet aiguisé à portée de main.

Après l’évasion de Jenny et de Kowalski, les Russes les avaient tous attachés et surveillés de près mais, dix minutes plus tôt, même les gardes armés avaient débarrassé le plancher. À les voir fuir précipitamment en emportant quelques provisions, il était clair qu’ils abandonnaient Oméga.

Mais pourquoi ? Avaient-ils découvert ce qu’ils étaient venus chercher ? Et quel serait le sort des prisonniers ? Autant de questions débattues entre les scientifiques du groupe. John, lui, avait lu la réponse dans les yeux de Sewell. Il avait surpris une conversation sur les bombes installées aux quatre coins de la station et n’avait aucun doute sur les intentions ennemies.

Depuis peu, des déflagrations faisaient tanguer la banquise et couvraient même le vacarme de la tempête.

— Que tout le monde garde son calme ! s’époumona Sewell.

Son autorité pleine d’assurance fut mise à mal lorsqu’une énième poussée de la glace le déséquilibra et qu’il se rattrapa in extremis à un cadre de lit.

— Céder à la panique n’aidera pas à nous sauver !

John resta assis sans broncher. Jenny s’était enfuie. Il avait entendu le Twin Otter vrombir au-dessus de leurs têtes. Le vieil Inuit dirigea ses pieds vers le radiateur.

Au moins, il mourrait au chaud.

15 h 04
À l’extérieur de la station dérivante Oméga

L’adjudant Kanter était allongé au bout d’une crête de pression. Il avait calé contre lui le lance-roquettes ayant servi à perforer la coque du Drakon, mais il n’en avait plus besoin. Les explosions de grenades sous-marines lui donnaient mal aux oreilles. Bien qu’il soit un peu abrité par le versant gelé, chaque déflagration lui envoyait un coup de poing dans le plexus solaire.

Il regarda le chapelet de grenades tomber à la mer, s’enfoncer des trois mètres prévus et sauter. La surface du lac gonflait, puis un geyser d’eau et de glace jaillissait très haut vers le ciel. Chaque fois, la banquise flottante sur laquelle Kanter était allongé tressautait violemment.

La polynie s’était transformée en méchant bain bouillonnant. Des incendies embrasaient les berges dévastées. Un nuage de vapeur mêlé aux rafales de neige enveloppait la carcasse du sous-marin, qui sombrait à la verticale. Seule la pointe avant restait visible et, encore, elle disparaissait rapidement.

Deux marins russes resurgirent des flots et tentèrent de garder la tête hors de l’eau. Vêtus d’un gilet de sauvetage orangé, ils cherchaient à s’échapper par tous les moyens. Cela ne leur porta pas bonheur. Une grenade explosa à un mètre d’eux et envoya leurs corps déchiquetés s’écraser contre la banquise ou leur propre bateau.

Il n’y aurait pas de salut possible.

Le Sikorsky Helibus tournait autour du Seahawk, lui-même en vol stationnaire : il avait largué les derniers membres de l’équipe et attendait les instructions. Quelque part plus loin, Delta Un organisait ses forces terrestres pour reprendre le contrôle de la base scientifique américaine.

Kanter, lui, resta fasciné par la polynie.

L’attaque, d’une majesté époustouflante, était une symphonie de glace, de feu, d’eau et de fumée. Il ressentait chaque explosion jusqu’au fond de ses tripes et commençait à faire physiquement partie de l’assaut.

Il n’avait jamais été aussi fier de sa vie.

Puis il aperçut un mouvement sur le flanc du sous-marin moribond.

15 h 06
À bord du Drakon

Sanglé sur son siège comme la plupart des membres clés de l’équipage, Mikovsky tenta d’afficher un semblant d’ordre. Leur vaisseau avait rendu l’âme : compartiments dévastés, inondation générale, moteurs quasi morts. À cause de l’épaisse fumée, on avait du mal à réfléchir, à voir plus loin que le bout de son nez. Les explosions étaient assourdissantes. Les sous-mariniers avaient enfilé des masques à oxygène, mais leur maigre équipement de secours leur permettrait juste de se venger une dernière fois.

— Message transmis par ondes courtes numériques ! vociféra le radio, le visage à moitié brûlé par un feu électrique qu’il avait réussi à éteindre.

Il avait beau se trouver juste à côté, sa voix rauque et caverneuse paraissait sortir d’un immense tunnel.

Mikovsky lorgna vers son officier d’armement et obtint le signe de tête qu’il attendait. S’ils ne pouvaient pas suivre le protocole habituel, au moins le système de communication était intact. L’officier valida la solution de commande de tir et la cible en ligne de mire, comme jamais il n’en avait calculé auparavant.

Leur bateau était peut-être condamné, mais ils n’étaient pas morts.

Le Drakon transportait un arsenal complet de torpilles Shkval (vitesse maximale : deux cents nœuds) et de missiles anti-sous-marins SS-N-16. Quant à ses deux roquettes UGST, dernières-nées des usines russes, elles étaient alimentées par un monergol liquide associé à son propre comburant et montées sur des tubes latéraux spéciaux qui se déployaient de chaque côté du submersible. C’était un problème de déclenchement qui était à l’origine de la tragédie du Koursk en 2000, une erreur de manipulation qui avait entraîné la perte de tout l’équipage.

Ce jour-là, il n’y aurait pas d’erreur de manipulation.

Mikovsky reçut confirmation que la fusée UGST à tribord était prête à foncer vers sa cible. Il n’avait plus qu’un mot à dire.

Le dernier qu’il prononcerait de sa vie.

— Feu !

15 h 07
À bord de la Sentinelle polaire

— J’ai repéré un tir ! s’écria le responsable sonar. Torpille à l’eau !

— La cible ? demanda Perry.

Menacée par le bombardement de grenades, la Sentinelle polaire s’éloignait vite de la zone de combat. La calotte glaciaire bloquait l’onde de choc des explosions et provoquait de terribles remous sous la banquise, comme si on jetait des pétards dans une cuvette de W.-C.

Le commandant gardait néanmoins l’œil sur le sous-marin russe. Il ne voulait courir aucun risque.

— Apparemment, nous ne sommes pas visés, répondit le technicien sonar.

— Alors qui ?

15 h 07
À l’extérieur de la station dérivante Oméga

Affolé, Kanter tenta de joindre Delta Un. Il fallait donner l’alerte.

— Ici, Delta Un.

Même si son micro subvocal discernait le moindre murmure, l’adjudant hurla :

— Chef, dites au Seahawk que…

Trop tard. De son poste d’observation, il aperçut une gerbe de feu sous la ligne de flottaison écumante du Drakon. Une lance de métal gris collée à la coque jaillit hors de l’eau.

Le missile fusa droit vers le Seahawk, qui planait au-dessus d’eux. Jamais l’appareil ne pourrait y échapper à temps.

— Putain ! glapit Delta Un en comprenant le danger.

La torpille frappa l’hélicoptère et, l’espace d’un instant, Kanter crut que le projectile le traverserait de part en part.

Il retint son souffle.

Quand les rotors heurtèrent ensuite la pointe de la fusée, l’explosion – renforcée par les deux grenades sous-marines encore arrimées au train d’atterrissage – produisit une boule de feu et de métal.

Kanter plongea derrière sa ligne de crête pour éviter la pluie d’acier et de carburant. Malgré la puissante détonation, il entendit le flap-flap caractéristique d’un autre hélicoptère et regarda par-dessus son épaule.

Le Sikorsky Helibus fonçait au-dessus de la banquise, bombardé par des débris enflammés. Un morceau de rotor cassé du Seahawk s’écrasa à l’intérieur du cockpit. L’appareil pencha sur le côté, les pales à la verticale.

Kanter essaya de se relever mais, trahi par le sol glissant et les vents violents, il retomba aussitôt. S’aidant des pieds et des mains, il agrippa la glace et redressa la tête : l’Helibus piquait vers lui en une série de tourbillons infernaux.

Impossible de l’éviter à temps.

L’adjudant roula sur le dos et vit la mort arriver en face.

— Merde…

En fait, ce qui l’ennuyait plus que tout, c’était qu’il ne trouvait rien de plus profond à dire.

15 h 14
À bord de la Sentinelle polaire

Le commandant écouta ses hommes au rapport.

Obnubilé par le drame qui venait de se produire, il entendait à peine ce qu’on lui racontait.

Quelques instants plus tôt, le Drakon avait coulé à pic, franchissant le seuil critique d’immersion d’écrasement. Perry avait assisté aux derniers bouillonnements du submersible russe, qui avait rendu son dernier souffle avant de disparaître.

Sauf qu’il n’était pas mort seul.

Comme la banquise flottante était une fantastique caisse de résonance, Perry avait tout entendu. Derrière son périscope, il avait vu un hélicoptère s’encastrer dans la calotte polaire. Illuminée par son propre combustible en feu, l’épave avait tenu en équilibre quelques instants, puis le sol avait fondu sous la chaleur et l’appareil avait sombré à son tour, pourchassant le Drakon au fin fond de l’océan.

Tandis qu’un silence de mort s’était abattu en surface, la Sentinelle continuait sa discrète patrouille sous-marine.

Quel cirque ! Coupé du monde, Perry ne savait pas quoi faire. Devaient-ils sortir de l’eau et tenter de contacter les tombeurs des Russes ? S’agissait-il réellement de la Delta Force ou étaient-ils en présence d’un troisième combattant ? Et la station Grendel ? Était-elle encore contrôlée par des forces terrestres russes ?

— On se prépare à émerger, chef ? lança Liang.

C’était l’étape la plus logique, pourtant Perry hésita.

Un sous-marin se trouvait au maximum de son efficacité quand personne n’était au courant de sa présence et le commandant n’avait aucune envie de renoncer à un tel avantage. Il secoua lentement la tête :

— Pas encore, lieutenant, pas encore…

15 h 22
Quartier général des forces sous-marines du Pacifique
Pearl Harbor, Hawaï

L’amiral Kent Reynolds franchit l’énorme porte blindée de la salle de commandement. Il devait y retrouver son équipe d’experts qui, convoqués la nuit précédente, avaient souvent quitté leur lit douillet pour venir travailler.

Le lourd battant se referma derrière lui, et le verrou s’enclencha.

Au milieu de la pièce trônait un trésor hawaïen : une longue table de conférence en bois de koa verni qui, pourtant, disparaissait sous les monceaux de paperasse, les livres, les classeurs, les schémas et les ordinateurs portables.

Des professionnels de la communication, des agents de renseignements et des spécialistes de la Russie y travaillaient seuls ou en petits groupes. Ils parlaient à voix basse, car, même au COMSUBPAC, on avait du mal à partager ses secrets.

Un grand échalas s’écarta d’une carte rétroéclairée affichée au mur. Tout d’Armani vêtu, il avait ôté sa veste et retroussé ses manches de chemise. C’était Charles Landley, du NRO1. Excellent ami de la famille, il avait épousé une nièce de Reynolds.

Alors qu’il étudiait une carte des régions arctiques braquée sur le pôle Nord, il se retourna, la mine sombre et fatiguée :

— Merci d’être venu aussi vite, amiral.

— Que se passe-t-il, Charlie ?

Reynolds avait dû interrompre une conférence téléphonique avec le COMSUBLANT, son homologue côté Atlantique, mais Charles Landley ne l’aurait jamais dérangé sans raison.

— Le SOSUS a détecté une série d’explosions.

— Où ça ?

Le SOSUS2 était un réseau d’hydrophones conçu pour écouter les fonds océaniques. Il repérait un pet de baleine dans n’importe quelle mer du globe.

Charlie tapota un point de la carte placardée au mur.

— Avec une fiabilité de 85 %, elles se seraient produites au niveau de la station dérivante Oméga.

L’amiral eut le souffle coupé. Ses craintes envers sa fille Amanda, déjà très vives depuis quelques heures, lui déclenchèrent une vive douleur au thorax.

— Votre analyse ?

— On pense à des grenades sous-marines. On a aussi détecté le bouillonnement caractéristique d’un submersible après implosion, ajouta Charlie. Avant l’arrivée de signaux aussi forts, on avait bien perçu des ronronnements d’hélicoptère… mais ils étaient trop faibles pour qu’on en soient sûrs et certains.

— Une équipe d’assaut ? demanda Reynolds.

— C’est l’avis des services de renseignements. Hélas, sans images satellites de Big Bird, on n’a aucune idée de ce qui se passe.

— Combien de temps la tempête solaire va-t-elle durer ?

— Au moins deux heures. En fait, je soupçonne les Russes d’avoir délibérément traîné les pieds pendant quinze jours. Depuis qu’ils ont eu vent de notre découverte en Arctique, ils attendaient un black-out total des communications pour agir en douce.

— Et l’équipe qui a coulé le sous-marin ?

— On y travaille encore. Soit une seconde unité russe a débarqué. Auquel cas, c’est la Sentinelle polaire qu’ils ont sabordée. Soit il s’agit de notre Delta Force, et le Drakon a coulé.

Reynolds s’autorisa une lueur d’espoir.

— Il faut que ce soient les Américains. Les forces spéciales m’ont laissé entendre que leurs troupes s’étaient déployées en prévision de l’attaque russe.

Devant l’air navré de son jeune interlocuteur, il comprit qu’il y avait un souci et s’attendit au pire.

— J’ai appris autre chose, murmura Charlie.

Il n’avait encore confié sa découverte à personne. Reynolds comprit que c’était la raison pour laquelle on l’avait prié de venir d’urgence. Ses douleurs de poitrine s’amplifièrent.

Son interlocuteur l’entraîna vers une petite table, où l’icône du NRO dansait sur l’écran plat d’un ordinateur portable en titane. Il effleura le pavé tactile et pianota son mot de passe. Une fois la machine relancée, il posa son pouce sur un lecteur d’empreintes digitales pour ouvrir un dossier et fit signe à Kent Reynolds d’approcher.

L’amiral tomba sur un mémo du Pentagone estampillé Top Secret et daté de plus d’une semaine. Son titre en caractères gras : OP. GRENDEL.

Charlie n’aurait pas dû avoir accès au fichier, mais le NRO possédait ses propres canaux d’information. Le bureau avait des yeux et des doigts partout. Le jeune homme se concentra sur une carte de l’Asie au mur. Elle n’avait aucun rapport avec la situation actuelle, mais lui permit de regarder ailleurs.

Après avoir chaussé ses lunettes de vue, Reynolds éplucha les trois pages du rapport. La première partie relatait l’histoire de la station polaire russe. Au fil de sa lecture, il sentit sa vue se brouiller, comme si son corps essayait physiquement de nier ce qu’il avait sous les yeux. Hélas, il n’y avait aucun doute possible. Les dates, les noms étaient tous là.

Son regard s’attarda sur les mots expérimentation humaine. L’expression rappelait les histoires de guerre de son père, la libération des camps de concentration nazis, les atrocités commises derrière de sombres murs.

Comment ont-ils pu… ?

Écœuré, il continua de lire. Le dernier chapitre décrivait la réaction des militaires américains : mission, objectifs, scénarios de fin de partie. Il apprit ce que la base polaire recelait et l’ultime cahier des charges de l’opération Grendel.

— Vous aviez le droit de savoir, souffla Charlie, une main rassurante posée sur son épaule.

Reynolds eut soudain du mal à respirer. Amanda… L’intense douleur qui lui transperçait le cœur se prolongea vers son bras gauche. Il avait l’impression d’avoir la poitrine enserrée dans un étau.

— Amiral… ?

Les jambes flageolantes, il sentit son neveu par alliance le rattraper d’une solide poigne. Dans une espèce de brouillard, il vit les autres experts pivoter lentement vers eux et, sans s’en rendre compte, il se retrouva par terre, à genoux.

— Allez chercher du secours ! cria Charlie.

Le vieux militaire se cramponna à son bras.

— J’ai… j’ai besoin de contacter le commandant Perry.

Son ami le dévisagea, les yeux brillants d’inquiétude et de chagrin.

— C’est trop tard.

1- National Reconnaissance Office : bureau de renseignements américain chargé de coordonner les programmes de satellites-espions.

2- SOund SUrveillance System, ou système de surveillance des bruits.