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Colin-Maillard
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9 avril, 16 h 04
Station polaire Grendel

Accroupie à l’intersection de plusieurs tunnels, Jenny leva le poing pour intimer à Bane de se taire. L’animal ravala ses grognements et se serra contre elle d’un air protecteur. Matt l’avait dressé à obéir par signes, ce qui était très commode lors des parties de chasse en forêt.

Sauf qu’à Grendel, la proie, c’était eux.

Tom Pomautuk se tenait derrière avec Kowalski. L’index pointé vers un losange vert peint sur le couloir de gauche, il haleta, terrifié :

— Par ici.

Jenny ordonna à Bane d’avancer. Le chien trottina devant, le poil hérissé, les oreilles dressées, et le groupe lui emboîta le pas.

En une demi-heure, ils avaient aperçu d’autres monstres – imposantes créatures musclées à la peau toute lisse –, mais ils avaient réussi à les tenir à distance.

Jenny serra son pistolet de détresse. L’explosion de lumière et de chaleur d’une fusée suffisait à les désorienter et à les repousser, mais ils continuaient de les suivre à la trace. Hélas, les rescapés n’avaient plus que deux fusées. Après quoi, ils seraient à court de munitions.

Le halo de lumière autour d’eux vacilla et, pendant de longues secondes, ils se retrouvèrent dans le noir. Tom lâcha un juron, puis frappa sa torche contre le mur. Elle se ralluma.

— Je ne veux même pas y penser, grogna Kowalski.

La lampe récupérée dans la trousse de secours du Twin Otter n’était plus de première jeunesse : elle avait été fournie avec l’avion. Jenny, qui n’en avait jamais changé les piles, s’en voulut d’avoir négligé le calendrier d’entretien quand elle s’éteignit de nouveau.

— Allez, ma grande, gémit Kowalski.

Tom secoua la torche à deux mains, mais rien n’y fit : elle rendit définitivement l’âme.

Le voile de ténèbres qui s’abattit sur eux les incita à se rassembler.

— Bane, chuchota Jenny.

Elle sentit un frottement familier contre sa jambe. Ses doigts effleurèrent de la fourrure, et elle lui tapota le flanc. Quand le chien-loup grogna tout bas, ses côtes vibrèrent.

— Et maintenant ? s’inquiéta Tom.

— On n’a qu’à utiliser une fusée comme flambeau, répondit Kowalski. Elle devrait durer le temps qu’on trouve une planque sûre, à l’abri de ces saloperies.

— Je n’en ai plus que deux, protesta Jenny. De quoi se servira-t-on pour repousser les horribles prédateurs ?

— Si on veut avoir une chance d’y réchapper, il faut déjà les voir.

Logique imparable ! La jeune femme ouvrit son pistolet.

— Hé ! Regardez à droite, murmura Tom. C’est de la lumière ?

Les yeux écarquillés, Jenny distingua un minuscule point brillant à travers la glace :

— Ça vient de la station ?

— Impossible. On est trop loin de l’entrée.

— En tout cas, il y a bien de la clarté, lâcha Kowalski. Allons y jeter un œil. Allumez une fusée, shérif.

— Non. Son éclat vif nous empêcherait d’apercevoir notre but.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

Elle rangea son pistolet et tendit le bras vers le militaire.

— Il va falloir y aller à tâtons. Donnez-moi la main.

Kowalski s’exécuta, puis elle réussit à attraper celle de Tom.

— Au pied, Bane, susurra-t-elle.

Comme s’ils jouaient à colin-maillard, ils progressèrent pas à pas vers l’origine de la lumière. Les mâchoires crispées, Jenny ressentait une infime vibration derrière les molaires. La curieuse impression ne l’avait plus quittée depuis qu’ils arpentaient le labyrinthe souterrain. Cela venait peut-être du ronronnement des moteurs ou des groupes électrogènes qui alimentaient la station au-dessus d’eux, mais elle n’en était pas convaincue. S’ils se trouvaient loin de la base, pourquoi les trépidations s’accentuaient-elles ?

Après quelques virages, ils avancèrent droit vers la lumière.

— On dirait qu’on repart à l’intérieur, annonça Kowalski.

Sans visibilité, difficile de dire s’il avait raison.

— On s’éloigne de la piste balisée, déplora Tom. Si ça tombe, on est en train de s’égarer.

— La lumière s’intensifie, les rassura Jenny.

Quoique… Ses pupilles s’habituaient peut-être simplement à l’obscurité. Son cerveau la démangeait. Qu’est-ce que c’était ?

— Ça me rappelle les histoires de mon grand-père au sujet de Sedna, chuchota Tom.

— Sedna ? répéta Kowalski.

— Une de nos divinités, expliqua Jenny.

Ils n’auraient pas dû bavarder autant mais, dans le noir, entendre la voix des autres était source de réconfort.

— Un esprit inuit représenté sous les traits d’une sirène. On raconte que sa silhouette luisante attire les pêcheurs au fond des mers jusqu’à ce qu’ils se noient.

— D’abord les monstres, maintenant les fantômes, grogna Kowalski. Vraiment, je déteste le pôle Nord.

Perdus dans leurs craintes et leurs pensées personnelles, ils poursuivirent leur chemin.

Bane, haletant, marchait à pas feutrés près de sa maîtresse.

Au détour d’un énième lacet, ils comprirent que le chatoiement venait d’une caverne ou, plutôt, d’un pan de mur effondré. Après tant de temps passé dans les ténèbres, la paroi de glace semblait d’un bleu saphir éblouissant.

Les rescapés se lâchèrent la main et avancèrent prudemment.

Premier sur les lieux, Kowalski balaya la grotte du regard.

— C’est un cul-de-sac.

— D’où vient la lumière ? demanda Jenny.

Quelqu’un l’entendit.

— Hé-ho ! lança une voix féminine.

Bane aboya.

— Ne me dites pas qu’il s’agit de Sedna ? siffla Kowalski.

— À moins qu’elle n’ait appris l’anglais, non, répondit Tom.

Jenny ordonna à son chien de se taire, puis lança :

— Hé-ho !

— Qui est là ? intervint une voix masculine.

— Craig ? bredouilla la jeune femme, incrédule.

Silence.

— Jenny ?

Les larmes aux yeux, elle se précipita vers la fente verticale de cinq centimètres de large d’où filtrait la lumière. À un petit mètre d’elle, deux visages apparurent.

Si le reporter du Seattle Times est là, alors sans doute que Matt…

— Comment… Qu’est-ce que vous fabriquez là ? s’étonna Craig.

Bane aboya de nouveau. Jenny voulut le faire taire mais, à l’entrée du couloir, deux yeux rouges miroitèrent faiblement.

— Merde, lâcha Kowalski.

La créature avança vers eux en grognant d’un air méfiant. Ils n’en avaient jamais vu d’aussi énorme.

Jenny sortit son pistolet de détresse et tira. Un arc de cercle flamboyant jaillit, et la fusée explosa aux pieds du monstre.

Aveuglée, la bête se cabra, puis retomba lourdement à terre et battit en retraite, loin du projectile enflammé.

Tom et Kowalski s’approchèrent.

— Je parie qu’elle va bientôt revenir, maugréa le matelot.

— Il ne me reste qu’une fusée, annonça Jenny. Après, on n’aura plus rien pour les repousser.

— Ce sont des grendels, précisa Craig de l’autre côté du mur. Ils hibernent ici depuis des millénaires.

La jeune femme avait une autre question en tête :

— Où est Matt ?

— On a été séparés, soupira-t-il. Il se trouve quelque part dans la station, mais j’ignore où.

Il avait mis une seconde de trop à répondre. Hélas, même si Jenny sentait qu’il lui cachait quelque chose, ce n’était pas le moment de lui infliger un interrogatoire.

— Il faut trouver un autre moyen de sortir. Notre torche électrique était en panne, et on n’a plus qu’une fusée de détresse pour nous défendre.

— Comment êtes-vous arrivés ?

— Par une gaine d’aération qui remonte jusqu’à la surface.

— Ici, on n’est en sécurité nulle part. Il y a des outils en métal de notre côté. On peut essayer d’élargir la brèche afin que vous nous rejoigniez, suggéra-t-il, dubitatif.

La cloison de glace mesurait un mètre d’épaisseur. C’était perdu d’avance.

Une voix s’éleva derrière Craig. La même fille qui avait appelé quelques minutes plus tôt.

— Et les bidons de carburant qui alimentaient les moteurs de la porte sous-marine ? On pourrait fabriquer un énorme cocktail Molotov et faire sauter le mur.

Le visage de Craig disparut de la lézarde :

— Un instant, Jen.

À entendre la discussion étouffée, leurs voisins cherchaient une solution ou un consensus. Elle entendit dire que le bruit risquait d’alerter l’ennemi. Chez eux, l’éclat de la fusée s’amenuisait déjà, alors autant tenter sa chance avec les Russes.

Craig resurgit :

— Écartez-vous, on va essayer un truc.

Lorsqu’une espèce de lance d’incendie empestant le kérosène s’insinua à l’intérieur de la fissure, Jenny recula. Tom et Kowalski montaient toujours la garde à l’entrée du tunnel avec Bane.

Une étincelle jaillit, puis un grand vlouf enflammé fonça vers la jeune femme. Elle tomba en arrière au moment où une boule de feu la frôlait de justesse. La chaleur lui roussit les sourcils.

— Ça va ? demanda Kowalski.

— À mon avis, je n’ai plus à m’inquiéter de mon engelure au bout du nez.

— Estimez-vous heureuse d’avoir encore un nez.

Un brasier infernal s’était emparé de la brèche. Les flammes léchaient le mur. Des tourbillons de vapeur grésillaient et se condensaient à vue d’œil, trempant les murs, le sol et les corps. Du pétrole en feu ruisselait à l’intérieur de la grotte.

C’était surréaliste de voir des flammes danser sur la glace.

— Ils essaient de faire fondre le mur, comprit Jenny.

Devant les gerbes de feu qui les obligeaient à céder du terrain, Kowalski grommela :

— Espérons qu’on ne mourra pas d’abord brûlés vifs.

16 h 12

Pendant que Zane, étudiant en biologie, s’occupait de la pompe manuelle, Amanda braquait la lance d’arrosage.

— Allez, du nerf.

Elle appuya sur la poignée de débrayage et projeta davantage de carburant sur le feu en s’assurant que les flammes n’atteignaient pas le tuyau. La prudence était de mise, car il fallait maintenir une pression constante. On aurait dit qu’on versait de l’essence à briquet sur un barbecue déjà allumé.

De l’autre côté de la fissure, Craig se protégeait le visage avec la main. Des nuages de vapeur se mêlaient à une épaisse fumée grise. Des ruisseaux se formaient à mesure que le rempart de glace fondait. Quelques flaques de pétrole brûlaient par endroits, mais les biologistes se chargeaient de les éteindre avec des couvertures antifeu trouvées sur l’étagère.

Craig s’adressa à Amanda.

— On est à peu près arrivés à la moitié.

— Il reste combien ?

— Une cinquantaine de centimètres. Le passage est étroit mais, à mon avis, ils devraient pouvoir s’y faufiler.

L’air approbateur, elle continua d’arroser le brasier avec adresse. Il faudrait s’en contenter, car si le trou devenait trop large, les grendels risquaient d’y suivre leurs proies.

Malheureusement, les monstres blanchâtres ne constituaient pas le seul danger.

Postée près de la porte, Magdalene agita le bras.

— Stop ! articula-t-elle en silence.

Amanda coupa l’alimentation du tuyau.

L’étudiante s’était plaquée contre le mur :

— Des soldats.

Craig jeta un œil au judas, puis s’écarta prudemment :

— Ils ont forcé la porte d’entrée. Ce corridor est rempli de glace depuis l’inondation, mais ils ont dû voir les flammes danser au loin.

— Ils ne peuvent pas savoir que c’est nous, chuchota Ogden, sa couverture serrée contre le torse.

— Ils seront quand même obligés d’enquêter sur l’incendie. Ils n’ont aucune envie de voir la station exploser sous leurs pieds.

Amanda tâcha d’articuler le plus bas possible :

— Qu’est-ce qu’on fait ?

Craig contempla la fissure.

— On trouve un nouveau plan, car le nôtre est foutu.

— Comm… ?

Avec une mine étrangement sévère, il tira sur le cordon de sa capuche, le colla contre l’oreille, puis releva son col d’anorak et le pressa sur sa gorge :

— Delta Un, ici Osprey. Vous me recevez ?

16 h 16

— Delta Un, répondez, insista Craig.

Le mini-émetteur UHF caché dans la doublure de sa parka envoyait de puissants signaux à travers la glace, mais il fallait qu’une certaine parabole de réception soit braquée sur ses coordonnées exactes pour les recevoir. L’installation se trouvait sur le bivouac de l’équipe Delta, à soixante kilomètres de la base polaire. En fait, ses camarades le suivaient à la trace depuis que son avion était arrivé la veille au soir.

D’un simple murmure, il pouvait communiquer vers ses hommes, mais la réception radio était beaucoup plus problématique. Vu l’épaisseur de la banquise, le fil d’antenne anodisé tissé sous les coutures de la parka était d’une efficacité médiocre. Craig devait quitter son repaire de glace pour améliorer les transmissions.

Par chance, quelques faibles mots entrecoupés de parasites lui parvinrent :

— Delta… reçoit.

— Quel est votre statut ?

— La cible… coulé. Oméga sécurisée. Attendons de nouvelles instructions.

Craig s’autorisa un sourire de satisfaction. Le Drakon avait été dégagé de l’échiquier. Excellente nouvelle ! Il pressa le micro sur sa gorge :

— Delta Un, la sécurité du ballon de foot est compromise. La présence des Russes complique son extraction. Tout assaut direct de votre part pourrait engendrer, par réaction défensive, la destruction des données et de la station. Je vais tenter de quitter Grendel. Une fois dehors, je vous recontacterai par radio pour évacuation. Ne bougez qu’à mon signal.

Entre deux grésillements, il distingua des mots par-ci par-là :

— … complications… deux hélicoptères détruits… hommes à terre… plus qu’un appareil en état de voler.

Merde. À cause des interférences, Craig ne comprenait pas tout ce qui s’était passé mais, à l’évidence, le sous-marin russe ne s’était pas laissé faire.

— Vos forces sont encore mobiles ?

— Affirmatif, chef.

— Bien. Continuez d’assurer la sécurité à Oméga et attendez mon autorisation pour mobiliser l’équipe d’évacuation. Je tenterai de vous contacter plus tard.

— … Un… message reçu.

— Osprey, terminé.

Craig tira d’un coup sec sur son cordon-émetteur, qui se rembobina à l’intérieur de la capuche sous le regard médusé de l’assistance.

— Qui êtes-vous ? balbutia Amanda.

— Mon véritable nom n’a pas d’importance. Pour l’instant, « Craig » fera l’affaire.

— Alors, d’où venez-vous ?

Il se pinça les lèvres. À quoi bon mentir ? S’il voulait récupérer les fichiers de données, il aurait besoin d’une coopération générale et sans faille.

— Je suis officier de liaison à la CIA, chargé des forces spéciales. Actuellement, j’assure le commandement provisoire d’une unité de la Delta Force qui vient de reprendre Oméga.

— La station a été libérée ? demanda Amanda.

— Pour le moment, oui, mais, ici, ça ne nous avance pas à grand-chose. Il faut trouver le moyen de se sauver.

— Comment ? souffla le Dr Ogden.

Craig montra le trou dans le mur.

— Ils ont réussi à entrer par là. On va emprunter le même chemin vers la sortie.

— Mais les grendels… ? frémit Magdalene.

L’homme s’approcha de la caisse de bouteilles vides.

— Si on veut survivre, il va falloir se serrer les coudes.

16 h 17

Jenny regarda les flammes rugir de plus belle et l’obliger à s’écarter.

Dieu merci…

Quand le feu s’était temporairement éteint, elle avait jeté un coup d’œil prudent à l’avancée des travaux. La fonte de la glace avait permis d’élargir la brèche en un véritable passage, étroit mais praticable.

Ils avaient presque réussi.

L’espace de quelques instants, elle avait redouté que ses voisins manquent de carburant pour venir à bout des trente derniers centimètres. Elle avait entendu des murmures inquiets, puis la réapparition du tuyau l’avait forcée à reculer.

Depuis, des flammes avides léchaient la cloison gelée. Ils allaient y arriver. Jenny retint néanmoins son souffle.

De leur côté, Tom, Kowalski et Bane guettaient l’arrivée éventuelle d’un monstre à l’entrée du tunnel.

L’enseigne de vaisseau croisa le regard du shérif :

— Il est toujours là. Je vois des ombres bouger.

— Le salaud n’est pas près d’abandonner son pique-nique, confirma Kowalski.

— Tant que la fusée brûle, il se tiendra à carreau, répondit Jenny.

Enfin, j’espère, ajouta-t-elle en silence.

— Auquel cas, je demande un putain de lance-flammes à mon prochain anniversaire, maugréa Kowalski.

Elle tenta de comprendre ce qui se cachait dans la lugubre galerie. Craig avait fait allusion à des grendels, mais de quoi s’agissait-il en réalité ? Des légendes inuit parlaient d’esprits de baleines qui quittaient l’océan en entraînant de jeunes gens dans leur sillage. Elle avait toujours cru qu’il s’agissait de vieilles superstitions. À présent, elle n’en était plus aussi certaine.

Le subit apaisement du brasier la tira de sa rêverie. Qu’est-ce qu’ils fabriquent à côté ?

Jenny attendit. Quand il n’y eut plus que quelques flammèches, elle avança d’un pas et, alors qu’elle s’apprêtait à appeler Craig, une silhouette sombre drapée d’une couverture détrempée s’immisça au cœur de l’étroite fissure.

Le carré d’étoffe se releva sur une grande femme svelte moulée dans une combinaison isotherme bleue et brandissant une lanterne de mineur.

— Amanda… Docteur Reynolds ! s’exclama Tom.

Jenny reconnut le nom de la chercheuse qui dirigeait la station dérivante Oméga.

En voyant quelqu’un d’autre se tortiller à l’intérieur du couloir fondu, Kowalski s’étonna :

— Qu’est-ce que vous fichez ? Je croyais que c’était à nous de vous rejoindre.

— Changement de plan. L’endroit est plus sûr de votre côté.

La preuve ? Un coup de fusil résonna contre une lointaine paroi métallique.

Craig se débarrassa de sa couverture et aida le suivant à franchir la cloison :

— Je ne veux pas paraître trivial, mais les Russes débarquent.

Quatre nouveaux rejoignirent la grotte : trois hommes et une femme, tous terrifiés. Bane se faufila entre leurs jambes pour les renifler.

Le doyen du groupe s’adressa à Craig :

— Ils tirent sur la porte.

— Leur but est de nous piéger ici. D’autres soldats doivent déjà remonter par les conduits d’aération.

Kowalski pointa l’index vers la brèche.

— Vu ce qui nous guette, je suggère de rebrousser chemin et de hisser le drapeau blanc.

— D’un côté comme de l’autre, on risque la mort, rétorqua Craig. Là, au moins, on a assez de munitions pour défier les grendels.

Il sortit de sa poche une bouteille de vodka remplie d’un liquide jaune foncé et bouchée par un morceau de chiffon.

— On en a fabriqué dix. Si vos fusées maintiennent les prédateurs à distance, ces cocktails Molotov artisanaux devraient avoir le même effet.

— Et après ? se renseigna Jenny.

— On quitte la station en passant par la gaine de ventilation.

— Et dire que je commençais à me sentir bien ici, grogna Kowalski.

Devant la folie d’un tel plan, le shérif secoua la tête.

— On va mourir de froid à se planquer sur la banquise. Le blizzard n’est toujours pas calmé.

— Pas question de se cacher. On rejoint les véhicules stationnés sur le parking et on fonce vers Oméga.

— Mais les Russes…

Amanda lui coupa la parole.

— La station a été libérée par une équipe de la Delta Force. On va tenter d’atteindre une zone d’évacuation.

Jenny resta bouchée bée de stupeur.

Kowalski leva les yeux au ciel :

— Alors, là, c’est le comble ! On s’enfuit de cette saleté de base juste avant qu’elle ne soit délivrée par les forces spéciales. Question timing, on est franchement à côté de la plaque !

Jenny retrouva sa langue.

— Comment savez-vous tout ça ?

Amanda désigna Craig.

— Votre ami bosse à la CIA. C’est lui qui encadre l’équipe de la Delta Force envoyée au pôle Nord.

— Pardon ?

Des tirs résonnèrent de l’autre côté de la brèche.

— Il faut mettre les voiles, insista Craig. Retrouver le puits d’aération.

— C’est quoi, cette embrouille ? bafouilla Jenny, sidérée.

— Je vous expliquerai plus tard. Là, on n’a pas le temps.

Il lui effleura le bras, puis ajouta d’une voix douce :

— Je suis vraiment navré. Je ne voulais pas vous mêler à toute cette histoire.

Il passa devant, alluma son premier cocktail Molotov avec un briquet Bic et le jeta au fond du tunnel.

La puissante explosion fit gicler des flammes contre les murs, et l’énorme grendel déguerpit dans un virage.

— Allons-y ! lança Craig en se dirigeant vers la fournaise. Chaque seconde compte.

16 h 28

Encombré par le matériel récupéré à l’arsenal, Matt gravit l’échelle derrière Greer. Plus haut, le capitaine Bratt était accroupi dans la glissière, le visage éclairé par un stylo-lampe pendu à son cou. Il aida son lieutenant à grimper les derniers barreaux et à plonger à l’intérieur du tunnel.

En contrebas, la grande Washburn ne voulait courir aucun risque et, fusil en joue, elle surveillait les deux couloirs desservant le cagibi. Après avoir atteint le Niveau Deux, le groupe visait dorénavant le Niveau Un.

Alourdi par le poids des armes et ses poches emplies de grenades, Matt escalada les derniers échelons arrimés au mur de glace. Un bras se tendit vers lui et l’empoigna par la capuche de sa parka blanche.

— Une trace des civils par ici ?

— Non, mais ils peuvent être n’importe où. Il faut juste espérer qu’ils aient trouvé un abri sûr.

Matt rampa derrière le lieutenant et fit de la place à Washburn. Quelques secondes plus tard, ils longèrent le couloir en ondulant, Greer en tête, Bratt en queue de cortège.

Personne ne disait mot. Le plan était simple : avancer, trouver une faille dans la défense russe et faire sauter une ou deux bombes pour s’échapper de la station. Bratt savait où la Sentinelle polaire avait déployé sa balise SLOT. Le but du jeu était d’y programmer manuellement un SOS, puis de se cacher dans un recoin de la banquise. Aidés par le blizzard, ils comptaient ensuite jouer au chat et à la souris avec les Russes jusqu’à l’arrivée des secours.

En même temps, ils serviraient d’appât à leurs adversaires et les tiendraient éloignés des civils réfugiés au sein de la base.

Le groupe tomba sur un autre cagibi, quelque part entre les Niveaux Un et Deux, et s’y introduisit avec précaution. Sans doute persuadés que leurs proies chercheraient à rallier la surface, les Russes devaient fouiller les étages supérieurs.

Greer entra le premier. Après avoir vérifié l’absence d’empreintes fraîches, il indiqua que la voie était libre.

Matt sortit et s’étira le dos.

Soudain, le sol trembla. Une déflagration résonna jusqu’à eux, étouffée mais puissante, suivie de rafales de tirs irrégulières, comme des pétards.

— Putain, qu’est-ce que… ?

Des cristaux de glace qui s’étaient détachés sous le choc voletaient. Les deux derniers soldats débarquèrent tout guillerets. Greer aussi jubilait.

Matt se redressa.

— Dites-moi ce qui vous fait rigoler.

— J’ai l’impression que les Russes ont découvert leurs pauvres copains au Niveau Trois, annonça Greer.

— On a piégé l’armurerie, expliqua Washburn, un sourire glacé aux lèvres. On s’est dit qu’à la vue des cadavres, c’était là-bas qu’ils iraient vérifier en premier.

— Pearlson et les autres sont vengés, conclut le capitaine avant de reprendre son sérieux. Sans compter que cette diversion devrait ralentir la progression de nos ennemis, les rendre plus méfiants. Maintenant, ils savent qu’on est armés.

Choqué, Matt acquiesça en silence. Que de sang versé ! Il inspira à fond. Pour la centième fois depuis son départ de l’arsenal, il se demanda ce que devenaient Jenny et son père. Il était si inquiet qu’il éprouva d’emblée moins de compassion envers les morts de Grendel. Il fallait continuer. Personne n’aurait le droit de s’interposer entre son ex-femme et lui. Sa détermination farouche l’effraya autant qu’elle lui réchauffa le cœur. Pendant trois ans, il avait laissé le chagrin et les vieilles douleurs construire entre eux un rempart qui, à présent, lui semblait aussi fin que du papier à cigarettes.

Le quatuor reprit sa route vers le palier supérieur.

Après deux autres échelles et quelques mètres de glissières, ils distinguèrent des voix mêlées de cris assourdis. Ils éteignirent leurs lampes et remontèrent discrètement jusqu’à la source du brouhaha en communiquant par gestes.

Devant eux, une maigre lueur filtra dans la galerie. Elle venait d’une grille d’aération, dont ils s’approchèrent à pas de loup.

Bratt arriva le premier sur place et jeta un coup d’œil. Au bout de quelques secondes interminables, il contourna la grille et fit signe à Matt d’avancer.

Quasiment en apnée, ce dernier rampa vers lui et s’aperçut que la grille donnait sur les cuisines de la station. Des fours et des gazinières étaient alignés le long d’un mur, tandis qu’un assortiment de tables et d’étagères occupait la majeure partie de l’espace. Une double porte menait à la pièce principale.

Un Russe tenait l’un des battants ouvert. Une torche à la main, il leur tournait le dos et discutait avec un camarade.

Derrière eux, dans la pénombre de la grande salle, des lampes vacillaient. Des types montaient ou descendaient l’escalier central en vociférant. Un militaire, dont la parka ensanglantée était ornée d’une croix de médecin sur l’épaule, mugit, et d’autres hommes lui emboîtèrent le pas.

Finalement, les deux soldats laissèrent les portes de la cuisine se refermer, mais les hublots encastrés dans le bois laissaient toujours passer la lumière de la pièce voisine.

— Vous pouvez encore jouer au Russe ? chuchota Bratt.

— Comment ça ?

À l’instant où il posait la question, Matt s’aperçut qu’il portait encore l’anorak blanc de l’adversaire.

— C’est le moment ou jamais. Il fait encore sombre. Tout le monde est sous le choc. Si vous rabattez bien votre capuche, vous pourrez vous mêler à eux en douce.

— Pour quoi faire ?

Le capitaine désigna les portes fermées.

— Être nos yeux.

Matt l’écouta résumer son plan et, malgré l’angoisse, il se surprit à hocher la tête.

— Vu la confusion déclenchée par notre guet-apens, on n’aura peut-être pas de meilleure occasion, conclut Bratt.

— Alors, allons-y.

Washburn décoinçait déjà la grille d’aération avec un de ses crocs de boucherie à tout faire.

Le capitaine empoigna Matt par le bras.

— La réussite du plan dépend de vos talents d’acteur.

— Message reçu. J’ai intérêt à trouver une bonne motivation pour jouer ma scène.

— La survie ? grogna Greer derrière lui.

— Oui, ça fera l’affaire.

L’ancien Béret vert s’extirpa du conduit et se redressa devant la porte.

Les autres se dépêchèrent de prendre position dans la cuisine. Le timing était crucial.

Bratt lança à Matt un regard interrogateur. Prêt ?

16 h 48

Jenny avançait avec Craig et Bane. Devant eux, Kowalski lança une bombe incendiaire, qui explosa en projetant des gerbes de flammes et de verre brisé le long des parois.

La voie était dégagée.

Depuis vingt minutes, ils n’avaient plus vu la queue d’un grendel.

En tant que biologiste, le Dr Ogden avait avancé une explication :

— Ces créatures habitent un monde de glace et de ténèbres. Elles peuvent être attirées par la chaleur et la lumière, mais vos cocktails Molotov saturent leurs perceptions sensorielles. Meurtries, désorientées, elles préfèrent fuir.

Jusqu’à présent, sa théorie s’était vérifiée. Après avoir rejoint sans encombre l’itinéraire balisé, ils sillonnaient les profondeurs de l’iceberg en direction du puits d’aération. Seul l’écho d’une lointaine déflagration au-dessus de leurs têtes les avait dérangés un instant. Tout le monde s’était figé en sentant les galeries trembler mais, comme il n’y avait pas eu d’autre explosion, ils avaient repris leur route.

Derrière Jenny, Amanda conversait à voix basse avec les scientifiques, tandis que Tom surveillait leurs arrières, deux cocktails Molotov à la main.

Craig continua son récit.

— J’étais l’avant-courrier, l’agent chargé de la frappe chirurgicale. Ma mission était de récupérer les données et de les mettre à l’abri, mais les Russes ont dû avoir vent de mon arrivée en tant que supposé journaliste et ils m’ont tendu une embuscade en Alaska. Sans Matt, ils auraient réussi leur coup.

— Vous auriez pu nous mettre au courant.

— J’avais reçu des consignes strictes de la part des plus hautes sphères du pouvoir. C’était une opération top secret, en particulier après l’attaque de Prudhoe Bay. L’enjeu était trop important. Il fallait absolument que je me rende ici.

— Tout ça à cause d’éventuelles recherches en cryogénie…

Jenny tenta d’imaginer les corps congelés à l’intérieur des cuves. L’histoire paraissait trop monstrueuse pour être vraie.

Craig haussa les épaules.

— Je devais obéir aux ordres.

— Sauf que vous vous êtes servi de nous.

Elle se rappela leurs discussions à bord de l’hydravion après le bombardement de Prudhoe Bay. L’homme les avait manipulés.

— Vous nous avez roulés dans la farine.

Il esquissa un sourire contrit.

— Que voulez-vous ? Je suis doué pour ce que je fais.

Il se rembrunit et laissa échapper un soupir.

— Je devais utiliser les ressources que j’avais sous la main. Vous étiez mon seul moyen d’échapper aux radars de détection russes. Franchement, je suis désolé. Je ne pensais pas vous fourrer dans un tel pétrin.

Jenny garda les yeux rivés devant elle. Une question restait en suspens. Le dénommé Craig était-il encore en train de se jouer d’eux ?

Lorsqu’il reprit la parole, il donna surtout l’impression de se parler à lui-même.

— Il ne nous reste qu’à quitter la station. Ensuite, mes hommes viendront en nombre pour sécuriser les lieux, et tout sera terminé.

Jenny acquiesça en silence. Terminé… Si seulement les choses étaient aussi simples ! Elle tenait Bane par l’encolure, car elle avait besoin d’un compagnon loyal et pas compliqué, mais force était de reconnaître qu’il constituait aussi un lien physique avec Matt. En caressant le poil épais du croisé loup, elle sentait la chaleur de son ex-mari.

Craig avait raconté que Matt et quelques soldats de la Navy avaient tenté de faire une razzia dans l’ancien dépôt d’armes de la station, mais nul ne savait ce qui leur était arrivé.

Comme s’il devinait l’angoisse de sa maîtresse, Bane se colla contre sa jambe.

— Puits d’aération en vue ! lança Kowalski.

D’un pas plus rapide, Jenny guida son chien entre les flammes du cocktail Molotov. La chaleur étouffante dégageait des relents d’hydrocarbures brûlés, et la glace fondue rendait le sol dangereusement glissant… sans parler des ruisseaux de feu qui traçaient des rigoles à terre.

Le chemin s’assombrit de nouveau. Toujours en première ligne, Kowalski brandit sa lanterne au plafond.

Sur le mur gauche apparut un orifice noir : l’extrémité de la gaine de ventilation.

Alors que le groupe se rassemblait devant, Jenny s’avança. C’était à elle de jouer. La galerie était trop abrupte pour être escaladée à mains nues en étant chaussé de simples bottes. Tom tendit au shérif un piolet récupéré en salle de contrôle de la porte sous-marine. Elle vérifia l’équilibrage de l’outil, son poids et surtout l’affûtage de la lame.

Le Dr Reynolds s’assit et retira ses crampons.

— C’est moi qui devrais m’y coller.

— Ils me vont aussi, objecta Jenny, et, en Alaska, je pratique souvent l’escalade sur glace.

Elle ne rappela pas leur précédente discussion. La pointure était trop petite pour un homme et, en cas de problème dans le tunnel, la surdité d’Amanda serait un handicap.

Jenny s’empressa de fixer les crampons en acier à ses bottes. Les pointes acérées lui offriraient une meilleure adhérence. Quant au piolet, il lui servirait à grimper et à se défendre.

Tom lui remit deux cocktails Molotov.

— J’ai lâché la corde juste à droite de l’entrée quand on s’est… quand on s’est fait attaquer. Si vous l’attachez à la grille, elle devrait descendre jusqu’ici.

Jenny fourra les bombes dans sa poche.

— Pas de souci. Veillez bien sur Bane. Les grendels lui ont mis les nerfs à vif. Ne le laissez pas se sauver.

— Je ne le quitte pas et, tout à l’heure, je vous promets de monter derrière lui.

— Merci, Tom.

Un genou à terre, Kowalski fit la courte échelle à Jenny, qui s’engouffra à l’intérieur du conduit et ficha ses crampons dans les parois gelées.

— Soyez prudente.

La gorge trop serrée pour répondre ou se rassurer elle-même, elle entama son ascension en appliquant le conseil n° 1 de son père chaque fois qu’ils partaient en randonnée glaciaire : Toujours garder deux points de contact.

Bien campée sur ses pieds, elle planta son piolet un peu plus haut. Une fois certaine qu’il ne bougerait pas, elle leva une jambe, piqua la pointe de sa botte dans le mur, puis ramena l’autre.

Elle progressa très lentement. Prudence est mère de sûreté, son père lui rappela-t-il à l’oreille.

Au souvenir du vieil Inuit, elle s’accorda un bref répit. Au moins, il est en sécurité. Le capitaine Sewell a promis de veiller sur lui et, maintenant, les équipes de la Delta Force sont sur place.

Elle n’avait plus qu’à les rejoindre.

En revanche, qu’advenait-il de Matt ?

Son pied gauche dérapa. Elle s’aplatit contre la paroi de glace et, le temps de retrouver une prise, elle resta pendue de tout son poids au piolet. Dès qu’elle fut stabilisée, elle aspira plusieurs grandes bouffées d’air froid.

Deux points de contact – toujours.

Jenny chassa ses craintes au sujet de Matt. C’était trop dangereux. Si elle voulait survivre, elle devait rester concentrée. Ensuite, elle aurait le droit de s’inquiéter. Un sourire lui vint aux lèvres. Un jour, son ex-mari lui avait dit qu’elle avait le don de se fabriquer des angoisses en béton armé.

Regrettant de ne pas avoir le dixième de son sang-froid, elle poursuivit son ascension à la seule force des bras et des jambes. Bientôt, le coude du conduit apparut. Presque arrivée. Elle emprunta le virage et aperçut l’éclat du jour au bout du tunnel. Aucun obstacle à signaler.

À présent que la sortie était en ligne de mire, elle se dépêcha de grimper… sans néanmoins prendre de risques inconsidérés. Les deux hommes de sa vie lui susurraient leurs conseils à l’oreille.

Prudence est mère de sûreté.

Ne t’inquiète pas.

Peu à peu, d’autres mots enfouis au fond de son passé resurgirent. Elle se souvint de lèvres douces effleurant sa gorge, d’un souffle tiède sur sa nuque, de ferventes déclarations : Je t’aime… je t’aime tant, Jen.

Ces paroles-là, elle les conserva dans un coin de son cœur et, à mesure qu’elle prenait conscience d’un sentiment oublié depuis longtemps, elle lâcha à voix haute :

— Moi aussi, je t’aime, Matt.

16 h 50

Déguisé en soldat russe, Matt poussa les portes de la cuisine et entra dans la salle principale, armé de sa kalachnikov. Malgré la demi-obscurité, il se cacha le visage derrière son bras et avait rabattu au maximum sa capuche bordée de fourrure.

Alors que les militaires s’affairaient sans même remarquer sa présence, il longea les murs et resta le plus à l’ombre possible. Le tumulte se concentrait au niveau de l’escalier, où des bataillons de Russes regardaient les tourbillons de fumée s’élever d’une armurerie en ruine.

Deux types traînaient une masse informe dans un sac en plastique noir.

Une housse mortuaire.

Deux autres chargés du même fardeau macabre les suivaient. Leurs camarades, qui assistaient à la procession, paraissaient furieux. Des éclats de voix fusaient. Les faisceaux des torches électriques balayaient le secteur.

Lorsqu’il en vit un arriver droit sur lui, Matt détourna la tête, mais il heurta une chaise, qui se renversa bruyamment par terre. Il pressa le pas. Quelqu’un lui hurla dessus. On aurait dit une espèce de juron.

L’Américain se contenta d’agiter la main et poursuivit sa route jusqu’à un point stratégique d’où il apercevait le tunnel de sortie. L’épave de la chenillette bloquait toujours à moitié le passage, mais on l’avait décalée afin de permettre l’accès à la surface. Derrière les deux militaires de garde, il y avait du mouvement dehors.

Du coin de l’œil, Matt surveilla l’horizon. Sa mission ? Partir en éclaireur et déterminer combien d’adversaires les séparaient de la liberté. S’il jugeait l’évasion possible, il devait faire signe aux autres, puis utiliser la grenade dissimulée dans sa poche pour créer une diversion au niveau du puits central. Le raffut masquerait la cavalcade des marins américains vers la sortie. Armé de son pistolet-mitrailleur, Matt était censé couvrir leur fuite mais, d’abord, il devait décider si l’idée était viable ou pas.

Il plissa le front, puis sursauta quand un type lui aboya dessus. Il ne l’avait pas entendu approcher.

Vêtu d’une parka ouverte, le colosse mesurait au moins deux mètres dix. Matt tenta d’apercevoir un insigne de grade. Malgré son visage taillé à coups de serpe et abîmé par le blizzard, l’homme paraissait jeune. Trop jeune pour avoir vraiment du galon.

Il continua de baragouiner, son fusil pointé vers les housses mortuaires posées sur une table du mess. Il avait les joues rouges, un peu de salive aux commissures des lèvres et, lorsqu’il termina sa tirade, il soufflait comme un bœuf.

N’ayant pas compris grand-chose, Matt fit ce qu’on faisait toujours en pareilles circonstances : il hocha la tête.

— Da, marmonna-t-il d’un air sévère.

Avec niet, c’était à peu près l’intégralité de son vocabulaire russe. Il venait donc de jouer à pile ou face : da ou niet.

Oui ou non.

À l’évidence, son interlocuteur lui avait débité la grande scène du deux, et l’approbation semblait la meilleure réaction possible. D’autre part, Matt ne se serait pas aventuré à contredire une telle armoire à glace.

— Da, répéta-t-il d’une voix plus assurée.

Sa stratégie parut fonctionner.

Une main aussi grosse qu’un quartier de bœuf s’abattit sur son épaule et faillit le mettre à genoux. Il tint bon et resta droit, le temps que le Russe passe son chemin.

Danger écarté.

Soudain, la grenade glissa de son anorak et cliqueta par terre. La goupille étant intacte, l’engin ne risquait pas d’exploser, mais Matt ne put s’empêcher de tressaillir.

La bombe roula aux pieds du géant, qui, au moment de la ramasser, se raidit. Il avait reconnu l’âge avancé du matériel. Il releva les yeux vers Matt et, tandis que les neurones de son cerveau se mettaient en branle, il fronça ses sourcils broussailleux.

L’Américain fut plus prompt à réagir. Il lui flanqua un coup de crosse sur le nez et sentit l’os se briser. Le soldat renversa la tête en arrière et s’étala de tout son long.

Sans hésiter, Matt se précipita à genoux en feignant de l’aider de se relever et, quand les regards se dirigèrent vers lui, il lâcha un rire rauque, comme si le jeunot avait trébuché seul.

Avant d’être démasqué, il dégoupilla sa grenade et la fit rouler sous les tables en direction de l’escalier central. Elle irait beaucoup moins loin que s’il l’avait lancée, mais il faudrait que cela suffise.

Manque de chance, elle percuta la chaise qu’il avait lui-même renversée quelques secondes plus tôt et ricocha vers lui.

Putain de merde…

Il plongea derrière l’imposant Russe, qui, toujours sonné, gémissait en voulant se relever à tâtons.

Lorsqu’il se rendit compte qu’il avait oublié de prévenir ses camarades, Matt lâcha un juron.

Tant pis… ils comprendront le message.

La grenade explosa.

Une table jaillit. Il eut à peine le temps de l’apercevoir, car il glissa sur plusieurs mètres, soufflé par la déflagration. Quand des éclats d’obus entaillèrent le cou épais de son complice involontaire, Matt reçut une giclée de sang frais au visage.

Il roula sur le côté. Ses oreilles bourdonnaient tellement qu’il n’entendait plus rien. Les Russes se redressèrent les uns après les autres. Des torches électriques balayèrent la pièce envahie de fumée.

Un mouvement attira son attention.

Trois silhouettes sortirent de la cuisine et lui foncèrent dessus, Bratt en tête.

Matt, groggy, se demanda pourquoi ils ne fonçaient pas vers la sortie. Encore à terre, il regarda autour de lui.

Ah, d’accord…

Il avait dérapé jusqu’à l’entrée du couloir, et l’épave de la chenillette n’était plus qu’à quelques mètres de lui.

À cinq petits pas, deux soldats beuglèrent. Enfin, il le supposa : leurs lèvres remuaient, mais il n’entendait toujours rien et comprenait encore moins ce qu’on lui racontait.

Ils s’approchèrent, le fusil braqué sur sa tempe.

Matt leva les bras et tenta un pari :

— Niet !

Il avait une chance sur deux. Da ou niet.

Cette fois-là, il choisit la mauvaise solution.

L’homme le plus proche tira.