Avis de tempête
9 avril, 16 h 55
Station polaire Grendel
Un peu en retrait, Amanda observa le conduit d’aération. Le shérif avait disparu du halo de la lanterne. Le reste du groupe, anxieux et aux abois, s’était réuni au niveau du puits.
La jeune femme se sentit isolée. Pourtant, elle croyait s’être habituée au fait que la surdité vous coupait encore plus du monde que la cécité. Les stimuli auditifs vous enveloppaient, vous reliaient à votre environnement et, même si elle voyait ce qui se passait, elle avait l’impression d’assister de loin à la scène, comme si un rempart invisible la séparait des autres.
Ces dernières années, elle ne s’estimait pleinement connectée à la réalité que les rares fois où elle se lovait dans les bras de Greg. La chaleur virile de son corps, la douceur de ses caresses, le goût de ses lèvres, l’odeur de sa peau… tout contribuait à abattre le mur de verre.
Sauf qu’il était parti. Certes, il était commandant avant d’être homme, il devait évacuer les civils qu’il pouvait encore sauver, mais elle souffrait de sa décision. Elle aurait voulu l’avoir auprès d’elle… Elle avait besoin de lui.
Elle serra les bras autour de sa poitrine, histoire de chasser la terreur qui s’était emparée d’elle. L’élan de courage dont elle avait fait preuve depuis sa confrontation avec le premier grendel n’était plus qu’un simple désir de survivre, de continuer à aller de l’avant.
Chargé de monter la garde, Tom caressa Bane. Kowalski surveillait l’autre côté. Tendus à bloc, ils affichaient un visage stoïque et ne cillaient pas.
Amanda se dit qu’elle devait faire la même tête.
Les Russes… les grendels… À force d’attendre un assaut qui ne venait pas, ils commençaient à perdre patience.
Elle se rappela sa récente discussion avec Henry Ogden.
Le biologiste avait élaboré une théorie sur l’organisation sociale des grendels. Selon lui, ils passaient une bonne partie de leur vie en état de congélation hivernale, car c’était le meilleur moyen de conserver leurs forces dans un milieu aussi hostile. Toutefois, afin de protéger l’espèce et de surveiller leur territoire, une ou deux sentinelles restaient éveillées. Elles écumaient les grottes sous-marines reliées au Vide sanitaire ou sillonnaient la banquise en se faufilant par des points de sortie naturels ou artificiels. Lors de ses explorations du labyrinthe glacé, Ogden avait repéré des endroits où des coups de griffe semblaient avoir tiré un grendel de son sommeil. Sa thèse était la suivante :
— Tous les deux ou trois ans, les gardiens s’endorment et laissent un nouveau membre de la meute prendre le relais. Voilà sans doute pourquoi ils sont restés cachés aussi longtemps. Seuls un ou deux spécimens restent actifs, tandis que les autres hibernent paisiblement pendant des siècles. Il est impossible de savoir depuis quand ils vivent ici, mais on peut imaginer qu’ils sont parfois entrés en contact avec le genre humain, ce qui a suscité une mythologie relative aux dragons et aux monstres des neiges.
— Ou au Grendel de Beowulf, avait ajouté Amanda. Pourquoi restent-ils sur l’île depuis si longtemps ?
— Cet endroit est leur nid. En étudiant des cavités de la falaise, j’ai trouvé quelques petits congelés. Il n’y en avait pas beaucoup mais, vu la longévité des créatures, je parie qu’il suffit d’une progéniture modeste pour assurer la pérennité de l’espèce. Résultat : comme chez la plupart des animaux peu reproducteurs, l’ensemble du groupe social défend le nid bec et ongles.
Où sont-ils maintenant ? songea Amanda. Si les grendels protégeaient bien leur descendance, le feu ne les tiendrait pas éternellement à distance.
Attiré par un bruit, Tom fit volte-face.
La jeune sourde vit ses camarades s’agiter près du puits et comprit pourquoi : un gros filin rouge dansait jusqu’à terre. Jenny avait réussi à sortir.
Les rescapés s’approchèrent encore.
Craig leva la main, les lèvres illuminées par sa lanterne.
— Pour éviter toute surcharge, je suggère de remonter par groupes de trois. J’irai avec les deux femmes, annonça-t-il, le doigt pointé vers Amanda et Magdalene. Ensuite, ce sera au tour du Dr Ogden et des deux étudiants. Enfin, les militaires et le chien.
D’un regard à la ronde, il guetta une éventuelle objection.
Personne ne trouva à redire, Amanda encore moins que les autres : elle faisait partie du premier trio. Craig aida Magdalene à grimper, puis il tendit la main au Dr Reynolds, qui déclina son offre.
— J’adore l’escalade.
Il acquiesça en silence et se hissa à la force des poignets.
Amanda le talonna. L’ascension fut rude, mais la terreur de ce qui les attendait en bas leur donna des ailes. La jeune femme n’avait jamais été aussi heureuse de voir la lumière du jour. Elle sortit à quatre pattes derrière les deux autres et se retrouva à l’air libre.
Une bourrasque faillit l’empêcher de se redresser, mais Jenny l’aida à garder l’équilibre et précisa, les yeux au ciel :
— Le blizzard commence à faiblir.
Amanda fronça les sourcils : les rafales de neige ne permettaient qu’une visibilité de quelques mètres, et un froid mordant lui piquait les joues. Si la tempête s’apaisait, à quelle scène d’apocalypse avaient-ils échappé ?
Craig se pencha au-dessus du trou pour parler aux autres, puis il se retourna vers les filles.
— Il va falloir mettre la gomme. Moins il y a de blizzard, plus on risque de se faire repérer.
À peine quelques secondes plus tard, les trois biologistes émergèrent de la gaine de ventilation. Craig se pencha une dernière fois au-dessus du puits.
Amanda sentit les poils de sa nuque frissonner. Sourde à la tempête, aux bavardages, elle fut la première à s’en apercevoir et pivota à trois cent soixante degrés.
Un sonar…
— Arrêtez ! mugit-elle. Des grendels !
Tout le monde se raidit, à l’affût.
Le temps de sortir un cocktail Molotov de sa poche, Craig remua les lèvres :
— … crier au fond du puits. Les créatures attaquent aussi en bas.
Le Dr Ogden tenta d’allumer sa propre bombe, mais le vent éteignait sans cesse le briquet.
— … un assaut coordonné. Ils se servent de leur sonar pour communiquer entre eux.
Amanda contempla l’épais brouillard neigeux. Ils étaient tombés dans une embuscade.
De sombres silhouettes émergèrent du cœur de la tempête et rampèrent vers eux, tels de gigantesques fantômes.
Enfin, Henry réussit à enflammer son chiffon imbibé d’essence et lança sa bouteille vers les grendels. La bombe artisanale atterrit sur un talus enneigé et grésilla faiblement sans ralentir une seconde la progression des prédateurs.
Amanda aperçut du mouvement derrière un sommet à droite. Un autre grendel… et encore un autre.
Les Américains étaient cernés.
Craig brandit un cocktail Molotov allumé.
— Évitez la neige. Elle est trop fraîche et humide.
Il suivit le conseil d’Amanda. La bombe décrivit un arc de cercle dans la tempête, percuta le rebord tranchant d’une crête de pression et explosa devant la meute principale de grendels.
Les animaux tressaillirent et se figèrent.
Sauvez-vous, implora Amanda en silence.
En guise de réponse, les vibrations de sonar s’intensifièrent, comme si les prédateurs rugissaient de frustration. Sur la banquise, ils étaient moins intimidés par les flammes.
— Replongez dans la gaine de ventilation ! ordonna Craig.
Amanda fit volte-face au moment où Bane bondissait du puits en grognant et en aboyant aussi férocement qu’un vrai loup. Jenny l’empoigna par le col pour l’empêcher d’attaquer les grendels.
Tout le monde criait. Amanda, elle, n’entendait rien. Les gens étaient si affolés qu’elle ne comprenait pas ce qu’ils disaient. Pourquoi personne ne se précipitait-il vers le puits ?
Une fraction de seconde plus tard, elle eut sa réponse.
Kowalski s’extirpa du trou, le visage cramoisi :
— Reculez ! Ils sont à nos trousses !
Surgit ensuite Tom, la manche gauche de son anorak roussie. Il plongea le bras dans la poudreuse. De la fumée s’échappait du tunnel.
— La galerie s’est effondrée à cause du dernier cocktail Molotov. On ne peut plus passer.
— Merde, grommela Kowalski.
Amanda se retourna. La bombe de Craig sombrait doucement dans la neige fondue. Les bêtes sanguinaires, guidées par un nouveau signal sonar, reprirent leur marche vers le groupe en piétinant les dernières flammèches.
Les aventuriers se blottirent les uns contre les autres.
Il n’y avait pas d’issue possible.
17 h 03
La kalachnikov visa la tête de Matt à bout portant. Un éclair jaillit du canon. Toujours sourd à cause de l’explosion de sa grenade, l’Américain n’entendit pas le coup partir – ou plutôt celui qui neutralisa le tireur.
Il trébucha en arrière, l’oreille en feu, et regarda sans comprendre le côté droit du crâne du Russe exploser en une gerbe d’os et de cervelle. Tout s’était déroulé dans un silence de mort. Matt atterrit sur le côté. Un filet de sang coulait le long de son cou. La balle lui avait éraflé l’oreille. Bratt, Greer et Washburn se ruèrent vers lui. Le fusil du capitaine fumait encore.
Le second Russe tenta de riposter, mais Greer et Washburn pressèrent ensemble la détente. Touché à l’épaule, l’homme pivota comme une toupie. L’autre plomb, qui lui avait traversé le cou, projeta du sang au mur.
En plein chaos, Matt recouvra peu à peu l’ouïe. Des hurlements, des coups de feu… Soudain, les portes de la cuisine volèrent à travers la pièce dans un panache de flammes et de fumée. Un autre traquenard !
Bratt empoigna leur éclaireur par la capuche, le redressa d’un coup sec et hurla au creux de son oreille indemne :
— La prochaine fois, je vous scotche la grenade autour de la taille !
Ils s’élancèrent tous vers la chenillette.
— Attention aux soldats ! haleta Matt.
Ils eurent à peine le temps de courber le dos qu’une rafale de tirs crépita sur la carrosserie défoncée.
Ils étaient toujours à découvert. Il fallait vite bouger de là.
Au centre de la pièce enfumée, une étrange agitation attira l’attention de Matt : un homme semblait flotter au-dessus de l’escalier principal, éclairé par deux ou trois lampes torches. Grand, les cheveux blancs et vêtu d’un pardessus ouvert, il transportait un garçonnet enveloppé dans une couverture. Le bambin, en pleurs, se bouchait les oreilles.
La vision était surréaliste.
— Baissez-vous, Pike ! mugit Bratt.
Tandis que Greer balançait une grenade aux snipers, Washburn en fit rouler une autre vers la grande salle.
— Non ! s’écria Matt.
Trop tard. Les deux explosions le rendirent de nouveau sourd. À cause du souffle, la chenillette bondit de trente centimètres. Des fragments de glace s’abattirent sur leurs têtes et un brouillard humide envahit le couloir.
Bratt montra la sortie. Ses camarades n’avaient pas d’autre choix que de le suivre. Encore fallait-il espérer que la bombe ait neutralisé tous les adversaires devant eux.
Le capitaine s’élança le premier, bientôt imité par Washburn et Matt. Greer courait derrière eux en tirant à l’aveuglette vers la salle. Les coups de feu résonnaient au loin, comme s’ils venaient d’un petit pistolet en plastique.
De l’épaule, Greer voulut inciter Matt à se dépêcher, mais ce dernier faillit trébucher et lui lança un regard noir.
À vrai dire, le lieutenant avait un genou à terre. Il ne l’avait pas poussé. Il était tombé.
Matt voulut voler à son secours mais, le visage tordu de douleur et de colère, le malheureux lui fit signe de continuer en vociférant sans bruit.
Des flots de sang rouge vif giclaient de sa jambe. Touché à l’artère fémorale. Le militaire s’effondra sur le sol gelé, le fusil en travers des genoux.
Washburn empoigna Matt par le bras et l’obligea à la suivre.
Greer croisa son regard et, curieuse réaction, il se contenta de hausser les épaules, déçu, comme s’il venait de perdre un vulgaire pari. Il braqua son fusil vers la station et se remit à tirer.
Pan… pan… pan…
Après avoir dépassé la chenillette, les survivants se ruèrent vers la porte éventrée. Des cadavres gisaient en tas informe. On ne leur opposa aucune résistance.
Matt aperçut un objet familier au creux d’une main sectionnée. Convaincu de son utilité potentielle, il s’en empara au passage et le fourra dans sa poche.
Le trio fonça jusqu’à la surface et retrouva la tempête.
Une fois sorti de Grendel, Matt sentit les rafales de vent venir à bout de sa surdité. Il entendit mugir le blizzard.
— Par ici ! s’époumona Bratt.
Ils comptaient voler une motoneige et rejoindre la balise SLOT en slalomant à l’abri des cimes rocheuses, mais le parking se trouvait encore à une bonne centaine de mètres.
Il ne fallait pas non plus se bercer d’illusions : l’endroit était forcément gardé par des Russes.
Des coups de feu retentirent. Sous l’impact, des fragments de glace se détachèrent et leur picotèrent le visage.
Bratt, Washburn et Matt se réfugièrent à plat ventre derrière une petite crête gelée. Les snipers s’étaient blottis dans une vallée de la banquise, bien à l’abri. On y apercevait même des tentes orangées.
— C’est là qu’ils entreposent les cadavres de la station, siffla Washburn. Je connais un chemin dérobé, et il me reste une grenade. Couvrez-moi.
Tandis qu’elle s’éloignait en rampant, Bratt mitrailla les tentes. Matt roula sur le flanc. Dès qu’il voyait du mouvement ou une ombre suspecte, il décochait une rafale de kalachnikov.
Washburn atteignit une crevasse qui devait lui permettre de contourner les tireurs embusqués mais, comme d’habitude ce jour-là, tout vira à la catastrophe.
17 h 11
Jenny se prépara à l’orée du puits avec les autres. Elle avait agrippé Bane par la peau du cou. Le vent soufflait toujours très fort, mais les rafales de neige s’étaient un peu calmées.
— À mon signal ! rugit Kowalski.
Postés aux premières loges, Tom et lui brandirent chacun un cocktail Molotov au-dessus de leur tête.
Cinq grendels s’étaient massés devant eux. Leur cortège avait été stoppé par une série d’explosions étouffées qui avaient retenti tout près de là. Sensibles aux vibrations, les créatures avaient été perturbées par les secousses.
— Ça vient de la station, avait annoncé Tom. Quelqu’un est passé à l’attaque.
— On dirait des grenades, avait renchéri Kowalski.
Ils avaient profité de la confusion temporaire des prédateurs pour allumer deux bombes et échafauder un plan rapide.
Rien de très sophistiqué. Droit au but.
Kowalski s’approcha du premier grendel et lui agita sa bouteille enflammée sous le nez.
Les babines retroussées, l’animal montra les crocs. Alors que ses congénères, méfiants, reculaient d’un pas, il ne bougea pas d’un millimètre et ne paraissait absolument pas intimidé par la démonstration de force.
— Celui-ci est bien nourri, murmura Ogden. Il s’agit sans doute d’une sentinelle. Son instinct territorial sera exacerbé au maximum.
Leur seul espoir ? Neutraliser le chef de meute afin d’inciter – peut-être – les autres à se disperser.
Kowalski avança encore, Tom sur ses talons, quand la bête leur sauta dessus en rugissant.
— Putain !
Il balança son cocktail Molotov, rebroussa vite chemin, se cogna dans le jeune enseigne et les fit trébucher tous les deux.
Par chance, il avait visé juste. La bombe atterrit au fond de la gueule du monstre et le résultat fut spectaculaire.
Quand l’essence explosa, on aurait dit qu’un dragon crachait des flammes. Aveuglé de rage et de douleur, le grendel pivota sur lui-même, tandis que le troupeau fuyait en ordre dispersé.
Dès qu’une odeur de chair brûlée envahit la vallée, Kowalski se releva d’un bond.
— Maintenant !
Tom, qui avait réussi à garder son cocktail Molotov au sec, le jeta avec la force d’un joueur de base-ball professionnel. La bouteille loba l’animal fou furieux et explosa un peu plus loin, vers les autres grendels.
— Allons-y ! lança Kowalski.
La bête blessée s’effondra sur la banquise, les poumons carbonisés. Des flammes s’échappaient encore de ses babines et de ses évents, mais elle ne bougeait plus.
Par précaution, Kowalski la contourna néanmoins au plus large. Tom fit signe aux camarades de les rejoindre. Jenny, Craig et le Dr Reynolds couraient ensemble. Désormais libre de ses mouvements, Bane rattrapa Kowalski en tête. Quant aux biologistes, ils ne quittaient pas Tom d’une semelle.
Tous traversèrent au galop un océan de feu et de glace.
Armé des derniers cocktails Molotov, Kowalski embrasait la route de manière à tenir les grendels à distance.
Soudain, un hurlement…
Jenny se retourna et vit Antony à terre, la jambe passée au travers de la glace. Tom et Zane lui portaient déjà secours.
Kowalski freina quelques mètres plus loin :
— La vache, ça craint !
Ils devaient se méfier des trous de la banquise. On pouvait facilement s’y casser la jambe… ou le cou.
Zane aida son ami à se relever.
— Merde, c’est superfroid, grogna l’imprudent.
La glace se fissura derrière lui. Un grendel qui les suivait sous l’eau jaillit du trou et mordit à pleines dents dans la cuisse de sa proie. Zane et Tom furent repoussés en arrière quand l’épaisse couche gelée se brisa, puis la bête d’une demi-tonne replongea dans les eaux sombres en emportant son butin.
Antony n’eut pas le temps de hurler qu’il avait déjà disparu.
Affolé, tout le monde se remit à cavaler, mais la poudreuse masquait les plaques de glace les plus fragiles.
— Les grendels nous suivent à la trace, haleta Ogden.
— On ne peut pas s’arrêter, objecta Kowalski.
Personne n’en avait envie, mais leur progression devint plus prudente. Le courageux marin prit les choses en main et, afin de ne courir aucun risque inutile, ses compagnons d’échappée le suivirent pas à pas.
Jenny avait déjà vu des ours polaires chasser le phoque ainsi, c’est-à-dire en bondissant de l’eau glacée pour attraper un gibier trop naïf. La région devait être truffée de trous de respiration couverts d’une fine pellicule de givre, de fissures permanentes protégées par les crêtes de pression alentour.
Il fallait faire très attention.
Un monticule de neige se suréleva par-dessous. La glace crissa en profondeur. Les grendels n’avaient pas renoncé à leur traque.
— Encore un effort ! s’exclama Tom. Le parking se trouve juste après la prochaine crête !
Ils augmentèrent doucement l’allure.
Au détour du virage, Jenny constata qu’il avait raison. L’enchevêtrement de sommets montagneux laissait place à une vaste plaine. Ils étaient presque sortis du terrible piège.
Soudain, des coups de feu couvrirent la plainte du vent. Kowalski fit signe de s’arrêter à l’abri et scruta les environs. D’autres tirs résonnèrent tout près : un combat avait éclaté.
— Quelqu’un affronte les Russes, souffla Tom.
— La Delta Force peut-être ? suggéra Amanda.
Craig secoua la tête.
D’un sifflement, Kowalski réunit les gens autour de lui : à dix petits mètres d’eux étaient alignés une chenillette, des motoneiges et quelques autres engins de transport.
Cachées derrière le parking, deux silhouettes mitraillèrent les montagnes de gauche. La riposte ne se fit pas attendre, et des balles crépitèrent autour des snipers.
Impossible de dire qui était qui. Même si le blizzard s’était calmé, les tourbillons de poudreuse estompaient les détails.
Sans prévenir, Bane s’élança entre les véhicules stationnés et fonça vers la plaine.
Jenny voulut le rattraper, mais Kowalski l’en empêcha.
L’entrée de la base luisait dans la pénombre, et des individus s’en déversaient à profusion. Une bataille d’envergure s’annonçait.
Quand Jenny tourna de nouveau la tête, Bane avait disparu au milieu du parc automobile.
Les tirs étaient de plus en plus nourris.
— On fait quoi maintenant ? demanda Tom.
17 h 14
De sa cachette derrière la crête, Matt vit Washburn plaquée au sol par trois adversaires. Elle se défendit à coups de pied… sans grand résultat. D’autres soldats se plantèrent devant la station, et des snipers prirent position à l’abri du tunnel d’accès.
Matt et Bratt risquaient vite d’être débordés et abattus comme des lapins. L’ancien Béret vert tenta d’empêcher les Russes campés à l’entrée de leur tirer directement dessus, le capitaine fit de même avec le groupe terré entre les tentes, mais ils commençaient à manquer de munitions.
— Je vais attirer leur attention, annonça Bratt. Rejoignez le parking, essayez de démarrer un véhicule et fichez le camp.
— Et vous ?
Le capitaine éluda la question.
— Je tâcherai de les retenir le plus longtemps possible.
Matt hésita.
— Ce n’est pas votre guerre ! insista Bratt, le regard noir.
La vôtre non plus, songea l’autre à plat ventre. Seulement, comme ce n’était pas l’heure de discuter, il acquiesça en silence.
Le militaire sortit une grenade de sa poche et, en quelques gestes, il expliqua son plan :
— Prêt ?
Après avoir inspiré à fond, Matt s’accroupit.
— Go !
Bratt lança sa bombe en chandelle. Contré par les puissantes rafales qui soufflaient des montagnes, il ne pouvait pas atteindre le groupe massé au niveau des tentes, mais il accomplit quand même du bon travail : pendant quelques instants, l’explosion de glace occulta toute visibilité.
C’était le moment ou jamais. Matt détala sur les chapeaux de roues. Derrière lui, Bratt visa les soldats postés à l’entrée de la base.
La stratégie aurait pu fonctionner si, près des tentes, les Russes n’avaient pas réussi à charger leur lance-roquettes. Matt entendit une crépitation, suivi d’un sifflement reconnaissable entre mille.
Il plongea, dérapa sur l’épaule, et des esquilles de glace lacérèrent sa parka. De son côté, le capitaine fit volte-face, prêt à se sauver, mais les distances étaient trop courtes, la fusée, trop rapide.
Matt se couvrit le visage, à la fois pour se protéger et pour s’épargner l’abominable spectacle.
BOUM ! La banquise frémit. Il se redressa. Leur abri de fortune n’était plus qu’un trou de vapeur fumante.
Aucun signe de Bratt.
Une botte atterrit tout près en grésillant sur la neige.
Horrifié, Matt se sauva et, déterminé à ce que le valeureux militaire ne se soit pas sacrifié en vain, il courut vers le parking.
17 h 16
Jenny regarda l’homme esseulé courir sur la glace : vêtu d’une parka blanche typiquement russe, il disparut derrière une bourrasque de neige et de vapeur.
— Il faut dégager d’ici, insista Craig. Utiliser cette diversion pour récupérer un maximum de véhicules.
— Qui sait conduire une chenillette ? demanda Kowalski.
Le gros engin trônait à une dizaine de mètres. Si proche…
— Moi, répondit Ogden.
— Impeccable ! Avec Tom, on prendra deux motoneiges, histoire de vous servir à la fois d’ailiers et de balises. Les autres devraient tous rentrer dans la chenillette. Il me reste deux cocktails Molotov, ajouta-t-il avant d’en lancer un à Pomautuk. On fera le maximum pour empêcher les Russes de vous coller au cul.
— Allons-y, approuva Craig.
Pendant que Tom et Kowalski rejoignaient les motoneiges, les civils se ruèrent vers la première chenillette.
Henry ouvrit la portière de l’énorme véhicule. Le temps que Zane et Magdalene se hissent sur le siège avant, il essaya de démarrer. Le moteur toussa, puis se mit à vrombir. À présent que les tirs s’étaient calmés, son vacarme risquait d’attirer l’attention de l’adversaire. Avec un peu de chance, la détonation de la roquette avait rendu les Russes sourds pour quelques minutes encore. Sinon, il fallait espérer que la brise incessante couvre le bruit.
Jenny guetta une réaction ennemie dans une zone toujours enfumée par le nuage de l’explosion. Les vents repoussaient les tourbillons de vapeur vers l’entrée de Grendel, mais cela ne durerait plus très longtemps.
Une motoneige démarra, puis une autre. Tom et Kowalski avaient trouvé leurs montures.
Craig ouvrit la portière arrière aux deux retardataires.
— Dépêchez-vous de monter, les filles !
Alors qu’Amanda allait obéir, un aboiement sec retentit.
Jenny contourna la chenillette. Bane…
Elle aperçut du mouvement sur la banquise. À cinquante mètres d’eux, un homme fendait péniblement la neige. Le Russe en parka blanche. Le shérif siffla Craig.
Il s’approcha. Amanda se figea à la porte de la chenillette.
L’inconnu armé ne semblait pas les avoir repérés. Trop proche de l’explosion, il devait encore être sourd et désorienté.
— Il faut le neutraliser, annonça l’envoyé de la Delta Force.
Jenny remarqua alors la silhouette sombre et trapue de Bane. L’animal bondit sur le Russe et le flanqua à terre.
— Eh bien, on n’aura pas à s’en occuper. Sacré clebs ! Ça, c’est du chien d’attaque.
La jeune femme fronça les sourcils. Bane n’était pas du genre agressif.
Elle regarda l’homme se débattre avec le chien, puis s’agenouiller et le serrer dans ses bras. Elle trébucha de deux pas en avant.
— C’est Matt !
17 h 18
Matt laissa échapper un sanglot. Comment Bane était-il arrivé jusque-là ? Avait-il couru depuis Oméga ? Sa présence tenait du miracle.
Il entendit crier dans le vent, mais ne put en déterminer l’origine. Il releva la tête. Nouveau cri. Quelqu’un l’appelait par son nom.
Bane avança d’un mètre, puis se retourna, comme pour inciter son maître à le suivre.
Malgré ses jambes engourdies, Matt s’exécuta sans trop croire à sa chance.
Et il eut raison.
Un sifflement caractéristique fendit les airs.
Une autre roquette !
Les Russes devaient connaître sa destination. Ils allaient détruire le parking et lui ôter ainsi tout espoir d’évasion.
Il tenta d’obliger son chien à se coucher, mais ce dernier galopait déjà entre les véhicules.
— Bane ! Non !
Toujours obéissant, l’animal s’arrêta et fit volte-face.
La fusée explosa avec une force telle que Matt atterrit violemment sur le dos, le souffle coupé. Une vague de chaleur lui passa au-dessus de la tête.
— Non ! hurla-t-il de tout son cœur.
Il se rassit sur la banquise. Le parking n’était plus qu’un champ de ruines glacées et de voitures déchiquetées. Au centre s’étendait un trou béant sur l’océan Arctique.
Matt s’enfouit le visage entre les mains.
17 h 19
Jenny dut s’évanouir une fraction de seconde. Alors qu’elle se trouvait près de la chenillette à appeler Matt, l’instant d’après, elle était les quatre fers en l’air, à cinq bons mètres du véhicule.
Un peu étourdie, elle se rassit. Ses oreilles bourdonnaient. Elle se souvint que la banquise s’était soulevée sous ses pieds et qu’une secousse l’avait envoyée balader. De son côté, la chenillette s’était écrasée sur le flanc, renversée par la force de l’explosion.
Matt…
Elle l’avait aperçu juste avant l’attaque. L’angoisse lui remit aussitôt les idées en place.
Elle se releva tant bien que mal. Craig aussi, trois mètres à droite. Surprise ! Amanda, déjà debout près du gros véhicule, ne semblait même pas avoir bronché.
La plaine gelée avait disparu sous des tourbillons de vapeur, et un grand cratère laissait apparaître l’océan. Des épaves gisaient un peu partout, tels des jouets abandonnés. Il n’y avait aucune trace de Matt ou de Bane, mais le brouillard restait épais.
Coincé sous sa motoneige, Tom ne bougeait pas. De son corps inerte s’écoulait une traînée rouge sombre.
Oh, Seigneur…
La moto de Kowalski, renversée à mi-hauteur du sommet voisin, ronronnait toujours. En revanche, le matelot avait disparu.
— Il faut les aider, balbutia le Dr Reynolds d’une voix plus confuse que d’habitude. L’explosion… (Elle secoua la tête.) Elle m’est presque tombée dessus.
Jenny posa la main sur son épaule. Ce devait être terrifiant de vivre un drame pareil sans rien entendre.
Craig les rejoignit.
Des silhouettes remuèrent derrière le pare-brise de la chenillette. Magdalene et Ogden, qui avait une belle entaille au front, tentaient de calmer un Zane désorienté, agité et semi-conscient.
— On doit les sortir de là, insista Jenny.
— La portière est coincée, répondit Amanda. J’ai essayé… je n’ai pas pu… À trois, on y arrivera peut-être.
— On n’a pas le temps, protesta Craig.
À mesure que le vent dissipait la vapeur, une escouade de parkas blanches apparut sur la banquise, arme au poing.
— C’est l’équipe de nettoyage. Sauvons-nous avant qu’ils ne nous repèrent.
Jenny observa le parc de véhicules disloqués.
— Où ça ? On repart chez les grendels ?
Peu convaincu, Craig tenta d’échafauder un autre plan :
— La Delta Force peut débarquer d’ici à vingt minutes… si on arrive à se trouver une bonne planque jusque-là.
— J’ai peut-être une meilleure solution, intervint Amanda. Vite ! Suivez-moi.
Elle pivota sur ses talons et quitta le parking.
Jenny contempla les prisonniers de la chenillette et le corps inanimé de Tom. Elle détestait l’idée de les abandonner à leur triste sort, mais elle n’avait pas le choix. Surtout sans armes. Du bout des doigts, elle effleura son holster vide, puis, frustrée, rongée par la culpabilité, elle s’éloigna à son tour.
Des vrombissements de moteurs surgirent derrière eux. Deux phares luisaient dans la brume. Lancé à pleine vitesse, le tandem évita soigneusement la zone d’impact de la roquette.
Des aéroglisseurs.
Jenny prit ses jambes à son cou.
Amanda, qui avait trente mètres d’avance, disparut derrière une colline enneigée. Craig l’imita. Jenny lança un dernier regard aux camarades qu’elle laissait derrière elle. Un mouvement attira son attention. Le jeune enseigne de vaisseau, enfoui sous sa moto, leva péniblement le bras.
— Tom est encore en vie ! haleta-t-elle.
— On n’a pas le temps ! vociféra Craig, tapi dans un renfoncement naturel de la montagne. Les Russes vont débarquer d’une seconde à l’autre !
Leur moyen d’évasion ? Un gros char à glace fixé sur de longs patins en titane. Armée d’une hachette, Amanda tranchait déjà les amarres.
Jenny lorgna une dernière fois vers l’enseigne Pomautuk, dont le bras retomba mollement sur la neige.
Les mâchoires serrées, elle se résolut à un choix difficile. Ils ne pouvaient pas courir le risque d’une nouvelle capture. Tournant donc le dos à Tom et aux autres, elle s’élança vers le char.
— Un de chaque côté ! ordonna Amanda. Il va falloir pousser sur quelques mètres !
Le shérif s’empressa d’obéir. Le regard de Craig en disait long : vu le peu de temps qui leur restait, il était impossible de sauver leurs camarades. Ils redoublèrent d’efforts.
Une fois l’embarcation libérée de ses entraves, Amanda jeta la hachette à l’intérieur.
— Reculez le char de trois mètres. Ensuite, je hisserai les voiles.
Ils se mirent à pousser, mais l’embarcation, qui semblait peser une tonne, refusa de bouger. C’était raté d’avance.
— Allez, marmonna Craig à tribord.
Soudain, le char se débloqua. En fait, il n’était pas lourd du tout : les patins étaient juste pris dans la glace.
Dès que les trois rescapés l’eurent sorti de son abri et exposé aux violentes bourrasques, Amanda fonça à la poupe.
— Montez à l’avant ! Une personne de chaque côté pour assurer l’équilibre !
Jenny et Craig grimpèrent à l’intérieur.
Amanda détacha la voile d’une main experte. Un grand morceau de toile se déroula et battit au vent.
Aussitôt, le char accéléra et s’éloigna des crêtes de pression en marche arrière.
Jenny constata qu’il y avait deux personnes par aéroglisseur. Manque de chance, les Russes les repérèrent aussi et bifurquèrent vers eux.
— Merde ! pesta Craig.
Les passagers des motos les mitraillèrent. Quelques rafales de balles transpercèrent la voile, heureusement sans gravité.
— Allongez-vous ! cria Amanda. Gardez la tête baissée !
Jenny le faisait déjà, mais Craig appuya encore davantage.
Au-dessus d’eux, la bôme changea de cap à une vitesse qui aurait pu leur fracasser le crâne. Le char ne tarda pas à suivre le même mouvement et décolla sur un patin.
Jenny retint son souffle, persuadée qu’ils allaient se renverser, mais l’embarcation retomba sur la banquise, les voiles claquèrent comme si un avion à réaction avait franchi le mur du son et, hop ! ils prirent la poudre d’escampette.
Le vent sifflait à leurs oreilles.
À présent qu’ils roulaient dans le bon sens, l’écart se creusa avec leurs poursuivants. Les deux motos commencèrent à s’estomper. Vu les conditions de vent, rien ne pouvait lutter contre un char de course.
Jenny laissa une lueur d’espoir lui réchauffer le cœur, puis elle aperçut un éclair de chaque côté de la première moto.
Des mini-fusées !
17 h 22
Matt courbait le dos sous le feu de tirs nourris. Fou de rage, il évita des épaves et des véhicules retournés en cherchant un semblant d’abri mais, derrière lui, l’ennemi gagnait inexorablement du terrain.
Un trou béant au milieu du parking lui barra la route. Matt allait devoir le longer, ce qui lui ferait perdre du temps mais, au moins, la vapeur qui s’en échappait était plus dense aux abords immédiats du cratère.
Après s’être élancé du côté où le brouillard était plus épais, il se demanda où aller ensuite. Il ne pourrait pas se cacher éternellement dans la fumée. Il fallait semer les Russes, les faire renoncer à leur traque.
Son attention fut attirée par un tourbillon bleu qui filait sur la plaine gelée : un char à glace pourchassé par deux aéroglisseurs. Une puissante explosion retentit près de la frêle embarcation, faisant jaillir des gerbes d’eau et de fragments de banquise. Le char ne dut son salut qu’à un brusque changement de cap, mais il ne put éviter le déluge de glace. Les motos, elles, se rapprochaient de plus en plus.
Une balle crépita aux pieds de Matt. Il l’esquiva d’un bond et se concentra de nouveau sur sa propre fuite. Alors que les mitrailleuses résonnaient autour de lui, un autre détail suscita son intérêt.
Peut-être…
Il tenta d’évaluer la distance, puis se dit « Merde ». Autant mourir en voulant sauver sa peau que de crever d’une balle dans la tête.
Il changea de trajectoire et se dirigea droit vers la zone d’impact de la roquette. À cet instant précis, les Russes eurent une vue plongeante sur leur proie et ajustèrent leurs tirs.
Matt sauta dans le trou fumant, les bras en croix.
Des blocs de glace flottaient au fond. Il s’efforça d’éviter leur piège mortel et plongea au cœur des eaux polaires.
Saisi par l’étau d’un froid terrible, plus brûlant que glacé, il lutta contre le réflexe de se recroqueviller en position fœtale. Ses poumons lui hurlèrent de haleter et de tousser.
Or, s’il cédait à ses instincts, c’était la mort assurée.
Matt s’empêcha donc de s’étrangler, puis s’obligea à battre des bras et des jambes pour s’enfoncer sous la glace. À cet effet, il put compter sur son extrême fatigue et sa parka triple épaisseur en Gore-Tex.
Les eaux étaient noires d’encre, mais il se focalisa sur la cible aperçue en surface. À soixante mètres de là, une vague lueur éclairait faiblement les abîmes de l’océan.
C’était le lac artificiel où le sous-marin russe avait émergé quelques heures plus tôt. Matt nagea vers lui, juste sous la couche de glace, en luttant contre le froid intense et le poids de ses vêtements. Il fallait qu’il y arrive.
Après son plongeon suicidaire, ses ennemis le croiraient mort et cesseraient de le poursuivre. Dès qu’il en aurait l’occasion, il sortirait de la polynie et se réfugierait à l’abri d’une grotte. Grâce au paquet de cigarettes et au briquet trouvés dans une poche intérieure de l’anorak, il allumerait un feu et attendrait au chaud le départ des Russes.
Ce n’était pas le plan du siècle… À vrai dire, il était même bourré de défauts, mais c’était mieux que de se prendre une balle dans le dos.
Matt progressa vers son but. Encore un petit effort…
Hélas, le puits de lumière salvatrice était toujours aussi loin. L’ancien Béret vert donna des coups de pied contre la glace pour gagner encore de la vitesse.
Les poumons en feu, il frissonnait de tous ses membres et commençait à voir des étoiles.
Au fond, ce n’était peut-être pas la meilleure solution…
Il refusa de céder à la panique. Son passé de militaire l’avait entraîné à se tirer des situations les plus inextricables. Il continua donc à nager de son mieux. Tant qu’il sentait son cœur battre, il était en vie.
Une terreur plus viscérale s’insinua néanmoins en lui.
Tyler était mort comme ça… noyé sous la glace.
Matt chassa la sombre pensée de son esprit, continua son crawl téméraire vers la clarté, mais il ne put s’empêcher d’éprouver un mélange de peur et de culpabilité.
Tel père, tel fils.
Libérées par un spasme pulmonaire, quelques bulles s’échappèrent de ses lèvres. Le chatoiement s’affadit.
Peut-être que je le mérite… J’ai laissé tomber Tyler.
Au fond de lui, Matt refusa toutefois d’y croire. Il battit des jambes, laboura l’eau et, enfin, la lueur sembla plus proche. Durant d’interminables secondes, il lutta pour son salut – à la fois au pôle Nord et dans son passé. Il ne mourrait pas. Il ne laisserait plus la culpabilité le dévorer comme elle l’avait fait lentement mais sûrement depuis trois ans.
Il allait vivre.
Après avoir puisé dans ses ultimes réserves d’oxygène, il remonta vers la lumière et la rédemption. Sa main transie s’approcha de la surface en tremblant… et se heurta à une plaque transparente : le lac avait gelé pendant la tempête.
Ballotté par les vagues, Matt se cogna la tête au plafond transparent. Il tâtonna à la ronde, puis flanqua un coup de poing contre la glace : elle mesurait au moins quinze centimètres d’épaisseur. Trop solide pour être brisée à mains nues.
L’homme releva la tête vers la lumière et la vie qui lui échappaient à cause de quinze malheureux centimètres.
Tel père… tel fils…
Un grand désespoir s’empara de lui. Son regard dériva vers les abysses polaires de l’océan.
Un mouvement attira son attention. Des ombres apparurent. D’abord une, puis une autre… et une autre. Immenses et gracieux malgré leur corpulence, parfaitement adaptés à un environnement aussi cauchemardesque, les corps blanchâtres montaient en spirale vers leur proie prise au piège.
Des grendels.
Matt sentit son dos se coller au plafond de glace.
Au moins, il ne mourrait pas comme Tyler.
17 h 23
À grands coups de voile, Amanda tenta d’échapper au déluge de fragments de banquise. Un rocher bleuâtre, gros comme une vache, rebondit à un mètre de la proue et continua sa course folle devant le char.
Elle appuya sa hanche contre la quille de manière à virer de bord. Résultat : ils dépassèrent le rocher au moment où il commençait à ralentir.
D’autres pluies de glace s’abattirent sur eux. La calotte polaire avait été sérieusement amputée, mais les aéroglisseurs contournèrent le cratère et reprirent leur traque.
Grâce aux pédales, Amanda s’amusait à changer de direction sans prévenir. Certes, son manège la freinait un peu, mais elle ne pouvait pas compter sur sa vitesse pure pour échapper aux mini-fusées ou aux motos. Seule solution ? Zigzaguer sans arrêt, histoire d’être une cible aussi mouvante que possible.
Dans son monde de silence, Amanda se concentra sur la route. Jenny et Craig, qui avaient roulé sur le ventre, regardaient derrière, mais gardaient le visage tourné vers elle afin qu’elle lise sur leurs lèvres en cas de besoin.
— Superpilote, articula Jenny en silence.
La sportive chevronnée esquissa un sourire sans joie, mais ils n’étaient pas encore tirés d’affaire.
Craig se tortilla, remit son oreillette radio en place et remonta son col d’anorak.
Amanda n’arrivait pas à déchiffrer ce qu’il disait, mais elle se douta qu’il appelait frénétiquement la Delta Force à la rescousse. Ils avaient quitté la station. Le « ballon de foot » était, pour l’heure, hors de portée de l’adversaire russe. Le dénommé Craig ne voulait donc pas risquer de s’emmêler les pinceaux ou de se faire intercepter à quelques minutes du coup de sifflet final. Pas si près du but !
Jenny pointa le doigt derrière elle. Ennuis en vue.
Lancé à vive allure, l’aéroglisseur de droite se rapprochait dangereusement.
Amanda redressa son char et, à la faveur de vents qui avaient forci, elle accéléra. Un seul objectif : semer leurs poursuivants.
Les lèvres de Jenny remuèrent.
— Ils vont encore nous canarder.
Couchés sur la moto, le pilote et son passager appuyaient à fond sur le champignon.
La passionnée de sensations fortes allait devoir les imiter.
Son compteur laser affichait déjà une vitesse proche de cent kilomètres à l’heure, record qu’elle n’avait jamais dépassé.
Elle tenta de faire abstraction du danger et se focalisa sur son embarcation : doigts sur les cordages, orteils sur les pédales, paume sur le gouvernail. Alors que le vent fouettait les voiles et la coque, elle ne fit progressivement plus qu’un avec son char. Les sens exacerbés, elle l’écoutait comme seule une personne sourde en était capable. Par une espèce de connexion intrinsèque, elle entendait les patins siffler, la tempête hurler. Son handicap était devenu sa force.
Elle accéléra encore et regarda le compteur grimper… Cent… cent cinq…
— Ils nous tirent dessus ! mugit Jenny sans bruit.
…cent dix… cent vingt…
Un éclair jaillit à droite, un panache de glace monta vers le ciel. D’un coup de gouvernail, Amanda profita du souffle de l’explosion pour gonfler ses voiles encore davantage.
…cent trente…
Lorsqu’il heurta un affleurement gelé, le char décolla du sol, tel un véliplanchiste en quête de la vague parfaite. Une boule de feu souffla la petite crête, mais les fugitifs s’en tirèrent sans dommage. Amanda se leva de son siège et orienta sa voile pour maintenir l’équilibre. Ils retombèrent violemment sur la banquise et continuèrent leur cavalcade effrénée.
…cent quarante… cent cinquante…
Une nouvelle pluie de glace s’abattit sur eux, mais ils avaient dépassé la zone critique de l’explosion. Porté par la tempête et dirigé par une pilote hors pair, le char fendit la plaine enneigée.
— Putain, ils font demi-tour ! cria Craig. Vous avez réussi !
Consciente de sa victoire, Amanda ne vérifia même pas. L’engin de course touchait à peine le sol. Elle le laissa glisser au gré du vent et attendit qu’il ralentisse de son propre chef pour actionner le frein.
En le sentant réagir très mollement, elle comprit le danger. Leur dernier saut avait abîmé le système.
Elle s’acharna sur la manette. Sans résultat. Elle tenta de diminuer la surface de voilure, mais les rafales étaient trop puissantes. Les cordages n’étaient plus que des filins d’acier tendus à bloc, coincés dans leur crémaillère. Le char n’était pas conçu pour filer à une vitesse pareille.
Les autres la virent se démener, les yeux écarquillés.
La brise se renforça, et l’aiguille monta encore de quelques crans.
…cent cinquante… cent soixante…
Le compteur n’allait pas plus loin.
Ils roulaient à tombeau ouvert sur la plaine gelée et, à la merci des vents violents, la moindre erreur se révélerait fatale.
Au grand regret d’Amanda, il n’y eut plus qu’une solution.
— On a besoin d’une hache !
17 h 26
À deux doigts de s’évanouir, Matt vit le banc de grendels s’élever lentement vers lui. Ils n’étaient pas pressés, car eux aussi savaient que leur proie ne leur échapperait pas, piégée entre un plafond de glace et des crocs acérés.
Il se rappela qu’Amanda avait réussi à berner les monstres avec un casque de spéléologie et un masque réchauffeur. Si seulement il trouvait un moyen de détourner leur attention… un truc chaud… brillant…
Une pensée lui traversa l’esprit. Quelque chose qu’il avait oublié.
Il tapota la poche de son anorak en espérant ne pas avoir perdu le butin qu’il avait récupéré dans la main sectionnée d’un adversaire au moment de fuir la station. Ouf ! Son trésor était toujours là.
Matt sortit l’ananas noir : une grenade incendiaire russe, comparable à celle qui avait tué Pearlson.
Alors que le manque d’oxygène brouillait sa vision, il dégoupilla sa bombe et appuya sur le bouton qui luisait dessous. Visant le grendel le plus proche, il lâcha la grenade sur l’ombre blanche qui montait vers lui en spirale. Avec un peu de chance, l’explosion renverrait l’animal au tréfonds de l’océan.
L’engin tomba lourdement vers la meute de prédateurs.
Comme il n’était pas sûr de la minuterie, Matt se roula en boule, se boucha les oreilles, expira le peu d’air qui lui restait dans les poumons et garda la bouche ouverte. La gorge remplie d’eau salée, il surveilla en coin le monstre marin.
Le grendel renifla la grenade au moment où elle passait devant lui et y donna un coup de museau.
Matt ferma les yeux. S’il vous plaît…
En dessous de lui, le monde s’embrasa. Malgré ses paupières baissées, il s’en aperçut en même temps que la déflagration le percutait avec la force d’un trente tonnes, le projetait vers le ciel, lui comprimait la poitrine et lui enserrait le crâne dans un étau. Une chaleur brûlante lécha ses membres gelés.
Après quoi, son corps jaillit encore plus haut. Quand le plafond de glace vola en éclats, Matt se retrouva à l’air libre, agita les bras et les jambes, se remplit les poumons d’air polaire, aperçut la plaine désertique, puis retomba vers la mer, désormais parsemée de mini-icebergs et de sarrasins. Des flammes dansaient à la surface en flaques huileuses.
Matt heurta l’eau de plein fouet, crachota, sonné, le sang battant contre ses tempes, puis il pagaya maladroitement dans les remous.
Devant lui, une masse blanchâtre surgit des profondeurs, le dos dégoulinant d’eau et de feu. Ses pupilles noires le fixèrent.
Matt tenta de se sauver.
Puis l’énorme créature roula… et s’écrasa dans l’eau.
Morte.
Tremblant de froid et de terreur, il vit une colonne de vapeur s’élever au-dessus de l’océan. Pour une évasion discrète, c’était loupé. Alors qu’il tentait de regagner la rive, des hommes apparurent au bord du trou.
Les Russes.
Des fusils se braquèrent sur lui.
À bout de ressources, Matt se cramponna à un bloc de glace.