17

L’épreuve du feu
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9 avril, 19 h 55
Station polaire Grendel

Matt avait été raccompagné manu militari à sa cellule. Bizarrement, on lui avait laissé la garde de Maki, qui s’était roulé en boule dans un cocon de couvertures. L’amiral avait peut-être souhaité que l’enfant et son interprète restent ensemble. Matt ne voyait aucune objection à son rôle de baby-sitter. Au pied du lit, il regarda le bambin dormir, ses petits doigts serrés autour de ses lèvres comme s’il priait.

Maki ne pouvait pas renier ses origines inuit : teint olive, cheveux d’ébène, yeux marron en amande. Matt s’étonnait même qu’il ressemble autant à Tyler et, par conséquent, à Jenny. Le cœur lourd, au-delà de la terreur et de l’angoisse, il se sentit rongé par l’impression d’un immense gâchis.

— C’est difficile à croire, murmura le Dr Ogden.

Matt avait raconté à son voisin de cellule ce que Vladimir Petkov avait consigné dans son journal.

Hypnotisé par l’enfant, il acquiesça en silence.

— Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour étudier ce môme… peut-être un échantillon de son sang !

Matt ferma les yeux, désabusé. Les scientifiques. Ils ne levaient jamais le nez de leurs travaux, pour voir qui était concerné.

— Une hormone de grendel ! En tout cas, ça paraît plausible. La cryostase exigeant une cascade enzymatique immédiate de la séquence génétique, les glandes de la peau seraient un facteur déclenchant idéal. Dès qu’il commence à givrer, l’épiderme déclenche un pic hormonal, les gènes sont activés, le glucose remplit les cellules afin de les protéger, et le corps se congèle de lui-même. Comme les grendels sont des mammifères, leurs agents chimiques hormonaux pourraient être compatibles avec d’autres espèces placentaires, de même qu’on utilise déjà l’insuline de vache ou de porc pour traiter le diabète humain. Ce professeur était vraiment en avance sur son temps. Brillant, en fait.

Matt en avait assez entendu.

— Brillant ? Vous avez perdu la boule ou quoi ? Je dirais plutôt monstrueux ! Vous imaginez les atrocités que ces pauvres gens ont subies ? Combien d’entre eux ont été tués ? Merde ! s’insurgea-t-il, le doigt pointé vers Maki. Est-ce qu’il ressemble à un rat de laboratoire ?

Henry Ogden s’éloigna des barreaux.

— Je ne voulais pas insinuer…

À voir ses cernes noirs et ses mains tremblantes, le biologiste était aussi exténué et effrayé que les autres. Conscient qu’il n’aurait pas dû lui crier dessus, Matt baissa d’un ton.

— Quelqu’un doit assumer ses responsabilités. Il faut poser des limites. Dans son désir de progrès, la science ne peut pas mépriser la morale. Dès que ça se produit, on est tous perdants.

— En parlant d’échec, intervint Washburn, où en sont les types de la Delta Force ? Ils sont capables d’investir les lieux ?

Matt vit les deux étudiants en biologie s’intéresser à la question. C’était leur seul espoir : le sauvetage. Hélas, il se rappela aussi la farouche détermination de Petkov. L’amiral russe n’était pas près de se rendre, même contre une force de frappe supérieure. D’ailleurs, il avait un éclat dans le regard, un détachement glacé encore plus effrayant qu’une arme ou un grendel.

Seul Maki semblait atteindre son cœur de pierre. Comme avec Vladimir, l’enfant détenait peut-être la clé du salut de l’amiral, mais une telle transformation réclamait du temps. Du temps qu’ils n’avaient pas. Petkov était un ours acculé au fond de sa tanière. Il n’existait rien de plus dangereux… ni de plus imprévisible.

Matt se retourna vers Washburn :

— J’ai compté au moins douze soldats. Et les Russes ont l’avantage d’être retranchés ici. Il faudrait un puissant assaut frontal pour ouvrir une brèche, puis une opération sanglante et brutale de nettoyage, niveau par niveau.

De son lit, Magdalene lança :

— Ils vont quand même venir, j’espère ?

Matt observa le maigre groupe de rescapés. Ils étaient cinq, six en comptant Maki. La Delta Force ne débarquerait pas à Grendel pour une simple mission de secours. Craig avait dû entendre parler des échantillons et, s’il voulait mener sa mission à bien, il devait absolument les récupérer.

Washburn l’avait aussi compris.

— Ils ne viennent pas pour nous. On n’est pas leur priorité.

La porte de la prison s’ouvrit. Petkov entra, escorté de ses deux gardes, et s’approcha des cellules.

Rebelote, songea Matt.

Avec sa brusquerie habituelle, le vieux Russe lâcha :

— Votre Delta Force a fait sauter la station dérivante.

Matt mit un instant à assimiler la nouvelle.

— Arrêtez vos conneries ! pesta Washburn.

— Nous avons enregistré l’explosion quelques minutes après le décollage de leur hélicoptère.

Le lieutenant le foudroya du regard, mais Matt savait que leur adversaire ne cherchait pas à les mystifier. Ce n’était pas son genre. Oméga avait été détruite. Mais pourquoi ?

En deux mots, Petkov répondit à sa question silencieuse :

— Démenti plausible.

Il avait sans doute raison. Les équipes de la Delta Force procédaient dans l’ombre par frappes chirurgicales, avec un minimum de supervision. Elles s’infiltraient en zone de combat, exécutaient leur mission et ne laissaient aucun témoin derrière elles.

Aucun témoin…

Matt prit conscience des implications. Haletant, il se cogna contre le montant du lit, ce qui réveilla l’enfant en sursaut.

Petkov fit signe à un garde d’ouvrir la cellule.

— Nos deux pays semblent convoiter le même objectif : s’accaparer les résultats des recherches et ne laisser à personne le droit de les revendiquer. À n’importe quel prix.

De nouveau sous la menace des pistolets, Matt demanda :

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Que vous les en empêchiez l’un et l’autre. Mon père s’est sacrifié pour enterrer ses travaux. Je ne laisserai aucun gouvernement l’emporter.

La rage au ventre, Matt haussa le sourcil. À supposer que l’amiral ne raconte pas d’histoires, qu’il s’agisse bien d’une mission clandestine, l’Américain venait peut-être de trouver un allié. Ils avaient un ennemi en commun. Si la Delta Force avait assassiné tout le monde à Oméga (cela paraissait incroyable mais affreusement possible), il tâcherait de venger ses camarades.

Au fond de son cœur, des prunelles sombres le fixèrent avec amour.

Jenny…

Furibond, il lut la même résolution dans le regard de Petkov, mais jusqu’où pouvait-il se fier à un homme aussi froid ?

— Que suggérez-vous ?

La réponse de l’amiral fut glaciale.

— Agitez le drapeau blanc. Je veux parler au chef de la Delta Force, celui qui a dérobé les carnets de mon père. Ensuite, nous verrons dans quel camp nous nous situons.

— À mon avis, Craig ne sera pas d’humeur très bavarde quand il débarquera ici. Je crois qu’il préférera discuter à grands coups de M-16.

— Vous devrez le convaincre d’agir autrement.

— Pourquoi m’écouterait-il ?

— Vous allez emmener quelqu’un dont il ne pourra pas contester la présence.

— Qui ça ?

Petkov contempla le bambin à moitié endormi.

19 h 59
Au-dessus de la banquise…

Jenny lisait le texte sur ses genoux. En larmes, elle traduisait les symboles inuktitut en russe phonétique sans avoir aucune idée de ce qu’elle racontait. C’était tout ce qu’elle pouvait faire pour s’empêcher de hurler. Elle savait que Craig l’écoutait et l’enregistrait en quête d’indices.

Face à elle, Delta Un regardait par la fenêtre. Les vestiges de la station en flammes avaient disparu depuis longtemps dans le crépuscule. Avant de partir, l’hélicoptère avait survolé la zone dévastée, mais ils n’avaient repéré aucun rescapé.

La litanie de la jeune femme fut interrompue par la voix du pilote sur le canal commun.

— Base polaire droit devant !

— Paré à larguer le missile, annonça Craig. À mon signal.

Un missile ? Le shérif se redressa sur son siège.

— Cible verrouillée.

— Feu.

Un sifflement, accompagné d’un éclair flamboyant, résonna à l’extérieur de l’appareil.

Au moment où le Seahawk virait de bord, elle aperçut le sillage en spirale d’une fusée. Le missile s’écrasa dans les montagnes qui se dressaient à gauche de la base, projetant des panaches de feu et de glace vers les plaines enneigées. Une tache orangée, une tente, claqua au vent.

Jenny reconnut l’endroit d’où les Russes avaient lancé leurs roquettes. Apparemment, Craig déblayait le passage pour permettre à l’hélicoptère d’atterrir – et peut-être se venger.

Malgré les bourrasques de vapeur et de fumée, le Seahawk s’approcha de la banquise.

— Équipe Une, parée ! mugit Delta Un.

Jenny sursauta, puis vit s’ouvrir les portes opposées à son siège. Tandis que les rafales s’engouffraient dans l’habitacle et qu’un froid mordant la saisissait, les soldats descendirent en rappel l’un après l’autre. Quelques secondes plus tard, ils sortirent de son champ de vision.

— Équipe Deux !

La porte située juste à côté de Jenny coulissa. À cause des vents de travers, la jeune femme faillit lâcher le journal de bord et le serra fort contre sa poitrine.

Derrière elle, on empoigna des filins et on sauta dans le vide dès que son câble s’était déroulé. À la fin, il ne resta plus que trois hommes à bord, dont Delta Un.

— Armez les canons latéraux !

Déjà en position, deux soldats s’exécutèrent.

— Tirez à mon signal ! Pas de quartier !

Jenny jeta un coup d’œil au sol. Comme la fumée de l’explosion se dissipait peu à peu, elle aperçut les hommes qu’on venait de débarquer : des silhouettes en tenue de camouflage polaire se jetèrent à plat ventre.

— Feu ! ordonna Delta Un.

Les mitrailleuses rugirent, crépitèrent et crachèrent du feu. Une pluie de douilles cuivrées s’abattit sur le secteur. En contrebas, la banquise, qui se retrouva déchiquetée autour des soldats, forma un rempart de protection.

Un Russe bondit d’un bunker où il s’était réfugié. Une rafale de tirs le coupa en deux, laissant une traînée rouge sur la glace, comme si on venait d’écraser un moucheron sur un pare-brise. À part lui, il ne semblait pas y avoir d’autre survivant.

— Descendez encore, ordonna Craig au pilote.

Le Seahawk obéit, puis s’écarta un peu afin que les forces terrestres fassent barrage devant la station.

L’oreille collée au casque, Delta Un transmit :

— Les premiers rapports arrivent ! La surface est à nous ! Nos hommes surveillent la porte d’accès !

— On peut atterrir sans risque ? se renseigna Craig.

— Je préférerais rester en vol jusqu’à ce que la station soit totalement investie, mais il faut penser au carburant. On a un sacré bout de route avant de rentrer en Alaska… Attendez !

Il écouta ce qu’on lui disait par radio, répondit en appuyant sur son micro de gorge et reprit à voix haute :

— Les équipes au sol me signalent du mouvement à l’entrée de la station, chef. Quelqu’un est en train de sortir. Sans arme. Il agite un drapeau blanc.

— Quoi ? Déjà ? Qui est-ce ?

L’hélicoptère pivota de quelques degrés. Jenny repéra l’homme à une centaine de mètres. Des bancs de fumée résiduelle obscurcissaient la vue, mais sa veste verte se détachait sur la banquise. Malgré la distance, la jeune femme reconnut le vêtement élimé. Elle l’avait lavé, reprisé, raccommodé et repassé pendant dix longues années.

Incapable de retenir sa joie et sa stupeur, elle s’écria :

— C’est Matt !

S’ensuivit un sanglot de soulagement.

Comme la radio était toujours branchée, Craig l’entendit :

— Vous êtes sûre ?

— Il a un gosse avec lui, annonça Delta Un.

À présent qu’on lui en parlait, Jenny remarqua l’enfant cramponné à sa jambe. Son ex-mari l’entourait d’un bras protecteur tandis que, de l’autre, il brandissait un bout d’anorak blanc.

— Atterrissez ! gronda Craig.

Pendant que le Seahawk entamait sa descente, Delta Un exhorta son supérieur à la prudence.

— Si on attendait que les choses soient réglées ?

— Il nous a été envoyé comme émissaire. Je parie qu’on peut s’en servir à notre avantage.

Jenny frémit. Depuis le début, Matt et elle n’avaient été que des pions dans une partie d’échecs entre superpuissances et, apparemment, leur rôle n’était pas terminé.

Quand les patins se posèrent sur la glace, l’appareil souleva un nuage de poudreuse, puis les rotors ralentirent.

— Gardez le moteur au chaud, lâcha Delta Un.

— À vos ordres, répondit le pilote.

Craig s’extirpa du cockpit.

— On laisse les journaux de bord ici. Delta Un, ils seront sous votre responsabilité.

— Quelle est la suite du programme ?

— Je vais rencontrer le type dehors. Il m’a sauvé la peau plusieurs fois, voyons s’il en est encore capable. Jenny, ne bougez pas d’ici.

— Vous vous fichez de moi ?

Elle détacha sa ceinture. S’ils voulaient qu’elle reste là, ils devraient l’abattre.

Craig tenta d’évaluer sa sincérité, puis haussa les épaules. De toute manière, il préférait avoir ses cibles réunies en un même lieu.

Ils descendirent de l’hélicoptère, passèrent tête baissée sous les rotors et retrouvèrent trois membres de la Delta Force, qui s’avançaient vers eux avec une escorte armée.

Jenny remarqua à peine leur présence. Elle n’avait d’yeux que pour l’homme planté à trente mètres de la station. Matt ! De peur qu’ils ne se fassent descendre tous les deux, elle se retint de courir vers lui.

Le groupe traversa la banquise, franchit la ligne de défense et pénétra en terrain neutre.

Un genou au sol, Matt rassura le garçonnet agrippé à lui. L’enfant était emmitouflé dans une parka d’adulte qui lui arrivait aux chevilles. Les manches descendaient jusqu’à terre. Serré contre l’Américain, il se tortilla pour observer, étonné, les nouveaux arrivants.

Jenny aperçut son visage. Cheveux noirs, grands yeux marron, traits fins. Les jambes en coton, elle trébucha.

— Tyler !

20 h 07
Sur la banquise…

Matt était accaparé par l’enfant. Depuis qu’ils avaient quitté le tunnel, Maki se collait à lui comme une ventouse. Les pétarades des mitrailleuses 50 mm de l’hélicoptère l’avaient déjà effrayé mais, à présent qu’il se retrouvait à l’air libre, le visage fouetté par le vent et la neige, il était victime d’une crise d’agoraphobie. Matt n’avait eu aucun mal à deviner pourquoi. Le bambin avait sûrement passé son enfance dans la station polaire, peut-être même sans sortir du Niveau Quatre. Devant l’immensité du monde alentour, il était déboussolé.

Il avait besoin de quelque chose à quoi se raccrocher, d’un point d’ancrage… et c’était Matt.

L’homme vit à peine les autres approcher. Il avait repéré Craig parmi les militaires et devait empêcher Maki de repartir en courant vers la station.

— Tyler !

Le cri familier lui déchira le cœur.

Jenny surgit du groupe de soldats, hagarde, et reprit vite ses esprits. Dès que le mot était sorti de sa bouche, elle avait compris son erreur. Pur réflexe, songea Matt.

— Il… il s’appelle Maki, haleta-t-il.

L’enfant se cramponnait à son genou et, cette fois-là, l’Américain ne chercha pas à le calmer. Flageolant à l’idée de revoir Jenny vivante, il avait aussi besoin d’un soutien.

Elle se précipita vers lui.

Matt tressaillit, car il ne savait pas à quoi s’attendre, mais elle lui sauta au cou. Il fut surpris d’une réaction aussi naturelle. Tout coulait de source, comme s’ils ne s’étaient jamais quittés et que le temps n’avait pas eu d’emprise. En attirant Jenny contre lui pour vérifier qu’il ne rêvait pas, il huma le parfum de ses cheveux, de sa nuque. Elle était réelle. Elle était dans ses bras.

— À la station… Papa…, sanglota-t-elle à son oreille.

Matt se raidit. John ne faisait pas partie du voyage. On l’avait laissé à Oméga. Vu la réaction de la jeune femme, Petkov n’avait pas menti : la station avait bien explosé.

— Je suis vraiment désolé, Jen.

Maigre consolation, songea-t-il. Il n’avait à lui offrir que sa force, son épaule, ses bras.

Elle se mit à trembler et susurra en cachette :

— C’est la faute de Craig. Ne lui fais pas confiance.

Les doigts crispés sur la parka de Jenny, Matt fixa l’homme en anorak bleu et resta impassible, comme s’il n’avait rien entendu.

Tout était vrai. Tout.

Il relâcha doucement son étreinte mais garda le bras autour de son ex-épouse.

— Ravi de vous retrouver en forme, mon vieux ! lança Craig. Que se passe-t-il ? Que fabriquez-vous ici ?

Matt se retint de lui assener son poing dans la figure, car il aurait signé son arrêt de mort. Dorénavant, pour survivre, il faudrait louvoyer entre mensonges et semi-vérités.

D’abord, jouer la comédie :

— Bon sang, ça fait du bien de vous voir tous là.

Le sourire hésitant de Craig s’élargit.

— L’amiral russe contrôle Grendel, mais il m’a envoyé à votre rencontre. Selon lui, si vous aviez décidé de tirer avant de poser les questions, autant que ce soit un Américain qui passe à la moulinette.

— Pourquoi a-t-il besoin d’un messager ?

— Il veut négocier une trêve. Pour reprendre ses mots, les deux camps détiennent chacun la moitié du miracle. Vous, les notes techniques. Lui, les échantillons. L’un sans l’autre, ça ne sert à rien.

— Il dit la vérité ?

Matt s’écarta et essaya en vain de pousser Maki dans les jambes de Jenny.

— Voici la preuve avec laquelle il m’a envoyé vous parler.

Perplexe, Craig se pencha vers l’enfant.

— Je ne comprends pas.

Matt n’aurait pas dû s’en étonner. Les agents de la CIA apprenaient à se concentrer sur un seul objectif, et leurs œillères les empêchaient de s’occuper du reste. Surtout des corps abandonnés sur le bas-côté de la route.

— C’est le gamin du réservoir. La cuve frigorifique que le Dr Ogden a rallumée.

— Mon Dieu, vous êtes sérieux ? Il a ressuscité ? Le processus fonctionne réellement ?

D’un calme olympien, Matt ne voulut pas montrer qu’il avait compris les intentions meurtrières de la Delta Force.

— Ça a marché, mais les derniers échantillons exploitables de l’élixir dorment dans une chambre forte secrète de la station. Je les ai vus de mes propres yeux. Problème : Petkov a placé des explosifs aux quatre coins de la base. Il est prêt à tout détruire.

Le regard de Craig s’assombrit.

— Que réclame-t-il ?

— Une trêve. Il veut entamer des pourparlers au Niveau Un. Ses soldats resteront à l’écart. Vous pouvez venir à six, aussi armés que vous le désirez, mais, s’il arrive quelque chose à l’amiral, ses hommes ont l’ordre d’abattre les prisonniers et de faire sauter la chambre forte. Je crois que vous n’avez pas le choix. Soit vous perdez tout, soit vous signez un pacte avec le diable.

Matt se tut, de peur d’être allé trop loin.

Craig grogna et tourna les talons. Après avoir remonté le col de sa veste, il se mit à parler dedans en tirant le cordon de sa capuche jusqu’à son oreille. Une radio cachée, comprit Matt.

Jenny se faufila vers lui.

— Il appelle le type de la Delta Force chargé de garder les registres volés qu’on a laissés à bord de l’hélico, mais c’est quoi, cette histoire de négociation ? On peut se fier à quelqu’un ici ?

— La seule personne en qui j’ai confiance se trouve à côté de moi.

— Si on arrive à se tirer de…

— Quand, rectifia-t-il. Quand on arrivera à s’en tirer.

— Matt…

Il pressa doucement ses lèvres contre les siennes. Ce n’était pas tant un baiser qu’une promesse d’avenir. Une promesse qu’il avait la ferme intention de tenir. Les larmes de Jenny donnèrent à sa bouche un goût salé. Ils allaient s’en sortir vivants.

Tandis que ses hommes fourbissaient leurs armes, Craig reprit :

— Vous avez raison. J’ai l’impression qu’on est plus ou moins obligés de rencontrer ce salaud.

Matt compta l’équipe de Craig. Cinq.

— Vous avez un soldat de trop.

— Comment ça ? Vous aviez dit qu’on pouvait être six.

— Jenny vient avec nous. Trouvez-lui un flingue.

— Mais…

— Soit elle nous accompagne, soit je n’y retourne pas. Et, si je n’obéis pas aux instructions, Petkov fera sauter le coffre-fort.

De guerre lasse, Craig écarta l’un de ses militaires.

— Très bien, mais elle serait plus en sécurité ici.

Matt ne broncha pas. Pour le meilleur ou pour le pire, le couple ne se quitterait plus. Après lui avoir pressé la main une dernière fois, Jenny réclama son dû.

Un soldat lui tendit son arme de poing. Matt dut guider la main de la jeune femme jusqu’à son holster. Folle de rage, elle aurait très bien pu descendre Craig sans sommation.

Matt prit Maki, un peu hagard, dans ses bras, et ils se dirigèrent vers la station. Ils rejoignirent d’un pas lourd la porte déchiquetée et empruntèrent le tunnel. Une chaleur moite leur effleura le visage.

Matt se demanda si Petkov était prêt. L’amiral était resté vague sur le déroulement de son plan. L’Américain devait simplement amener Craig à l’intérieur de la base. Petkov se chargerait du reste, mais qu’espérait-il ? Le contingent russe ne ferait pas le poids, ni en effectifs ni en armes.

Matt conduisit ses troupes au Niveau Un. Le courant était rétabli : quelqu’un avait trouvé des fusibles de rechange. L’endroit était suréclairé : les flaques de sang étincelaient d’un rouge criard, les cadavres étaient alignés le long d’un mur, et on avait poussé les tables.

Petkov se tenait au centre, près de l’escalier en colimaçon.

— Bienvenue, lâcha-t-il sur un ton glacial.

Il grimpa sur la plate-forme de l’ascenseur, où trônait un mystérieux globe en titane posé sur un trépied. Des diodes bleues s’allumaient en rafale au niveau de sa ligne médiane. Bien qu’il soit vierge de toute inscription, on y lisait clairement bombe en lettres capitales.

Matt eut la désagréable impression que son nouvel allié n’avait pas été aussi franc qu’il l’aurait souhaité. Quel jeu était-il en train de jouer ?

Des pas résonnèrent derrière eux, et cinq autres membres de la Delta Force se déployèrent dans la salle. Apparemment, aucun camp ne respecterait son engagement.

Matt n’aurait pas dû, mais il ne put s’empêcher d’être surpris.

Toujours aussi stoïque, Petkov enchaîna :

— Vous risquez de faire capoter votre mission. À mon signal ou à ma mort, les échantillons seront détruits.

Craig arracha Maki des bras de Matt.

— C’est tout ce dont j’ai besoin. Un issledovatelskiy subyekt. Un sujet de recherche. Dans l’hélicoptère, Jenny a eu l’amabilité de me lire le journal de votre père. Selon lui, l’hormone reste active huit jours après la ressuscitation. Entre ses notes et le gosse, nous synthétiserons l’hormone nous-mêmes. Vos flacons n’ont aucune valeur, mais je vous propose un marché. Votre vie en échange des échantillons. Mon offre est valable soixante secondes.

— Je vous remercie, mais je n’aurai pas besoin d’autant de temps.

Une puissante explosion ébranla les murs, projeta tout le monde en l’air et, dans un épais nuage, Matt atterrit près de Jenny.

Le tunnel de sortie avait disparu : un éboulis de glace bloquait le chemin. Des bourdonnements plein les oreilles, Matt se releva. Craig et ses rescapés de la Delta Force l’imitèrent. Deux hommes étaient morts, écrasés par l’effondrement de la galerie.

Les lampes tremblotaient. La fumée faisait tousser.

Alors que Petkov s’était enfui par l’escalier vers les étages inférieurs, Matt se sentit piégé entre deux fous dangereux. Enseveli dans la même tombe.

Il contempla le globe en titane posé sur la plate-forme de l’ascenseur. La ribambelle de diodes bleues continuait de clignoter.

Les choses allaient mal se terminer.

20 h 15
Sous la banquise…

À bord de la Sentinelle polaire, Amanda était blottie contre le commandant Greg Perry, les yeux rivés sur l’écran de DeepEye. Certains passagers regardaient la même chose, d’autres s’étaient réunis autour de la fenêtre panoramique en Lexan.

Greg posa la main sur le genou de la jeune femme. Visiblement, il ne voulait plus la quitter… et elle s’en accommodait très bien.

Une demi-heure plus tôt, à Oméga, c’était la panique totale. Amanda avait voulu alerter ses camarades de la trahison orchestrée par la Delta Force et des ultrasons agaçants indiquant la présence de grendels… sauf qu’en lieu et place des monstres blanchâtres elle avait entendu le sonar de la Sentinelle polaire.

Avant même qu’elle ne puisse prévenir Sewell, Greg avait débarqué avec ses hommes et intimé à tout le monde de garder son calme.

Sous le choc, Amanda s’était jetée dans ses bras. Oubliant leurs principes de bienséance, il l’avait serrée contre lui, embrassée et avait chuchoté qu’il l’aimait.

À peine le Seahawk avait-il décollé qu’ils s’étaient tous sauvés et, sous la houlette de Greg, ils avaient traversé la pénombre arctique vers le bâtiment océanographique. Amanda avait eu la stupeur d’y découvrir le kiosque de la Sentinelle. Le submersible avait refait surface dans un trou de la banquise que les scientifiques utilisaient d’ordinaire pour leurs expéditions en bathysphère biplace. Autant dire qu’il n’y avait pas de place à revendre !

Pressés par le temps, les rescapés s’étaient engouffrés dans le vaisseau, puis Greg avait ordonné de replonger en piqué. La Sentinelle avait coulé comme une brique, et ils s’étaient trouvés au moins à soixante-dix mètres de profondeur quand les bombes russes avaient ravagé Oméga.

À cet instant précis, Amanda se trouvait au Cyclope. Un incroyable déluge de flammes avait fendu l’océan. Le sous-marin n’avait pas été épargné mais, grâce à l’effet isolant de l’eau, ils avaient survécu et n’avaient ressenti qu’une légère secousse.

Greg avait parlé à Amanda du message TBF de l’amiral Reynolds qui, affolé, lui avait appris le véritable objectif de la Delta Force.

— Je préparais une opération de sauvetage au nez et à la barbe des Russes. Je n’aurais jamais imaginé devoir vous protéger de nos propres forces armées, marmonna-t-il avec amertume.

Il l’avait aussi informée que son père avait eu une crise cardiaque, mais qu’il se rétablissait bien à l’hôpital naval d’Oahu.

— Avant même de se laisser soigner, il a insisté pour nous prévenir.

Son obstination leur avait sauvé la vie.

Depuis, la Sentinelle avait repris son travail d’espionnage. Elle s’était immobilisée près de l’iceberg qui abritait la station polaire Grendel et, grâce au sonar ultraperfectionné DeepEye, ils avaient assisté à l’assaut de la base souterraine. C’était plutôt inquiétant de voir défiler en silence des images fantomatiques de soldats et de coups de feu.

L’explosion se matérialisa à l’écran par une grosse tache jaune, qui s’estompa peu à peu.

Greg pressa le genou d’Amanda pour attirer son attention.

— Je ne vois pas comment les aider. On dirait que l’entrée de la station s’est écroulée. Ils sont coincés à l’intérieur.

Un homme se pencha par-dessus l’épaule du commandant et tapota un personnage flou à l’image.

— Jenny… C’est ma fille.

— Vous êtes sûr ?

— À 22 ans, elle s’est cassé la jambe. Les médecins lui ont posé une broche.

Amanda zooma. John avait peut-être raison. Le sonar avait la même capacité de pénétration que les rayons X. Or, on discernait une masse métallique au niveau des membres inférieurs. Il pouvait donc s’agir de Jenny.

Elle se tourna vers le vieil Inuit. Épouvanté, il savait que c’était son enfant. Amanda s’efforça de trouver un moyen de sauver les civils pris entre les deux unités de combat.

Greg indiqua le moniteur. Des traînées jaunes apparurent aux étages supérieurs de la base. Inutile de lire sur ses lèvres pour savoir à quoi ils avaient affaire. Des coups de feu.

Un éclair ambré jaillit au milieu du bâtiment.

— Une grenade, articula Greg en silence.

D’autres éclaboussures lumineuses plongèrent vers le tréfonds de la station.

La guerre s’annonçait sans merci.

20 h 22
Station polaire Grendel

L’explosion d’une nouvelle grenade fit trembler le sol, mais Jenny berça le jeune Inuit qui, effrayé, se boucha les oreilles et ferma les paupières très fort.

Armé de son fusil, Matt les protégea tous les deux.

Du puits central émanèrent des cris ainsi qu’un nuage de fumée et de suie. Un incendie faisait rage quelque part. Le bâtiment était principalement constitué d’acier et de cuivre, mais il y avait aussi de la paille et des matériaux composites inflammables.

Grendel était en feu.

À supposer que la Delta Force s’empare des lieux, qu’adviendrait-il ensuite ? Ses occupants périraient carbonisés ou seraient ensevelis sous des tonnes de glace quand la station s’effondrerait.

Il ne fallait pas oublier non plus la troisième possibilité.

Auréolée de fumée, la grosse sphère en titane trônait sur l’ascenseur. Un GI expert en démolition était agenouillé devant une trappe ouverte à la base du globe et observait l’objet depuis dix minutes sans toucher à ses outils, ce qui n’augurait rien de bon.

Craig surveillait le Niveau Un en braillant dans sa radio. Deux membres de la Delta Force s’étaient postés près du puits. Le reste des troupes poursuivait sa guérilla aux étages inférieurs.

Le faux journaliste du Seattle Times baissa son micro de gorge et s’approcha des trois civils.

— Les hommes restés sur la banquise n’arriveront pas à nous dégager. Ils mettraient des jours à creuser et, s’ils s’aventuraient à utiliser un missile pour déblayer le passage, ils nous tueraient tous.

— Que vont-ils donc faire ?

Craig ferma les yeux un instant, puis contempla la bombe.

— Je leur ai ordonné de battre en retraite à cinquante kilomètres. Je ne veux pas risquer de perdre les précieux journaux de bord.

— Cinquante kilomètres ? s’étonna Matt. Vous exagérez un peu, non ?

— À l’heure qu’il est, le sergent Conrad sait juste que cette sphère grise est un engin nucléaire. Tant qu’on n’aura pas réussi à la désamorcer…

Force était de reconnaître que Craig ne se laissait pas démonter facilement. La situation avait beau être critique, il restait dévoué à sa mission.

Aux aguets, Matt souffla :

— Les tirs… Je crois qu’ils s’espacent…

Il avait raison. Jenny cajola Maki. On n’entendait plus que des coups de feu sporadiques.

À hauteur du puits, les gardes s’agitèrent.

— Les camarades remontent !

Deux membres de la Delta Force gravirent les marches d’un pas lourd, leurs pistolets braqués sur un soldat russe. Le jeune homme d’à peine 18 ans avait les mains sur la tête, le crâne en sang et les vêtements maculés de suie.

L’un de ses cerbères le sermonna en russe. Il tomba à genoux. L’autre vint faire son rapport à Craig.

— Ils se rendent. On a encore deux prisonniers au Niveau Trois.

— Et les autres ?

— Morts.

Le GI jeta un œil à la cage d’escalier. Les tirs avaient cessé.

— Tous les étages ont été vérifiés, sauf le Niveau Quatre. Des hommes sont en train de le passer au peigne fin.

— Des nouvelles de Petkov ? demanda Matt.

Le type donna un coup de coude au prisonnier. Fragilisé par sa peur et son hémorragie, ce dernier s’écroula sur le flanc mais n’osa même pas se rattraper avec les mains.

— L’amiral se serait réfugié au Niveau Quatre mais, pour l’instant, on ne l’a pas retrouvé. Le gosse raconte peut-être des bobards. Il aurait besoin d’un petit encouragement.

De son côté, Conrad avait terminé d’examiner la bombe.

— Verdict ? lança Craig.

— Je n’ai jamais rien vu de pareil. À mon avis, c’est un engin nucléaire à faible rendement. Peu de risques de radiations. Rien à voir, en revanche, avec une bombe ordinaire. Je pense plutôt à une espèce de disrupteur, comme les armes à impulsion EM en cours de développement. La puissance explosive est faible pour une arme nucléaire, mais l’énergie dégagée pourrait créer une impulsion massive. Enfin, je doute qu’il s’agisse d’une impulsion électromagnétique. C’est autre chose. J’ignore quoi.

— Vous parlez de faible déflagration, l’interrompit Matt. C’est ce qui m’intéresse. Faible à quel point ?

L’expert répondit, désabusé :

— Faible pour un engin nucléaire, mais l’île se fissurera quand même comme un œuf dur. S’il explose, on sera tous morts, qu’importe l’impulsion émise.

— Vous pouvez le désamorcer ?

— Non. Le dispositif de déclenchement, de type subsonique, est relié à un détonateur externe. À moins de trouver le code d’annulation, notre boule à facettes sautera dans… (Il consulta sa montre.)…cinquante-cinq minutes.

Craig se frotta la tempe.

— Il faut localiser l’amiral. Il est notre dernière chance.

Ses yeux se posèrent sur le jeune Russe terrorisé. Il hocha la tête vers le soldat qui l’avait malmené.

— Faites-lui cracher ce qu’il sait.

Le prisonnier avait dû comprendre. Les mains sur la tête, il se mit à jacasser dans sa langue natale.

— Ne vous donnez pas tant de peine, Teague, annonça Matt. Je sais où Petkov doit se cacher. Je peux le retrouver.

— Où ça ?

— Au Niveau Quatre. Je vais vous montrer.

— D’accord. De toute façon, je doute que le gamin sache quoi que ce soit.

Craig dégaina son pistolet et abattit le Russe d’une balle en pleine tête.

La détonation résonna dans le silence de la station. Des fragments d’os, de la cervelle et du sang giclèrent par terre.

— Putain de merde ! Quelle mouche vous a piqué ?

— Ne me prenez pas pour un imbécile, Pike. Vous savez très bien pourquoi.

Craig fit signe à deux soldats de le rejoindre et se dirigea vers le puits central.

— Il n’y aura qu’un vainqueur. Choisissez votre camp et allons-y.

Tétanisé, Matt fixa Jenny, qui s’était détournée du cadavre pour protéger Maki.

Blotti dans des bras rassurants, l’enfant s’était remis à gémir à cause du coup de feu.

Matt les serra contre lui. La jeune femme réprima son désir de le voir rester à leurs côtés et chuchota :

— Vas-y… mais sois prudent.

Il hocha la tête d’un air entendu. Pour l’heure, il fallait surtout s’inquiéter de la bombe. Une fois le danger écarté, ils trouveraient le moyen de survivre aux Russes et à la Delta Force.

Matt épaula son fusil.

Jenny ferma les yeux, car elle ne voulait pas assister à son départ, mais elle rouvrit vite les paupières et s’imprégna de chaque détail : le mouvement de ses épaules, la longueur de son pas. Consciente qu’elle ne le reverrait peut-être jamais, elle regretta d’avoir gâché trois ans par excès d’amertume.

Le groupe disparut dans la cage d’escalier. Hormis les deux sentinelles au bord du puits, Jenny se retrouva donc seule avec le garçonnet sanglotant. Elle le consola, comme elle n’avait pas été capable de consoler Tyler. Elle lui caressa les cheveux et fredonna pour l’apaiser.

De leur côté, les gardes discutaient à voix basse. On n’entendait plus ni coups de feu ni explosions. Dans un brouillard enfumé et graisseux, la sphère en titane battait comme un cœur et égrenait les secondes.

Soudain, une voix s’éleva, vague et fantomatique. La jeune Américaine crut avoir rêvé, puis elle entendit prononcer son nom :

— Jenny… vous m’entendez ?

Elle regarda prudemment derrière elle. La voix, qu’elle ne reconnaissait pas, provenait d’un panneau électronique renversé.

— Jenny, c’est le commandant Perry de la Sentinelle polaire.

20 h 32
À bord de la Sentinelle polaire

Perry se trouvait au poste de communication, près du pont, et parlait dans le téléphone sous-marin TUUM.

— Si vous m’entendez, dirigez-vous vers le son de ma voix.

Il contacta le Cyclope via l’interphone.

— John, est-ce qu’Amanda voit Jenny à l’écran ? Votre fille a-t-elle réagi ?

Un bref silence, puis…

— Oui ! s’exclama le père, soulagé.

Rivés au sonar DeepEye, ils attendaient depuis cinq minutes que Jenny se retrouve seule. Quelques heures plus tôt, Perry avait surpris une conversation TUUM entre la station et le Drakon. Il avait donc espéré que le câble en caoutchouc qui dormait au fond de l’océan n’avait pas été sectionné par l’explosion.

— Jenny, nous vous voyons grâce au sonar. Avez-vous un moyen de communiquer avec nous ? Il doit y avoir un récepteur quelque part. Une espèce de vieux téléphone. Si vous le trouvez, il vous suffit de parler dedans.

Perry implora le ciel. Il ne savait pas quelle aide ils pourraient apporter mais, avant d’échafauder un plan, il avait besoin de connaître la situation au sein de la station.

Silence.

Allez, on a besoin d’une lueur d’espoir. D’un coup de pouce de la chance.

Toujours rien.

20 h 33
Station polaire Grendel

Jenny serra le téléphone entre ses doigts. Des larmes de frustration lui montèrent aux yeux. La ligne avait été coupée. Il n’y avait aucun moyen de joindre l’extérieur mais, alors qu’elle aurait voulu jeter le combiné de rage par terre, elle se contenta de le reposer calmement.

Jusqu’à présent, les sentinelles bavardaient sans lui prêter attention. Elle garda un bras sur l’épaule de Maki, histoire de ne pas éveiller les soupçons.

— Il doit y avoir un souci de votre côté, reprit le commandant, mais on va surveiller les messages en provenance de Grendel. On est tout ouïe. Vous n’avez qu’à trouver une radio quelconque. Même un talkie-walkie. On entendra le moindre son. Allez-y, mais ne vous faites pas remarquer par la Delta Force.

Jenny baissa les paupières.

— Sachez seulement qu’on vous regarde. On tâchera de vous assister au mieux.

L’assurance du commandant glissa sur elle comme de l’eau sur une peau de phoque. Même si elle se procurait une radio, à quoi bon ? Comment pourraient-ils venir à leur secours ?

Alors qu’elle contemplait les diodes bleues du globe en titane, un profond désespoir l’envahit. Après quarante-huit heures de veille ou presque, elle était trop fatiguée pour se battre. La tension et la terreur qui la rongeaient en permanence l’avaient épuisée. Elle se sentait vide, impuissante.

— On est là, Jenny, murmura-t-on dans le minuscule haut-parleur. On ne partira pas sans vous avoir tous sortis d’affaire.

Les mots étaient à peine audibles, mais elle reconnut le débit particulier de la voix, les légères difficultés d’articulation.

— Amanda…

Elle avait lâché le nom d’un fantôme.

— Quelqu’un veut vous parler.

Durant un bref silence, elle tenta de reprendre ses esprits.

— Chérie… Jen…

Un flot de larmes inonda son cœur vide.

— Papa !

Son cri avait attiré l’attention des gardes. Pour rattraper sa bévue, elle se pencha vers Maki et commença à lui parler.

Son père était vivant !

— Suis les conseils du commandant Perry, insista-t-il. On ne vous abandonnera pas.

Jenny berça l’enfant de manière à dissimuler ses sanglots. John avait survécu. Devant un tel miracle, plus question de se décourager ! Elle ne renoncerait pas.

Elle contempla le cadavre du jeune Russe : un talkie-walkie noir dépassait d’une poche de son treillis.

Elle prit Maki dans ses bras et s’approcha du corps en fredonnant. Elle attendit que les soldats aient le dos tourné pour récupérer la radio et la cacher là où personne n’aurait l’idée de venir la chercher.

Et ensuite ?

Au fond de la salle, la sphère argentée continuait son compte à rebours mortel. Tant qu’elle constituerait une menace, il n’y aurait pas d’opération de sauvetage possible.

Tout dépendait de l’homme que Jenny aimait.

20 h 36

Matt marchait en tête le long des cuves réfrigérées.

Craig suivait avec deux hommes. D’autres membres de la Delta Force surveillaient des secteurs clés de l’étage. Depuis l’exécution des derniers Russes, Grendel était redevenue une base américaine… à l’exception de Viktor Petkov.

Matt s’approcha du panneau secret au bout du couloir. Il jaugea les forces maléfiques en présence – Craig opposé à l’amiral russe – mais songea aussi à Jenny et Maki. Il puisa son courage au fond du cœur de la jeune femme, dans son désir de protéger les innocents. Priorité n° 1 : désactiver la bombe.

Ses doigts se crispèrent sur la crosse de son fusil.

— Il n’y a que dalle ici, grogna Craig, suspicieux.

— Que dalle ?

D’une chiquenaude, Matt fit apparaître le volant d’ouverture de la chambre froide.

— Allez-y d’abord, Teague, car je doute qu’on reçoive un accueil des plus chaleureux.

Craig l’écarta et demanda à un soldat d’actionner la roue. Au souvenir de sa propre frustration, Matt le laissa s’escrimer quelques secondes mais, comme le temps pressait, il appuya sur l’interrupteur caché qui bloquait le système et, hop ! la porte s’entrebâilla.

Personne n’osa l’ouvrir en grand.

— Amiral Petkov ! lança Craig. Vous vouliez négocier. Si vous êtes d’accord, je suis toujours prêt à discuter.

Pas de réponse.

— Il s’est peut-être suicidé, marmonna un garde.

— Entrez, le désavoua aussitôt le vieux Russe.

Déstabilisé par sa subite reddition, le chef de l’opération américaine lorgna vers Matt.

— Pas question que j’entre le premier ! s’exclama le civil. C’est votre saleté de jeu à vous.

Craig fit reculer tout le monde et poussa la porte en s’abritant derrière le battant. Aucun coup de feu ne retentit.

Muni d’un petit miroir-espion, un sergent scruta la pièce et s’étonna :

— La voie est libre. Il est assis là, sans arme.

Soucieux d’en avoir le cœur net, Craig lui ordonna de passer d’abord. Le sergent quitta son poste d’observation et se faufila par la porte. Un genou à terre, il balaya la pièce avec son fusil, mais aucune menace ne surgit à l’horizon.

— Rien à signaler !

Craig contourna le battant, pistolet au poing, et entra. Matt lui emboîta le pas, tandis que l’autre militaire surveillait le couloir.

Le laboratoire n’avait pas changé. Rien n’avait été déplacé ni cassé. Matt s’attendait au moins à ce que Petkov ait détruit les échantillons de produit miracle, mais ils se dressaient toujours sur les étagères du fond.

L’amiral était assis par terre, près de son père, quoique les deux hommes se ressemblent plus comme des frères.

— Vladimir Petkov, murmura Craig.

Inutile de confirmer l’évidence.

Son adversaire en joue, il observa le mur de seringues.

— Nous ne sommes pas obligés d’en finir ainsi. Expliquez-nous comment désamorcer la bombe, et je vous laisse la vie sauve.

— Comme vous avez épargné mes hommes ou même vos propres concitoyens à Oméga, bougonna Petkov.

Il retroussa sa manche et montra le boîtier fixé à son poignet.

— La charge sonique explosera dans quarante-deux minutes.

Son interlocuteur n’essaya même plus de mentir.

— Je peux transformer ces quarante-deux minutes en une éternité de souffrance.

L’amiral lâcha un rire amer.

— Vous n’avez rien à m’apprendre sur la douleur, huyok.

Conscient de l’insulte, Craig se hérissa.

— Vous avez parlé de charge sonique ? intervint Matt. Je croyais qu’il s’agissait d’une bombe nucléaire.

Petkov le dévisagea, puis revint vers Craig. Il savait où se trouvait son véritable ennemi.

— C’est la détente de l’engin qui est nucléaire. Au bout de soixante secondes d’impulsions ultrasoniques, le réacteur principal atteindra un seuil critique et explosera, ravageant toute l’île.

Craig arma le chien de son pistolet d’un air menaçant. Loin de s’en émouvoir, Petkov tapota l’écran de son boîtier.

— Précaution supplémentaire, le détonateur est relié à mon rythme cardiaque. Si vous me tuez, le compte à rebours sera ramené à une minute.

Craig visa Vladimir Petkov à la tête.

— J’ai peut-être le moyen de vous faire entendre raison. Matt m’a raconté votre histoire. Votre père s’est injecté l’élixir en même temps que les Esquimaux. Au fond de lui, il voulait vivre.

Petkov resta impavide mais, cette fois-là, il ne répondit pas.

— À l’image du gosse, il pourrait ressusciter, et vous le priveriez d’une seconde naissance ? Je comprends la honte et le chagrin qui l’ont conduit à prendre sa décision, mais il n’y a que dans la vie, et non dans la mort, qu’on a une chance de rédemption. La refuseriez-vous à votre père ?

D’un coup de talon, Craig écrasa la seringue dont Vladimir s’était servi plusieurs décennies auparavant.

— C’est lui qui s’est fait l’injection. Il avait envie de vivre.

Petkov contempla son père. Sa main frémit. Il hésitait.

— Et Maki ? renchérit Matt. Le professeur a tenté l’expérience ultime sur un enfant qu’il considérait comme son fils adoptif. Il voulait qu’il s’en sorte. Si vous n’agissez ni pour votre père ni pour vous, pensez au petit.

Petkov soupira. Ses paupières se baissèrent. Un silence lourd s’abattit sur la pièce, puis, de lassitude, l’amiral souffla :

— Le code d’annulation est une série de lettres. Elles doivent être pianotées à l’endroit, puis à l’envers.

— Dites-les-moi, insista Craig. S’il vous plaît.

Le vieux Russe rouvrit les yeux.

— Faites de moi ce que vous voulez, mais promettez-moi de protéger l’enfant.

— Bien sûr.

— Pas de tests en laboratoire. Tout à l’heure, vous parliez de l’utiliser comme issledovatelskiy subyekt, ou « sujet de recherche ».

Il désigna le mur de seringues.

— Vous avez ici plus de matériel qu’il ne vous en faut. Laissez Maki vivre une existence normale.

— Juré.

Petkov poussa un nouveau soupir.

— Je vous conseille de noter.

Craig sortit un petit appareil de sa poche.

— J’ai un dictaphone numérique.

— Comme vous voulez. Le code est L-E-D-I-V-A-Y-B-E-T-A-Y-U-B-O-R-G-V.

L’Américain vérifia que l’enregistrement avait bien fonctionné.

— C’est ça, confirma l’amiral.

— Impeccable.

Craig leva son pistolet et pressa la détente.

Dans un espace aussi exigu, la détonation fit l’effet d’une grenade. Plusieurs seringues se brisèrent.

Surpris par tant de violence, Matt trébucha en arrière. Obéissant à une espèce de signal secret, le garde resté sur le seuil lui confisqua son fusil, tandis que son collègue le braquait.

Petkov resta à terre. Le cadavre de son père s’était écroulé sur ses jambes, décapité. La balle tirée à bout portant lui avait explosé la moitié du crâne.

Bouche bée, Matt fixa le meurtrier, qui haussa les épaules :

— Cette fois, je l’ai flingué parce qu’il me faisait chier.

20 h 49

Viktor serrait le corps glacé de son père contre lui. Des fragments d’os avaient arrosé ses genoux, le sol et les étagères. Une grosse esquille lui avait entaillé la joue, mais il sentait à peine la douleur.

Quelques minutes plus tôt, il rêvait encore qu’une partie de son père soit en hibernation, donc vivante, mais ses espoirs avaient volé en éclats aussi sûrement que le crâne gelé.

Mort.

À nouveau.

Comment la douleur pouvait-elle être aussi intense après tant d’années ?

Le cœur en miettes, il n’eut pourtant pas les larmes aux yeux. Enfant, il avait tellement pleuré son père qu’il avait épuisé ses réserves.

— Mettez-les en cellule avec les autres, ordonna Craig. Occupez-vous aussi de la femme et du gosse.

Le gosse…

Sortant de son hébétude, Viktor lâcha d’une voix rauque :

— Vous m’avez juré.

Craig s’arrêta à la porte.

— Je tiendrai ma promesse tant que vous n’aurez pas menti.

20 h 50

En regardant l’amiral se relever tant bien que mal, Matt constata qu’il avait gardé quelques forces. On menotta le Russe de sorte qu’il ne puisse pas appuyer sur les boutons de son boîtier puis, sans délai, les deux hommes quittèrent le laboratoire sous la menace des fusils.

La partie était terminée. Craig avait gagné.

Une fois la bombe neutralisée, le salaud aurait entièrement le loisir de contacter le reste de son équipe et de regagner la banquise. Notes, échantillons… Il avait trouvé tout ce qu’il lui fallait à Grendel.

Il ne restait plus qu’à faire le grand ménage.

De retour en cellule, Matt et Petkov suscitèrent l’étonnement des détenus, Ogden et les deux étudiants en biologie d’un côté, Washburn de l’autre.

Jenny et Maki, qui ne tardèrent pas à les rejoindre, intégrèrent la cage de la dernière militaire rescapée.

— Ça va, Jen ? s’inquiéta Matt.

Elle acquiesça en silence. Elle était livide, mais ses prunelles lançaient des éclairs de rage. Quand Washburn assit le jeune Inuit sur le lit, il parut fasciné par la peau noire du lieutenant.

— Que s’est-il passé ? demanda Jenny.

— Craig a récupéré les seringues, les journaux du bord et le code de désamorçage de la bombe.

Petkov retrouva sa langue et cracha d’une voix pâteuse :

— Ce huyok n’a rien du tout.

— Je vous demande pardon ?

— Il n’existe aucun moyen d’arrêter Polaris.

Matt mit une demi-seconde à digérer l’information. Roublard, l’amiral avait piégé Craig à son propre jeu. En d’autres circonstances, son stratagème aurait fait sensation mais, là, les choses s’annonçaient très mal pour tous.

— Dans vingt-neuf minutes, c’est la fin du monde.