1929
Naissance le lundi 8 avril, à trois heures du matin, 138 avenue du Diamant à Schaerbeek (Bruxelles), de Jacques Romain Georges Brel ; fils de Romain Brel (né en 1883) et d’Élisabeth Van Adorp (1896), mariés le 3 décembre 1921, et déjà parents de Pierre (19 octobre 1923). « J’ai eu une enfance où il ne se passait presque rien ; il y avait un ordre établi assez doux. Ce n’était pas rugueux du tout… C’était paisible et forcément morose. »
1936-1941
Études primaires chez les frères de l’école Saint-Viateur, à Bruxelles ; devient louveteau (1937) puis scout (avec le totem de Phoque hilarant) dans la troupe Albert Ier. « Je crois que la vie s’arrête un tout petit peu quand s’arrête l’enfance. Après, je pense qu’on passe toute sa vie à essayer de réaliser ce qu’on a rêvé quand on était enfant. C’est ce que les imbéciles appellent la vocation. Quand on a douze ans, on rêve de certaines choses, et après, toute sa vie, on court après. »
1941-1947
Études secondaires au collège Saint-Louis à Bruxelles, où il se montre mauvais élève (redouble les classes de 6e, 4e et 3e), sauf en récitation et rédaction. Pratique le sport et, lecteur assidu (Verne et London en particulier), écrit des poèmes, des nouvelles, ébauche un roman, Le Cheminot. « La culture, c’est une manière de compenser les endroits où l’on a peur, où l’on n’est pas suffisant… » Participe au collège à la création d’une troupe de théâtre (1944), la Dramatique Saint-Louis, avec laquelle il joue ses premiers rôles sur scène et improvise des compositions au piano sur ses poèmes. Adhère à la Franche Cordée (1946), mouvement de jeunesse catholique, où il présente des spectacles bénévoles devant des malades ou des personnes âgées (adapte Le Petit Prince de Saint-Exupéry, La Ballade des pendus de Villon, Le Silence de la mer de Vercors…). À la fin de sa 3e, son père l’embauche à la cartonnerie familiale. « On dit toujours que je suis un fils de bourgeois, c’est vrai. Mais je ne le savais pas. Comment veux-tu savoir que tu es le fils de bourgeois ? Moi, j’étais le fils de mes parents. Je n’aurais jamais su que j’étais fils de bourgeois si je n’avais pas fait des chansons. »
1948-1949
Devance l’appel et fait son service militaire au 15e Wing de Transports et Communications, dans la périphérie bruxelloise (1er juin 1948-1er juin 1949). Libéré avec le grade de caporal, commence à écrire des chansons qu’il interprète à la guitare (« Il y a un ton émotionnel que l’on n’obtient pas sans musique »), lors des soirées de la Franche Cordée. « On essaie de faire des petits trucs, de réaliser de petits rêves. On pousse des cris de joie ou de tristesse. Ensuite, on pousse la mauvaise éducation jusqu’à essayer de les présenter, de les offrir au public. »
1950-1951
Épouse le 1er juin 1950, à Laeken, Thérèse Michielsen, dite Miche (née le 30 décembre 1926), rencontrée à la Franche Cordée, dont il aura trois filles : Chantal (6 décembre 1951), France (12 juillet 1953) et Isabelle (23 août 1958). « Vivre en compagnie de certaines femmes est l’acte le plus paresseux. C’est un acte de vampire, très souvent. On s’en remet doucement à l’amour d’une dame et puis, quand on a fait le tour de cet amour, on s’en va. »
1952
Travaille à la cartonnerie Vanneste et Brel tout en écrivant des chansons et en passant des auditions dans les cabarets bruxellois. Débuts de chanteur au Coup de Lune et surtout à la Rose noire, petite rue des Bouchers, près de la Grand-Place. « Si un type débute, c’est parce qu’il se dit : “J’ai quelque chose à raconter qui est différent de ce qui se raconte constamment.” » Première émission de radio, invité par Angèle Guller dans « La Vitrine aux chansons ». « J’ai essayé de faire des chansons surtout parce que j’avais envie de raconter quelque chose. J’aurais voulu écrire des quatuors à cordes ou des symphonies… J’aurais bien voulu écrire des romans… »
1953
Prend de façon très provisoire le pseudonyme de « Jacques Bérel, fantaisiste » et chante le samedi à la Rose noire. Le 17 février, Clément Dailly, l’un des responsables de Philips-Belgique (et mari d’Angèle Guller), lui fait enregistrer avec un orchestre musette un premier 78 tours (Il y a et La Foire) qui sort seulement en Belgique et sera vendu à deux cents exemplaires. Lors de cette séance, il enregistre aussi Il pleut et Sur la place, seul à la guitare, sur un disque souple, une maquette acétate 78 tours qui sera adressée à Jacques Canetti : celui-ci, séduit, téléphone en mai à Bruxelles pour qu’il vienne le voir. Le 31 mai, il quitte son emploi à la cartonnerie. « Je suis parti parce que j’avais peur de devenir trop vite vieux, trop vite mort. J’ai eu envie de partir physiquement à la recherche de quelque chose. Et ce quelque chose, je ne l’ai pas trouvé. Mais je le cherche encore. C’est pour ça que je ne suis pas encore bien adulte peut-être. »
Le 20 juin, il passe une audition devant Canetti qui l’engage pour deux semaines en septembre au théâtre des Trois Baudets. Multiplie les auditions à Paris durant l’été, sans succès. En juillet, revenu à Bruxelles pour la naissance, le 12, de sa fille France, il termine dernier au casino de Knokke-le-Zoute à la Coupe d’Europe du tour de chant. Les 14 et 21 août, Jef Claessen, producteur radio à la BRT, l’invite à enregistrer vingt-six titres dans leur studio d’Hasselt (cachet : 600 francs belges). En novembre, après les Trois Baudets, où il rencontre Georges Brassens (et où il se produira régulièrement jusqu’à la fin des années 1950), il chante à l’Écluse (« J’ai passé une audition à l’Écluse, écrit-il alors à Miche ; nous étions plus ou moins soixante et je suis le seul engagé immédiat. Je te jure que je suis très content »), Chez Geneviève, à Montmartre et à l’Échelle de Jacob chez Suzy Lebrun, sur recommandation de Brassens.
1954
Tournée des cabarets (Chez Patachou, etc.) ; signe le 12 février chez Philips et enregistre le 17 (en direct avec les musiciens d’André Grassi) les neuf titres de son premier album 25 cm commercialisé en mai (échec critique et commercial), dont deux titres, Il peut pleuvoir et C’est comme ça, sortiront d’abord sur son premier 78 tours français (et quatre autres sur son premier 45 tours EP en mai 1955). Rencontre celui qui deviendra son meilleur ami, Georges Pasquier (dit Jojo), membre des Trois Milson, groupe fantaisiste de bruiteurs-imitateurs à l’affiche des Trois Baudets (avril). Le 28 mai, Juliette Gréco, en tête d’affiche à l’Olympia (inaugurée le 5 février, sous la direction de Bruno Coquatrix, par Lucienne Delyle et Gilbert Bécaud en « vedette américaine »), crée Le Diable (Ça va). Premier passage à l’Olympia en « supplément de programme » (Damia en vedette, avec Billy Eckstine, Claude Vega et Jean Wiener) avec trois titres à la guitare (du 8 au 22 juillet) ; première tournée Canetti d’été (« Festival du disque ») avec Sidney Bechet, Philippe Clay, Dario Moreno et Catherine Sauvage (du 25 juillet au 31 août) ; première tournée à l’étranger, en Algérie et au Maroc (octobre), en compagnie notamment des Trois Milson. « Je crois naïvement au cœur. […] J’ai envie qu’on m’aime bien, et puis j’ai envie de bien les aimer. Tout ça est très primaire, je ne m’en cache pas. Mais c’est comme ça que je suis bien dans ma peau. »
1955
Premier passage à l’Ancienne Belgique de Bruxelles (janvier). Échaudé par l’échec du premier album, Canetti lui fait enregistrer (avec Michel Legrand à la direction d’orchestre) un second 78 tours (Les Pieds dans le ruisseau et S’il te faut) et un troisième titre (Qu’avons-nous fait, bonnes gens ?) en vue d’un prochain 45 tours. S’installe en banlieue parisienne, à Montreuil, avec sa femme et ses deux filles (mars). Nouvelle tournée d’été et début d’une liaison avec Suzanne Gabriello, membre du trio Les Filles à papa. Galas en province et en Belgique, ronde des cabarets. « J’ai fait très longtemps sept cabarets par nuit. Ce qui est énorme. Quand je repense à ça, j’ai peur. Je faisais neuf chansons par cabaret, donc ça faisait soixante-trois chansons par nuit… »
1956
Sortie du 45 tours n° 2, avec six titres enregistrés entre février 1954 et octobre 1955. Tournée (Afrique du Nord, Amsterdam, Lausanne et Belgique). Le 23 juillet à Grenoble, rencontre François Rauber, étudiant au Conservatoire de Paris, qui a été engagé comme pianiste pour une tournée d’été Canetti et qui va désormais l’accompagner, restant jusqu’à la fin son arrangeur et directeur d’orchestre. Premier passage en lever de rideau à l’Alhambra (deux chansons) dans le programme de Maurice Chevalier (28 septembre). Cabarets : le Drap d’or, l’Échelle de Jacob, la Villa d’Este, Chez Patachou… Premier succès avec Quand on n’a que l’amour (45 tours 5 titres n° 3 sorti en novembre). « Je n’arrive pas à écrire rapidement. Ça dure quatre mois, cinq mois, six mois. On attrape une idée au vol, on essaie de la garder… J’essaie de mettre ça sur des feuilles de papier, avec des mots. C’est lent. Pour Quand on n’a que l’amour, il y avait une dame qui parlait à la radio. Et elle devait dire des choses très graves, très sérieuses… Je ne me souviens plus du tout ce qu’elle racontait. Mais, brusquement, il m’est venu à l’esprit que tout ça c’était bien joli, mais que c’était l’amour l’essentiel. […] Et la chanson est venue très vite. […] Il y a eu un enchaînement de mots, un enchaînement d’accords, un enchaînement de notes qui font que, brusquement, tout se cristallise. »
1957
Chante en vedette à l’Ancienne Belgique de Bruxelles (26 au 31 janvier) et d’Anvers. À Paris : Alhambra (février) et Théâtre des Variétés (mai) dans le programme de Zizi Jeanmaire. Deuxième 25 cm (mars), enregistré avec André Popp et son orchestre, grand prix de l’académie Charles-Cros (juin). Première participation à « Discorama », émission TV de Denise Glaser (avec Raymond Devos et Les Trois Ménestrels). Bobino (du 1er au 14 novembre) dans le programme d’Yvette Giraud. Trois Baudets avec Catherine Sauvage. Enregistre Sur la place en duo avec Simone Langlois (24 décembre), 45 tours et 25 cm Fontana. « Il n’y a pas de loi générale pour faire une chanson, pour la bâtir. Si on suit trop les lois, on a tendance à refaire constamment la même chanson. Souvent, ça part d’une idée. Autour de cette idée, on bâtit un rythme. Sur ce rythme, on ajoute une mélodie. Et à cette mélodie, on colle les paroles. Mais, en fait, c’est plus nuancé que ça… »
1958
S’installe dans un studio à Paris, près de la place Clichy (en février, Miche est retournée vivre en Belgique avec ses deux filles). Tournées en Italie, Suisse, Israël, Belgique, Afrique du Nord, France, Canada (où il est reçu par Félix Leclerc dans sa maison de Vaudreuil)… À Montréal, il passe Chez Gérard en mai, avec Gérard Jouannest au piano (rencontré plus tôt, alors qu’il accompagnait Les Trois Ménestrels dans les tournées Canetti, il remplacera désormais Rauber sur la route). Sortie le 21 juin du troisième 25 cm (Au printemps…), arrangé moitié par André Popp, moitié par François Rauber. Naissance d’Isabelle (23 août). Écrit et enregistre (22 octobre) un 45 tours souple intitulé Un soir à Bethléem, à l’initiative du magazine Marie-Claire. « Chacun s’invente un petit Noël, je crois. La religion a bien admis le sapin… Je crois que tous les hommes sont nés dans une crèche. Il y a un côté solidaire, un côté communautaire. C’est un joli symbole, c’est une jolie fête. C’est dommage que ce ne soit pas Noël tous les jours… » Triomphe à l’Olympia en vedette américaine de Philippe Clay (du 19 novembre au 15 décembre) ; rencontre Charley Marouani, qui deviendra bientôt son imprésario.
1959
Les Trois Baudets, avec Gainsbourg en première partie (mars) ; quatrième 25 cm (La Valse à mille temps…) avec François Rauber désormais seul à la direction d’orchestre (novembre) ; Bobino (du 5 au 16 novembre) pour la première fois en vedette dans une grande salle parisienne (création de Ne me quitte pas), puis Ancienne Belgique de Bruxelles (le 20) avec Aznavour. « On est environné de mots qui sont tout à fait bêtes. Est-ce que vous connaissez un mot plus idiot que le mot vedette ? Il y a star… Star, c’est encore plus bête. »
1960
Prix de l’Académie du disque. Signe un contrat d’agent artistique avec Charley Marouani (« Mon dernier service aura sans doute été de confier la suite de sa carrière au plus doux et plus patient des Marouani : Charley », écrira Canetti dans son livre On cherche jeune homme aimant la musique). Tournées incessantes (deux cent cinquante à trois cents concerts par an en moyenne) : Ancienne Belgique (19 au 24 mars), puis tournée Canetti d’été avec Jean Corti, désormais à l’accordéon ; Le Caire, Jérusalem, Tel-Aviv (octobre)… « Un spectacle, je ne sais pas ce que c’est. Cela ne veut rien dire. C’est une fonction, un spectacle. On fait un spectacle comme on est savetier. C’est la manière d’être savetier qui compte. Je connais plein de types qui ne sont pas dans le spectacle et qui, pourtant, sont bourrés de talent : ils ont du talent dans leur fonction. »
1961
Bobino, avec Colette Deréal en première partie (du 12 au 25 janvier). Programmé à la Comédie-Canadienne de Montréal, avec Raymond Devos (du 3 au 19 mars), il termine ses nuits Chez Clairette, la boîte à chansons de Claire Oddera qui deviendra une grande amie ; découvre l’avion de tourisme, invité par un ami à survoler la région. Sa liaison avec Suzanne Gabriello ayant pris fin, sa nouvelle « deuxième femme », ex-compagne de Serge Gainsbourg, s’appelle Sylvie. « On dit toujours que je suis misogyne. Mais je crois que les femmes ont une part de responsabilité. Elles apprennent trop la prudence aux hommes. Trop de “Ne dis rien, pense à l’avenir !” Comme si on pouvait penser à l’avenir ! On n’est que le présent ! »
Album n° 5 (Marieke…) ; « Discorama » (2 juin) ; enregistre quatre chansons en flamand pour le marché néerlandophone. Achète une petite maison à Roquebrune et s’initie aux rudiments de la voile : « Je n’ai pas de projets. Je n’ai que des rêves… » Chante à Moscou (11 septembre), au Proche-Orient, en Turquie, au Portugal, au Danemark… ; premier Olympia en vedette avec le grand orchestre dirigé par François Rauber (du 12 au 29 octobre) ; sixième 25 cm huit titres dont six enregistrés à l’Olympia (novembre). « Je trouve qu’il faut un singulier manque de pudeur pour se présenter devant une scène et chanter. Un manque de pudeur que j’ai essayé de rendre tolérable pour les gens. C’est de l’exhibitionnisme et rien de plus. Quand j’arrive devant les gens, il faut que je sois le plus parfait possible. Et c’est pour ça que j’ai travaillé 325 jours par an. Et même plus que ça, d’ailleurs. »
1962
Signe chez Barclay le 7 mars et premier 33 tours 30 cm avec Les Bourgeois… « Les bourgeois, c’est tout ce qui tue le rêve. C’est la sécurité. C’est une forme de médiocrité de l’âme. C’est tout ce que je n’aime pas. » Philips sort alors un 30 cm du récital intégral de l’Olympia (mars). Écrit les trois histoires de Jean de Bruges pour l’examen de composition de François Rauber au Conservatoire de Paris (27 juin). Fin novembre, il crée avec Miche sa propre maison d’édition, Pouchenel (Polichinelle, en bruxellois). Nouveau passage à « Discorama » (9 décembre). Avec 327 spectacles dans l’année, il devient recordman de la profession. « Je ne connais pas ce mot-là. Je ne veux pas savoir ce qu’il veut dire. Ma profession, c’est ma vie. »
1963
Nouveau 25 cm (Les Bigotes…) ; deuxième Olympia en vedette, avec Robert Nyel et Isabelle Aubret en première partie (du 1er au 9 mars), puis Bobino (du 4 au 22 avril). Enregistre Jean de Bruges et Il neige sur Liège (30 mai) pour un 25 cm hors commerce, puis Pourquoi faut-il que les hommes s’ennuient ? (été) pour le film Un roi sans divertissement. En mai, il offre les droits à vie de La Fanette à Isabelle Aubret, victime d’un grave accident. Tournées : Portugal, Danemark, Turquie, Israël, URSS… et Canada (chez Clairette, à Montréal, il rencontre Henri Tachan qu’il incite à rentrer à Paris). Récital au casino de Knokke-le-Zoute (23 juillet) ; Festival mondial des jeunes pour la paix, à Helsinki (août). Achète son premier voilier, l’Albena (en copropriété avec un ami de Menton, Max), à bord duquel il se fracture le pied (13 octobre). Immobilisé trois semaines, il travaille aux chansons de son prochain album : Mathilde, Le Tango funèbre, Jef, Les Bonbons, Le Dernier Repas… « Je crois qu’il faut faire les choses de tout son cœur et c’est tout. […] Je suis une aspirine, c’est la seule solution décente que je me sois trouvée. »
1964
Décès de son père Romain (8 janvier), puis de sa mère Lisette (7 mars). « Ma mère aimait aimer. Mais elle n’aimait pas tellement qu’on l’aime, ça ne lui faisait pas grand-chose… Ou, en tout cas, elle le dissimulait… admirablement… Je ne saurai jamais. » Chante un mois à Montréal, à la Comédie-Canadienne (février-mars). Nouvel album 25 cm (Mathilde…). Décide d’apprendre à piloter (brevets du 1er et 2e degrés, avec Paul Lepanse pour instructeur) et s’achète un premier avion, un monomoteur Gardan d’occasion (octobre). S’installe à l’Olympia, où il crée Amsterdam (du 16 octobre au 19 novembre). « Les gens qui vibrent sur scène sont des gens qui vibrent dans la vie. Le public ne s’y trompe pas. Quand un chanteur arrive sur scène et qu’il s’aime, lui, les gens le sentent immédiatement. Moi, j’ai envie d’aimer et je crois que je crèverai en aimant. » Album 25 cm Olympia 64, prix de l’Académie du disque français ; un premier livre lui est consacré par Jean Clouzet (Seghers).
1965
Fête ses douze ans de chanson à l’Échelle de Jacob, chez Suzy Lebrun (du 21 au 30 janvier) ; nouveau 45 tours quatre titres en flamand ; reçoit les Bravos du music-hall (palmarès annuel de l’artiste le plus populaire, dressé par la revue Music-Hall de Pierre Barlatier). Participe à une manifestation antinucléaire à Bruxelles (28 mars), où il chante Les Bourgeois, repris en chœur par la foule. Tournées incessantes : Pays-Bas, Arménie, URSS (cinq semaines, dont Moscou du 21 octobre – où il doit bisser Amsterdam – au 26 octobre), Canada (Comédie-Canadienne, avec Claire Oddera en première partie)… puis triomphe au Carnegie Hall de New York (4 décembre). « Optimiste ? Non. Je suis parfaitement désespéré et très heureux. »
1966
Dernier 25 cm (Ces gens-là…) ; tournée dans l’océan Indien (Djibouti, Madagascar, Réunion et Maurice du 21 avril au 3 mai), puis en France où, le 21 août au casino de Vittel, il annonce à ses musiciens qu’il a décidé d’arrêter la scène (en fait, la décision est prise depuis un concert à Laon, au début de l’été, où il a doublé machinalement un couplet des Vieux : « J’arrête », dit-il alors à Jojo). Dernier Olympia (du 6 octobre au 1er novembre), avec Michel Delpech en vedette américaine ; le dernier soir, longuement ovationné, il revient saluer sept fois, et une fois encore en peignoir : « Je vous remercie, parce que ça justifie… parce que ça justifie quinze années d’amour… » Le 10, il enregistre dans l’après-midi le « Palmarès des chansons » de Guy Lux (dix chansons en direct, dont Ne me quitte pas) et chante le même soir à la Mutualité pour le gala annuel du Monde libertaire ; Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (15 novembre), Royal Albert Hall de Londres, tournée au Maroc… Passe Noël en famille à Bruxelles (il vit alors à Paris, XIVe, dans le même immeuble que Brassens).
1967
Création le 22 janvier au Village Gate Theater de New York de la comédie musicale de Mort Shuman et Éric Blau (qui ont traduit ses chansons en anglais) Jacques Brel Is Alive and Well and Living in Paris (elle restera plus de cinq ans à l’affiche et sera présentée dans tout le pays par une quinzaine de troupes différentes, puis un peu partout à l’étranger). Nouvel album 30 cm, Jacques Brel 67 (janvier) ; participe le 23 février à Grenoble, avec Serge Reggiani, à un meeting de soutien à Pierre Mendès France, où il présente son tour de chant intégral (création des Moutons…). Nouveau passage triomphal au Carnegie Hall de New York (février) où, profitant de son séjour, il assiste, bouleversé, à plusieurs représentations de The Man of the Mancha (« Ce qui m’a séduit dans Don Quichotte, c’est le côté anachronique. Il y a tout dans Don Quichotte. Il y a une tendresse incroyable. Et moi, j’aime la tendresse. C’est la valeur à laquelle j’accorde le plus d’importance ») et contacte aussitôt les producteurs pour obtenir l’autorisation de l’adapter en français. « Je crois que quand on attend les choses, elles n’arrivent jamais. Il faut les provoquer. »
Suite de la tournée d’adieu dont le Québec (du 25 mars au 9 avril, avec Renée Claude en première partie) ; ultime tour de chant (en présence d’Eddie Barclay et Bruno Coquatrix) le 16 mai au casino de Roubaix (1 800 places) : « Celle-ci, on ne la refera plus… », dit-il à voix basse aux musiciens après chaque chanson, avant de finir comme toujours par Madeleine et sans revenir pour le moindre rappel. En juillet débute le tournage du film Les Risques du métier d’André Cayatte, où il joue le premier rôle aux côtés d’Emmanuelle Riva.
1968
Tourne en mars La Bande à Bonnot (Philippe Fourastié) ; nouvel album (J’arrive, Vesoul…). Création de L’Homme de la Mancha à Bruxelles, au Théâtre royal de la Monnaie (du 4 octobre au 13 novembre). « Don Quichotte est l’anti-espoir, il n’attend rien, il fait avec ce qu’il a. Et ça, c’est formidable. On vit dans un monde où les gens ont l’air d’attendre presque tout, et je crois que c’est la source du malheur. » Album enregistré en studio (du 23 au 27 novembre) avec Jean Calon dans le rôle de Sancho Pança, puis première parisienne au Théâtre des Champs-Élysées (10 décembre) avec Robert Manuel à la place de Dario Moreno, décédé brusquement à Istanbul (30 novembre). « Les barricades de Mai 68 étaient parfaitement du don quichottisme, bien plus que de la contestation. Cela a plus ressemblé à un rêve qu’à une révolution. »
1969
Table ronde avec Brassens et Ferré (Paris, 6 janvier). Dernière de L’Homme de la Mancha (17 mai). Au printemps, prend des cours d’escrime et d’équitation pour tourner Mon oncle Benjamin d’Édouard Molinaro (juillet-août). Pour Le Temple du soleil, dessin animé tiré des aventures de Tintin, il signe deux chansons enregistrées par Lucie Dolène et rencontre Hergé à cette occasion. Écrit les paroles de douze chansons (musiques de François Rauber) pour un projet de spectacle jeune public de Jean-Marc Landier, Le Voyage sur la Lune. Commence à Genève une formation de vol aux instruments avec le pilote Jean Liardon qui va devenir l’un de ses meilleurs amis (octobre). Achète son troisième avion, un Wassmer Super 4 (novembre). Enregistre Pierre et le loup et L’Histoire de Babar accompagné par l’orchestre des Concerts Lamoureux (12 novembre).
1970
Le 27 janvier, alors que la première du Voyage sur la Lune est prévue pour le 29, s’apercevant que ses chansons s’y intègrent mal, il demande l’annulation du spectacle, à ses frais. Fin de sa liaison avec Sylvie et début d’une autre avec Monique, avec laquelle il s’installe à Genève-Cointrin (mars), le temps d’obtenir sa licence PP-IFR 4 de pilote professionnel (17 avril). Achète son quatrième avion et premier bimoteur, un Beechcraft Baron B55. En juin, commence à tourner Mont-Dragon (Jean Valère). « Il y a des chansons que j’ai dessinées avant de les écrire. Bruxelles, je l’ai dessinée, avec des petits personnages. J’aime bien quand, d’une masse de personnages, il y en a un qui se dégage. J’aime bien procéder comme au cinéma. »
1971
Signe le 3 mars un « contrat à vie » avec Eddie Barclay (en fait, deux contrats de trente-trois ans) ; en mai sort son cinquième film comme comédien, Les Assassins de l’ordre de Marcel Carné ; en juin tourne son premier film comme réalisateur, Franz (avec Barbara). À la Guadeloupe, rencontre Maddly Bamy (17 novembre) et Lino Ventura sur le tournage de L’aventure c’est l’aventure, de Claude Lelouch, et début d’une liaison (d’abord intermittente) avec Maddly (elle a vingt-huit ans, lui quarante-deux). « Je crois que, dans la vie, il y a une seule chose d’important, c’est pour qui on fait quelque chose. Parce que le pourquoi, je ne le saurai jamais. »
1972
Assiste à New York au gala des cinq ans de Jacques Brel Is Alive and Well and Living in Paris (janvier) ; première de Franz à Bruxelles (1er mars) ; tourne Le Bar de la Fourche d’Alain Levent (juin) et réenregistre un album d’anciennes chansons (sortie en octobre) ; réalise en Belgique Le Far West, son second film (août-septembre). « Quand on invente quelque chose, on est une aspirine. […] Et si tu peux être une aspirine pour les autres, le temps d’une chanson, d’un film, et qu’ils ne pensent plus au truc qui les ronge à longueur de vie, c’est bien. C’est du rêve artificiel, en fait. C’est ça que j’ai essayé de faire. C’est une forme de médecine. »
1973
Rédige son testament en faisant de Thérèse Michielsen sa légataire universelle (7 janvier). Invite avec Maddly ses amis proches, à bord d’un Lear Jet, à un voyage en Guadeloupe qui se transforme en véritable périple (mai). « Radioscopie » avec Jacques Chancel (France Inter) depuis le festival de Cannes où, le soir même, Le Far West est projeté à la presse (21 mai). S’installe chez Maddly à Paris : « Quand mon film Le Far West a merdé, ça m’a fichu un coup au moral et Maddly épongeait les mouchoirs. J’ai commencé à la regarder autrement. Elle savait écouter, consoler, en étant douce et tendre. Elle me faisait du bien et ne me compliquait pas la vie. » Tourne son dernier film, L’Emmerdeur (Molinaro), avec Lino Ventura (juin). Embarque en Méditerranée sur un voilier école, Le Korrig (escale à Las Palmas, où il rencontre un compatriote, Vic, qui navigue sur Le Kalais), puis traversée de l’Atlantique (fin novembre) jusqu’à La Barbade (Noël et jour de l’an aux Grenadines). « L’homme est un nomade. Il est fait pour se promener, pour aller voir de l’autre côté de la colline. »
1974
S’installe chez Miche à Bruxelles (fin janvier) et se met en quête d’un bateau ; achète à Anvers un voilier de dix-huit mètres et quarante-deux tonnes, l’Askoy II, sur lequel il veut faire le tour du monde (28 février). Enregistre une nouvelle version de Ne me quitte pas (fin mai-début juin) pour l’adaptation à l’écran (par le Québécois Denis Héroux) de Jacques Brel Is Alive and Well and Living in Paris (sortie à Paris le 28 janvier 1976). S’inscrit en mars à l’École royale de la Marine, à Ostende, et obtient le 1er juillet son brevet de yachtman. Appareille d’Anvers sur l’Askoy avec Maddly, sa fille France et deux hommes d’équipage (24 juillet). Aux Açores (où ses matelots quittent le bord), il apprend que Jojo est mort la veille (1er septembre) ; regagne la France pour assister aux obsèques (7 septembre)… et revoir Monique à Menton. De retour sur l’Askoy, en escale à Ténériffe, il tombe brusquement malade (20 octobre). Hospitalisé d’abord à Genève, où l’on décèle une tumeur au poumon, il est opéré quelques semaines plus tard à Bruxelles (16 novembre).
Après une brève convalescence, il regagne les Canaries le 22 décembre où, le 24, voyant accoster Om, le bateau de son confrère Antoine, il invite celui-ci à passer sur l’Askoy le réveillon de Noël : « Le dîner, très familial (nous sommes quatre), écrira Antoine [cf. Le Hérisson n° 1504, 13-19 février 1975], se déroule comme un enchantement : foie gras et vins fins de France. Il fait un grand numéro, rit, joue… […] Et c’est sous un ciel paisible que nous sortons sur le pont, saluer les bateaux voisins, lorsque vient minuit. […] Mais tous les rêves s’envolent. Celui-ci était si beau qu’il faut qu’il finisse vite. […] Jacques Brel me confie un tas de choses que je ne vous raconterai pas, car Jacques Brel ne reçoit pas les journalistes, aime qu’on le laisse tranquille, et je m’en voudrais de dévoiler ses secrets. » Le 30, l’Askoy appareille pour les Antilles avec France et Maddly pour unique équipage.
1975
Mouillage à Fort-de-France (26 janvier), où sa fille débarque, et cabotage dans les Antilles, avant de gagner Caracas (puis Bruxelles en avion, le temps d’un contrôle médical) et le canal de Panamá ; resté seul avec Maddly, il entame la traversée du Pacifique (22 septembre). « Il faut être imprudent, il faut être fou ! L’homme n’est pas fait pour rester figé. Il faut arriver par discipline à n’avoir que des tentations relativement nobles. Et, à ce moment-là, il est urgent d’y succomber. Même si c’est dangereux, même si c’est impossible… Surtout si c’est impossible ! » Le 19 novembre, l’Askoy jette l’ancre dans la baie d’Atuona à Hiva Oa, dans l’archipel des Marquises.
1976
Abandonnant son idée de tour du monde, il loue une petite maison à Atuona, où il nourrit nombre de projets. Se remet à écrire de nouvelles chansons. « Il y a quinze ou vingt ans, j’étais contestataire, j’étais considéré comme fou, même par les universitaires. La contestation est aujourd’hui entrée dans les mœurs. Maintenant, il va falloir poétiser les choses… » Repasse durant l’automne sa qualification de pilote à Tahiti (où il invite Charley Marouani et Henri Salvador) puis, juste avant de vendre l’Askoy (décembre), s’achète un nouveau bimoteur (novembre), qu’il baptise Jojo… « Et je pense à Jojo qui devrait être avec moi et dont je cherche vainement le rire et le désespoir tranquille, écrit-il à Miche. Et je pense à ma vie qui fut plus folle encore que mes rêves les plus fous. Dévoré que je suis par ma rage de vivre, je crois que ce fut bien ainsi quand je pense à ce poumon en moins qui veut me dévorer ! »
1977
Sillonne le ciel des Marquises et de la Polynésie, en transportant le courrier, les malades, les femmes enceintes… tout en achevant les chansons de son nouvel album. Rentre à Paris pour les enregistrer avec Jouannest et Rauber (du 5 septembre au 1er octobre) et retrouver ses principaux amis (Barbara, Brassens, Gréco, Liardon, Marouani, Perret, Reggiani, Ventura…). L’enregistrement achevé, refusant de participer à sa promotion, il regagne Hiva Oa par le chemin des écoliers. À sa sortie (17 novembre), l’album s’écoule à plus d’un million d’exemplaires – record mondial de l’histoire du disque – au grand dam de l’intéressé. « Actuellement, un grand artiste est un artiste qui vend beaucoup de disques. Tout ça, c’est du bidon et c’est profondément malhonnête. »
1978
Le jour de ses quarante-neuf ans, il signe un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans pour un terrain sur les hauteurs de l’île, où il compte bâtir sa propre maison. Mais sa santé se dégrade de manière alarmante. Le 27 juillet, sur les conseils du professeur Israël rencontré à Papeete, il rentre à Paris avec Maddly pour être soigné à l’hôpital franco-musulman de Bobigny d’une nouvelle tumeur au poumon. Après six semaines de soins et une nette amélioration (on parle de guérison possible), poursuivi par les paparazzi, il se réfugie à Genève (avec un crochet par Avignon, où il compte trouver une maison pour y passer sa convalescence).
Mais, victime d’une grave crise respiratoire le 6 octobre, il est réadmis le lendemain en urgence à l’hôpital de Bobigny où, souffrant d’une embolie pulmonaire, il décède le lundi 9 à 4 h 10 auprès de sa compagne. La levée du corps a lieu en présence de son épouse Miche et de leurs filles, de son frère Pierre et de son neveu Bruno, ainsi que d’amis proches comme Barbara. Le vendredi 13, convoyée par Maddly et Charley Marouani entre Roissy et Hiva Oa, sa dépouille est inhumée au cimetière d’Atuona, tout près de la tombe de Paul Gauguin, en présence de la population locale. « Ce qui compte dans une vie, ce n’est pas la durée, c’est l’intensité… »
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1. Les citations sont extraites d’interviews données par Jacques Brel à Europe 1 (1962), France Culture (1967), France Inter (1957, 1962, 1963, 1964, 1966, 1968), la RTB (1960), ainsi que d’entretiens avec Dominique Arban (1967), Jacques Danois (1963), Bernard Hennebert (1970), Henry Lemaire (1971), Prisca Parrish (1975), Paulo Pinho (1967) et un groupe d’étudiants de l’université de Louvain (1968).