LES LEVERS DE SOLEIL SE SUCCÉDÈRENT dans un brouillard blanc comme la neige. Les chatons grandissaient plus vite que Feuille de Lune ne le pensait possible et, presque du jour au lendemain, l’arbre creux sembla trop petit pour les contenir tous les cinq. Au bout de cinq jours, Poil d’Écureuil et elle firent sortir les chatons. Sur leurs pattes minuscules ils trébuchèrent dans l’épais tapis de neige, leur petite queue toute droite derrière eux. Petit Lion et Petit Houx avaient déjà ouvert les yeux. Respectivement ambrés et verts, ils, évoquaient à Feuille de Lune la saison des feuilles nouvelles et sa chaleur. Cela renforça sa certitude que la neige ne tiendrait pas éternellement.
Le plus petit des chatons, toujours sans nom, n’avait pas encore ouvert les yeux. Alors que Feuille de Lune le repêchait dans une congère, il cilla, et Feuille de Lune fut émerveillée par un éclat bleu vif.
« Comme les ailes d’un geai ! » hoqueta-t-elle.
Poil d’Écureuil bondit vers elle, le ventre couvert de neige, et baissa la tête vers le petit chaton.
« Dans ce cas, nous devrions l’appeler Petit Geai, non ? »
Feuille de Lune hocha la tête. Petit Geai, ton nom ressemble à celui de ton père, Plume de Jais.
Petit Geai courut en rond et retomba dans la congère. Poil d’Écureuil l’en tira avec un ronron amusé.
« Maintenant que tu as ouvert les yeux, tu devrais regarder où tu vas ! » le taquina-t-elle.
Petit Lion couina et Petit Geai gambada dans la direction du bruit. Feuille de Lune chercha sa fille du regard. Celle-ci bataillait avec une feuille, la mordait de ses petites dents et en griffait les bords.
« Viens, ma redoutable petite guerrière, lança Feuille de Lune. Il est l’heure de rentrer se mettre au chaud ! »
Les chatons ne restèrent dans leur nid de feuilles mortes que le temps qu’elle leur fasse leur toilette. Ils sortirent ensuite’ de la litière pour explorer l’intérieur de l’arbre. Petit Lion trouva le morceau de mousse séché qui avait permis à Feuille de Lune de boire pendant la mise bas, et il se mit à lui donner des coups de patte en poussant de petits grognements furieux. Petit Houx l’observa un instant, tête penchée de côté, avant de courir le rejoindre. Des bouts de mousse volèrent dans toutes les directions pendant qu’ils combattaient leur proie.
Du coin de l’œil, Feuille de Lune vit qu’Œil de Geai s’éloignait dans la tanière. Il glissa soudain sur une feuille humide et se cogna le museau contre la paroi d’écorce. Alors que la guérisseuse s’apprêtait à aller le consoler, le petit chaton se contenta de secouer la tête et de changer de direction pour aller jouer avec la mousse au côté de son frère et sa sœur. Petit Houx lui laissa sa place pour qu’il puisse s’amuser à déchiqueter leur proie. Il n’en resta pas grand-chose une fois que Petit Lion eut fini de la secouer entre ses mâchoires. Feuille de Lune éprouva une bouffée d’amour pour son fils fort et courageux, pour sa fille douce et prévenante. Mais le plus petit, qui semblait étrangement vulnérable à côté des deux autres, occupait une place spéciale dans son cœur.
Une demi-lune passa. La neige fondit et les deux chattes purent profiter d’un rayon de soleil aussi inattendu que bienvenu, devant l’arbre creux. Sous leurs yeux, Petit Lion, Petit Houx et Petit Geai rassemblaient des frondes de fougère sèche en un tas dans lequel ils sautaient depuis une touffe d’herbe proche.
« C’est moi qui saute le plus haut, regardez-moi ! » miaula Petit Lion.
Il bondit, ses petites pattes avant puissantes tendues devant lui, et plongea dans les fougères.
« Et moi ! » couina Petit Geai.
Il sauta de la touffe d’herbe et atterrit en plein sur son frère. Ce dernier, qui ne s’était pas encore extirpé des frondes, poussa un petit cri.
« Regarde ce que tu fais, Petit Geai ! le gronda Petit Houx en ronronnant. Tu es si bête ! »
Les deux petits mâles s’extirpèrent des fougères, la fourrure pleine de bouts de tiges pointus.
« On dirait deux petits hérissons, plaisanta Poil d’Écureuil. Venez ici, tous les deux. On va vous nettoyer.
— C’était chouette ! miaula Petit Lion comme s’il ne l’avait pas entendue avant de retourner sur la touffe d’herbe. On recommence !
— Attends-moi ! » pépia Petit Geai.
Feuille de Lune secoua la tête.
« Ils ont tant d’énergie ! s’écria-t-elle.
— Ils grandissent vite », ajouta Poil d’Écureuil. Après un silence pendant lequel Feuille de Lune eut l’impression que toute la forêt retenait son souffle, la rouquine ajouta : « Tu sais que nous devrions les ramener. »
Feuille de Lune ferma les yeux.
« J’aimerais tellement qu’on n’y soit pas obligées, murmura-t-elle. Ils sont tellement heureux, ici.
— Je sais. Nous n’avons pas le choix. Si nous restons davantage, ils risquent de se souvenir de trop de choses… »
Feuille de Lune contempla ses chatons comme si elle ne les reverrait plus jamais. Ce souviendront-ils de cette époque ? se demanda-t-elle. Est-ce qu’une part d’eux-mêmes connaîtra toujours la vérité ? Elle savait que Poil d’Écureuil les aimerait, mais qu’en penserait Griffe de Ronce ? Et à travers Griffe de Ronce, Étoile du Tigre ? Sait-il que ces chatons sont nés ? Feuille de Lune fixa Petit Lion avec inquiétude. Est-ce qu’Étoile du Tigre voudra l’attirer lui aussi dans la Forêt Sombre ?
Une plainte la tira de ses pensées et elle se rendit compte que Petit Geai avait disparu. Petit Lion et Petit Houx se tenaient sur la touffe d’herbe, dos aux chattes, et baissaient la tête.
« Petit Geai est tombé dans un trou ! lança Petit Lion. Je crois qu’il est coincé.
— Petit Geai est une cervelle de souris ! miaula Petit Houx.
— Chut », la gronda Feuille de Lune en accourant.
Le petit mâle gris avait disparu au fond du trou laissé par un arbrisseau déraciné à cause d’une tempête. Seul le bout de ses oreilles dépassait du sol.
« À l’aide ! » gémit-il.
Feuille de Lune campa ses pattes arrière dans la terre meuble et se pencha dans le trou.
« Viens par ici, Petit Geai », dit-elle.
Elle le saisit par la peau du cou et sentit son duvet doux comme une plume lui caresser le museau. Elle poussa sur ses pattes arrière pour le tirer de là.
Petit Geai se tapit contre le sol et s’ébroua en projetant de la terre tout autour de lui. Il leva la tête vers sa mère, les yeux aussi clairs que le ciel.
« Merci de m’avoir sauvé ! pépia-t-il. C’était une grande aventure, pas vrai ?
— Oui, en effet », ronronna la guérisseuse avant de fixer les yeux de son fils.
Ils étaient si beaux et pourtant…
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
« Il y a une grande feuille là-bas, derrière moi, Petit Geai, miaula-t-elle. Tu veux bien aller me la chercher pour que je puisse enlever toute cette boue de ma fourrure ?
— J’y vais ! se proposa Petit Houx en sautant de la touffe.
— C’est gentil, mais Petit Geai peut le faire », répondit la chatte.
Elle observa son fils qui s’éloignait d’elle. Il s’arrêta lorsqu’une feuille crissa sous sa patte.
« C’est celle-là ? lança-t-il.
— Rapporte-moi la plus grande possible, s’il te plaît ! »
Petit Geai baissa le museau et fit glisser ses moustaches sur la feuille. Il s’écarta et répéta l’opération avec la feuille voisine. Il ramassa celle-ci avec un grognement satisfait et la rapporta à Feuille de Lune en manquant de trébucher sur le bord du trou.
« Merci, mon petit, le complimenta-t-elle. Je vais pouvoir bien me nettoyer avec ça. »
Elle le regarda rejoindre son frère et sa sœur d’un pas trottinant.
« Qu’est-ce que tu voulais faire ? lui demanda Poil d’Écureuil. Tu le prépares aux corvées des apprentis ? »
Feuille de Lune fit non de la tête.
« Il n’a pas choisi la plus grande feuille, murmura-t-elle. Et tu as vu ? Il ne s’est arrêté que lorsqu’il avait les pattes dessus et il a mesuré leur taille avec ses vibrisses. »
Poil d’Écureuil la fixa sans comprendre.
« J’ai raté quelque chose ? »
Feuille de Lune inspira un bon coup et répondit :
« Je crois que Petit Geai est aveugle.
— Aveugle ? Tu en es sûre ? »
La guérisseuse hocha la tête. Poil d’Écureuil fixa le chaton gris au moment où il percutait Petit Lion, en grognant comme le blaireau le plus minuscule du monde. Petit Lion se tourna et le repoussa tout doucement du bout de la patte.
« Le pauvre, murmura Poil d’Écureuil. Quel genre de vie va-t-il avoir ?
— La même que son frère et sa sœur, évidemment, répliqua Feuille de Lune.
— Mais les aveugles ne peuvent pas devenir guerriers ! protesta la rouquine. Longue Plume a dû rejoindre la tanière des anciens dès qu’il a perdu la vue. Dans un Clan, quelle pourrait être la place d’un chat qui ne peut pas voir ?
— Petit Geai aura sa place, tout comme ces deux autres chatons ! cracha Feuille de Lune. Je m’en assurerai, même si tu ne fais rien pour. Regarde-le ! Il ne sait même pas qu’il est différent des autres ! »
Les chattes regardèrent les trois chatons cabrioler dans l’herbe humide. Lorsque Petit Geai roula trop près d’un roncier, Petit Houx, du bout du museau, le dévia des épines puis bondit sur sa queue en poussant un petit cri.
« Son frère et sa sœur savent déjà comment prendre soin de lui », lui fit remarqua Feuille de Lune.
Son cœur se serra. Sois courageux, mon cher petit. Je serai toujours à tes côtés, je te le promets.